Chapitre Premier : Economie de marché, capitalisme et Etat national : un triptyque aux éléments contradictoirement solidaires.

"Economie de marché" est devenue depuis peu d'années une expression courante fortement médiatisée dans tous les pays où s'opèrent des réformes structurelles de type libéral. C'est pourtant une expression qui prête à équivoque. Son usage s'est imposé surtout par opposition à économie planifiée sans que son contenu ne soit clairement défini.

Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire économique de l'humanité on peut toujours découvrir des traces de l'existence du marché, que ce terme désigne le lieu où s'effectuent les transactions commerciales ou ces transactions elles-mêmes 11 . Dans "Economie et Société en Grèce ancienne", Moses. I. Finley 12 traite longuement du commerce... des esclaves dans l'Antiquité. Il montre en particulier que les techniques les plus raffinées de l'économie de marché moderne – comme par exemple la vente aux enchères – avaient déjà été inventées. Des contrats de vente rédigés en bonne et due forme 13 indiquaient non seulement que les cités grecques et romaines antiques s'étaient organisées autour de cette pratique ancienne qu'est l'esclavage, mais qu'elles en faisaient un commerce florissant.

Dans " Les origines de l'économie occidentale" 14 R. Latouche consacre un chapitre au commerce et aux échanges sous les premiers Carolingiens où il fait état, sur la foi des hagiographes de l'époque, de l'existence dans les cités et les villages, de marchés de denrées de première nécessité dont les fournisseurs étaient des producteurs locaux ou des marchands de produits étrangers provenant de contrées éloignées.

Dans la Mouqaddima 15 , au chapitre " les sources du gain", Ibn Khaldoun expose les divers procédés par lesquels le commerçant peut s'enrichir. Ce faisant, il traite du commerce comme d'une activité tout à fait régulière, malgré le "risque extrême encouru sur les routes"dans le cas où les marchandises étaient acheminées sur de longues distances.

Chacun des exemples pris ici montre que le marché est une institution dont l'existence est attestée chez des peuples aussi différents qu'éloignés dans l’espace et dans le temps les uns des autres. Néanmoins, l'économie de ces divers peuples de diverses contrées ne présente aucune caractéristique de ce que l'on désigne aujourd'hui par économie de marché. K. Polanyi, qui a consacré son œuvre maîtresse à essayer de caractériser l’économie de marché, écrit que « quoique l’institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l’Âge de pierre, son rôle n’avait jamais été que secondaire dans la vie économique » 16 . Puis il s’attelle à définir l’économie de marché. C’est comme « économie gouvernée par les prix du marché et par eux seuls » qu’il la présente, ajoutant : « On peut assurément dire d’un tel système [le système d’économie de marché] capable d’organiser la totalité de la vie économique sans aide ou intervention extérieure, qu’il est autorégulateur » 17 . Pourtant cela ne semble pas suffire pour la bonne compréhension du concept. Serait-il plus juste de dire, en paraphrasant K. Marx, que l’économie de marché est l’économie où prédominent les rapports d’échange 18 – où donc les relations qu'entretiennent les hommes entre eux se trouvent médiatisées par le marché ? Sans doute, dans la mesure où cela revient à postuler que les produits du travail humain se transforment en marchandises avant de pouvoir satisfaire les besoins qu'ils sont destinés par nature à satisfaire. On verra dans ce qui suit que même ainsi défini, le concept d’économie de marché n’est pas entièrement intelligible parce que manque dans cette définition le principe selon lequel les produits du travail se transforment en marchandises. C’est donc sur ce principe qu’il conviendra de s’attarder.

Notes
11.

"A l'origine un marché était un lieu public dans une ville où l'on exposait, en vue de la vente, des provisions et d'autres objets ; mais le mot a été généralisé jusqu'à ce qu'il ait eu pour signification toute corporation de gens qui sont en relation continue d'affaires et font des transactions étendues sur toutes espèces de produits". William Stanley Jevons, "La théorie de l'économie politique", traduction française de H.E. Barrault et M. Alfassa, Ed. Giard et Brière.

12.

Ed. La Découverte, 1984.

13.

C'est-à-dire selon les règles écrites du droit.

14.

Edition Albin Michel, 1970.

15.

Ouvrage introductif à son Histoire Universelle généralement traduit sous le titre : Prolégomènes. Cf. Textes économiques de la Mouqaddima (1375-1379), classés, traduits et annotés par G.H. Bousquet, Imprimerie P. Guiauchan 1961, Alger.

16.

La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Ed. NRF/Gallimard, 1972, p 71.

17.

Ibid.

18.

«J’étudie dans cet ouvrage, écrit Marx dans la préface à la première édition allemande du Capital, le mode de production capitaliste et les rapports de production et d’échange qui lui correspondent». Le Capital LI TI, Ed .Sociales 1972, p 18.