1.1. Considérations générales sur l’économie de marché.

Ce qui caractérise au premier abord l'économie de marché et la distingue d'autres types d'économies où le marché a aussi existé, c'est la transformation en marchandises des produits du travail humain, que ces produits forment le surplus économique ou fassent la matière de ce qui est nécessaire tant à la vie de tous les jours qu'à la reproduction économique. Cette transformation suppose l'appropriation privative des produits autour de laquelle se construit un système de rapports économiques "dépersonnalisés" – les êtres humains reportant sur les produits dont ils ont la propriété le pouvoir de négocier leur place au sein de la société qu'ils forment envers et contre leur propre volonté.

Le principe de propriété est donc à la base de l'économie de marché entendue comme système de rapports économiques. Ces rapports sont dits marchands en ce que le marché leur confère un caractère impersonnel au travers duquel se réalise ce que nous appellerons ici un procès d'individuation des personnes pour désigner le processus de transformation des personnes en individus génériquement indifférenciés au regard de l'acte d'échange 19 . C'est ce processus qui serait le fondement de la liberté entendue comme "modalité qui se réalise dans la reconnaissance mutuelle" 20 que les êtres humains s'accordent les uns aux autres 21 . Selon C. Schowb, la société civile dans le cadre de laquelle se déroule l'activité économique, n'est autre que le réseau des interdépendances qui se créent de par la position symétrique (au regard du principe de liberté) où se trouvent les individus les uns par rapport aux autres. Et le droit ne serait que l'homologation sociale de cette liberté. "Plus les acteurs sont conscients de leur liberté d'action, (...) plus le besoin de comportements civiques se fait sentir" écrit H. Moulin 22 .

Mais telle que définie, l'économie de marché reste une abstraction.

Si on admet qu'il existe une différence de nature entre le travail (en fait la force de travail 23 ) et les produits du travail comme objets d'échange marchand, on ne peut nier que les individus ne se trouvent en position symétrique par rapport au principe de liberté que de façon formelle : la force de travail étant l'énergie potentiellement productive contenue dans le corps de l'homme, il ne peut l'aliéner qu'en aliénant pour un temps sa propre personne, c'est-à-dire en se dépossédant momentanément de sa propre liberté au profit d'autrui. C'est ce qui se produit en système capitaliste fondé sur le rapport salarial par lequel sont liés vendeur et acheteur de cette marchandise particulière qu'est la force de travail. Ce ne sont donc pas les rapports marchands en général qui définissent une forme quelconque de socialité 24 mais leur forme particulière ou du moins, comme c'est le cas pour le capitalisme, la forme particulière du rapport fondamental – ici le rapport salarial.

Le capitalisme est donc une forme concrète d'économie de marché ; celle où le rapport salarial prend le pas sur les autres rapports marchands tout en en revêtant l'habit, c'est-à-dire sans déroger en apparence à ce qui fonde les rapports marchands, savoir l'égalité des intervenants dans l'acte d'échange (l'égalité étant établie au moyen de l'égalisation des valeurs dans l'échange).

Historien de formation, Fernand Braudel a montré que l'égalité économique n'est qu'illusion. Mais il se contente de fournir à l'appui de cette thèse une argumentation de type sociologique général. Selon lui, "l'inégalité économique [est...] la transposition de l'inégalité sociale [laquelle trouve sa source dans] "l'animalité sociale de l'homme" 25 . L'argument n'est évidemment pas infondé. Si l'inégalité économique est un fait qui ne peut échapper à la perception de tout un chacun (a fortiori à l'historien), elle suppose l'existence d'une collectivité et renvoie aux phénomènes de pouvoir qui s'y manifestent. « Le pouvoir est la capacité d’influence nette sur autrui » note Philipe Hugon 26 qui ajoute : « Il est l’expression d’une violence, d’une domination ou d’une hégémonie qui soumet la volonté d’un individu ou d’un groupe d’individus à d’autres » 27 . Il est aussi, pourrions-nous compléter en anticipant sur les développements qui suivent, l’expression d’une violence, d’une domination ou d’une hégémonie qui soumet un Etat-nation à d’autres. Comme l'écrivent Y. Dubuys et B. Maris, "les phénomènes de pouvoir apparaissent dès que l'on quitte les hypothèses de concurrence, en particulier la règle d'atomicité des intervenants" 28 . Ce point de vue peut se résumer en l'idée selon laquelle le procès d'individuation des personnes qui est à l'oeuvre dans les actes d'échange marchand repose sur la négation de ce que F. Braudel appelle l'animalité sociale de l'homme en tant qu'elle fonde la vie en collectivité. Mais on ne peut affirmer avec les auteurs (qui en appellent à François Perroux) que le pouvoir est occulté dans la relation marchande qu'en considérant ce qu'il y a de plus abstrait dans cette relation, non son contenu concret réel.

Il se trouve que c'est dans son contenu concret que cette relation doit être envisagée pour voir surgir en son sein le phénomène de pouvoir. De ce point de vue, il paraît évident que le rapport salarial diffère essentiellement des autres rapports marchands en ce qu'il intègre tout en l'occultant le principe d'autorité. Selon la forme de socialité, le principe d’autorité a un fondement économique ou culturel. En économie de marché et plus encore en système capitaliste, le contenu économique du principe d’autorité prévaut sur son contenu culturel. Il se présente comme pouvoir d’appropriation privative du surplus.

Dans le système capitaliste, le pouvoir d'appropriation privative du surplus n'est pas moins effectif que dans d'autres systèmes économiques tels le féodalisme ou l'esclavagisme mais il est rendu moins visible, moins criant pour ainsi dire, par l'illusion que crée la forme marchande du rapport salarial. On comprend alors pourquoi l'économie de marché "a besoin pour son fonctionnement de structures économiques et sociales plus compliquées que la simple existence de rapports marchands" 29 : c'est à travers des institutions légitimant l'appropriation privative que s'opère la transformation du surplus en profit.

Certes, le marché lui-même est une institution, mais ce sont toutes les autres institutions sociales en tant que lieux d'exercice d'un certain pouvoir qui sont ainsi mobilisées, encore que l'appropriation privative du surplus sous la forme de profit ne constitue pas une fin en soi puisque la finalité réside dans l'accumulation du capital, c'est-à-dire dans la transformation du profit en capital additionnel, en un pouvoir encore plus grand d’appropriation privative. C'est par le biais de ces institutions que les rapports marchands se trouvent intégrés dans un procès de socialisation des individus alors même que, dans un mouvement inverse, ils tendent à annihiler toute forme de socialisation en s'inscrivant dans un procès d'individuation des personnes. C'est dire combien est compliquée en effet – pour reprendre cette expression d'Elsenhans – la réalité que, par simplification, on désigne par économie de marché.

Puisque, dans ce qui précède, on a admis que le capitalisme est la forme concrète d'existence de l'économie de marché, on doit examiner de plus près le rapport salarial qui structure et qualifie à la fois le système capitaliste.

A première vue rien ne distingue ce rapport des autres rapports marchands si ce n'est qu'il s'applique à l'achat-vente d'une marchandise particulière 30 : la force de travail. Dans l'acte d'échange qui réunit vendeur et acheteur de la force de travail, le rapport salarial met en oeuvre le principe d'équivalence comme n'importe quel autre rapport d'échange.

On ne peut cependant ignorer que, une fois l'acte d'échange réalisé et au contraire des autres marchandises devenues de simples valeurs d'usage, objets sans vie et sans volonté, la force de travail ne fait que commencer son oeuvre en s'insérant dans le procès de travail. C'est seulement à ce moment-là que, de force virtuelle, elle recouvre sa vraie nature en devenant force vive : il s'agit de la force d'êtres humains qui, tout soumis qu'ils puissent être à l'autorité d'autrui, n'en gardent pas moins leurs traits distinctifs comme êtres doués de raison, de conscience et de volonté.

C'est dans la subordination de ces êtres humains à d'autres que le principe d'autorité prend tout son sens. Dans "L'ordre et la production", J.P. de Gaudemar passe en revue en les analysant les formes de discipline que le salariat a inventées ou qu'il a adaptées à la finalité du système capitaliste : l'accumulation du capital. Il écrit que la soumission des travailleurs à un ordre productif qui leur est imposé du fait de leur statut de salariés peut parfois désigner la pire des conditions humaines 31 . Plus significative encore de la précarité de la condition des travailleurs est son analyse de la discipline hors de l'usine, car la discipline capitaliste ne se limite pas au contrôle direct du procès de travail : elle imprègne toutes les modalités d'organisation sociale. "Famille et armée, hôpital et école dans une moindre mesure, fournissent les premiers modèles" 32 de cet ordre productif où tout semble pourtant relever d'un libre-arbitre que ne limite que la réciprocité inhérente à la relation d'équivalence produite et constamment reproduite dans le procès d'individuation.

Ainsi apparaît-il clairement que l'acte d'échange force de travail contre salaire n'épuise pas le contenu du rapport salarial. Celui-ci étend pour ainsi dire ses tentacules à l'extérieur de l'usine ou de l'atelier en s'emparant des conditions d'existence du salarié pour le façonner à la convenance du capital. Mais si la discipline suppose l'autorité, le salarié ne se laisse jamais totalement enfermer dans la logique de commandement militaire que cherche à lui imposer le capitaliste. Il lui oppose une hostilité de tous les instants, forme passive de refus de la discipline d'usine, et développe à travers les luttes syndicales, les grèves et autres mouvements de contestation, une forme active, collective de rejet du rapport salarial. Ce faisant, il s’affirme comme être social, ce que la forme marchande du rapport salarial tend précisément à lui dénier.

Dans ces conditions, le rapport salarial ne se maintient et ne se reproduit pas par la seule vertu qu'il a d'être un rapport marchand mais par d'autres moyens : l'instrumentation du droit... et de l'Etat par exemple. La loi régit les relations de travail en définissant les droits et obligations des parties au contrat de travail. L'Etat se charge de faire respecter la loi. Mais ni la loi ni l'Etat ne mettent en cause ce qu'il y a de fondamentalement inégal dans le rapport salarial : la distribution de la propriété.

Certes, l'Etat s'est imposé au fil du temps comme un partenaire social à part entière dans la négociation du rapport salarial. Il a pu définir et conduire "des politiques nationales de gestion globale de la force de travail" 33 , mais c'est pour "assurer la survie même du système économique" 34 (comme ce fut le cas lors de la grande crise des années 1930) ou pour "assurer la régulation d'ensemble du système social en fonction des besoins de l'économie 35 et de l'état des rapports sociaux" 36 . Sans même aller jusqu'à dire avec J.P. de Gaudemar que "le rôle de l'Etat est un indice important du niveau de constitution d'une stratégie unifiée de la classe capitaliste" 37 , on ne peut dédouaner pour autant l'Etat de toute responsabilité dans le maintien du rapport salarial sous les formes les plus adéquates à la poursuite de l'accumulation du capital 38 .

Comme on peut le constater, le rapport salarial n'est donc pas un simple rapport d'échange. Là où règne le rapport salarial, le système économique prend la forme capitaliste, forme concrète d'économie de marché où Etat et marché concourent à instaurer un mode de production et de répartition inégalitaire des richesses.

Savoir si l'économie de marché peut revêtir une autre forme que la forme capitaliste revient à se demander si l'économie de marché peut exister sans le rapport salarial ; autrement dit sans que la force de travail ne se transforme en marchandise. Les leçons de l'expérience des anciens pays socialistes à économie planifiée tendent à prouver que c'est une utopie. Mais tant dans les anciens pays socialistes que dans les pays sous-développés à économie anciennement planifiée comme l'Algérie, la transition à l'économie de marché se heurte à des difficultés quasi-insurmontables en raison des obstacles qui se dressent devant les tentatives de mise en place d'un véritable rapport salarial ; obstacles découlant du caractère hybride de la socialité à l’œuvre dans ces pays.

Cherchant à vérifier l'hypothèse selon laquelle l'économie de marché ne se conçoit pas hors du rapport salarial, nous essaierons de montrer dans ce qui suit, à travers l'étude de quelques expériences de libéralisation, que le contenu économique réel des politiques menées en ce domaine dans différents pays ne conduit qu'à une forme étriquée d'économie de marché. Sans préjuger des résultats détaillés de l'analyse qui sera développée, nous pouvons d'ores et déjà affirmer que si, dans ces pays, le caractère administré de l'économie est à l'origine de l'incapacité des pouvoirs publics à instaurer un véritable rapport salarial malgré les mesures de libéralisation prises dans le cadre de la transition, l'absence du rapport salarial empêche le système économique de tirer tout le profit possible des secteurs productifs existants pour conférer une place convenable à l’Etat-nation dans le concert des nations. Car c’est de l’instauration du rapport salarial que dépend la production d’un surplus accumulable.

Notes
19.

De ce point de vue, la "fiction" de l'homo oeconomicus n'en est pas une mais un fait, certes réducteur de la personnalité, mais bien réel, renouvelé dans chaque acte d'échange.

20.

C. Schowb: Le marché est-il un objet économique non identifiable?, in Economies et Sociétés, n° 10, 1995, p 143.

21.

"Dans les mondes qui l'[le monde moderne] ont précédé, le statut d'homme libre est conditionné par celui d'esclave ou par celui de serf". C. Schowb, op. cit. p 143.

22.

Comportement stratégique et communication conflictuelle : le cas non coopératif, Cité par C. Schowb, op. cit.

23.

Il échut à K. Marx d’établir la différence entre travail et force de travail, différence qui se trouve à la base de sa théorie de la plus-value. L’auteur écrit pour définir la force de travail : « …Pour pouvoir tirer une valeur échangeable d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur la marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et par conséquent créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique ; elle s’appelle puissance de travail ou force de travail ». Cf. Le Capital, op. cit. p 170.

24.

2 Par socialité nous entendons le mode selon lequel s’organisent les rapports sociaux. On distinguera la socialité fondée sur les rapports économiques et la socialité fondée sur les rapports culturels. Néanmoins dans le premier cas les rapports culturels ne sont pas absents, pas plus que ne le sont les rapports économiques dans le second cas de figure. On verra au chapitre dixième de la présente étude comment l’imbrication des rapports culturels et des rapports économiques fonde une socialité ambiguë en Algérie.

25.

3 Cf. Une leçon d’histoire de Fernand Braudel, Actes du colloque de Chateauvallon, oct. 1985, Ed. Arthaud/Flammarion, p 95.

26.

Le « consensus de Washington » en question, Revue Tiers-Monde n° 137, janvier-mars 1999, p 27.

27.

Ibid.

28.

1 Le pouvoir et le marché : une relation complexe, in Problèmes Economiques, n°2495, nov. 1996, p1.

29.

2 H. Elsenhans, La transition à l'économie de marché à partir d'économies sous-développées, in NAQD, Revue d'études et de critique sociale, n°3, juin-nov 1992, p 23.

30.

1 Ce n'est pas tant le caractère productif exclusif de la force de travail que nous visons ici que le fait que celle-ci est indissociable de la personne humaine.

31.

L'ordre et la production, Ed. Dunot 1982, p.8.

32.

Ibid.

33.

P. Dockès, B. Rosier, "L'histoire ambiguë", Ed. PUF 1988, p.185.

34.

Ibid.

35.

C'est nous qui soulignons.

36.

Id. p 185.

37.

Op. cit. p 27.

38.

Nous développerons ultérieurement ce point en traitant des différentes configurations du rapport salarial.