1.2. Economie de marché et catégories marchandes.

L'économie de marché, avons-nous écrit dans les pages qui précèdent, est un système de rapports économiques. Dans son principe, l'économie de marché suppose l'appropriation privative des produits du travail ; appropriation sans laquelle ils ne peuvent se transformer en marchandises. Dans l'échange, la marchandise se présente sous la forme valeur. Mais l'échange renvoie au marché, lieu de transactions auxquelles les marchandises sont livrées par ceux-là mêmes qui en ont la propriété à titre privé.

Dans les transactions, la confrontation des volontés des coéchangistes se fait de manière biaisée : la valeur de chaque marchandise parle pour son possesseur. Les rapports personnels sont ainsi objectivés ; l'échange effectif apparaît à la fois comme le dénouement d'une situation conflictuelle larvée (les rapports de force réels sont dépouillés de la subjectivité des personnes en présence), et comme une forme impersonnelle de résolution des inégalités (l'équivalence des valeurs se traduit en identité de situations personnelles sinon inégales, du moins différentes). Par ce procès, les valeurs se transforment en prix, achevant ainsi la transformation des faits humains en faits de nature. Aux rapports sociaux qui, déjà sous la catégorie de valeur, se trouvent dissimulés, viennent se substituer sous la forme prix des rapports d'objet à objet. Les prix deviennent indices des raretés relatives (prix relatifs) des marchandises.

Mais la métamorphose de la catégorie de valeur n'est pas pour autant achevée : c'est sous la forme argent que les prix se présentent d'emblée à l'acheteur. Ces prix sont dits "prix absolus" parce qu'ils traduisent un état de faits où toutes les marchandises expriment leur valeur dans une même unité de compte, unité qui n'est rapportée qu'à elle-même 39 (unité monétaire). Que cette unité ne soit plus depuis longtemps déjà en elle-même une marchandise mais du simple papier, voire un simple nom, une abstraction pour tout dire, cela ne fait que lui conférer une fonction sociale consistant à éluder davantage encore que ne le font les marchandises les rapports réels ; à les désincarner totalement et durablement.

L'argent peut tout acheter dit l'adage populaire. Il le peut précisément parce qu'il est délié de toute substance, apparaissant ainsi pouvoir être l'équivalent de choses matérielles tangibles tout autant que de faits purement moraux. Dans cet univers surréaliste, ce sont les catégories abstraites de valeur et de prix qui, sous la forme monnaie, tiennent le rôle d'êtres animés, recréant une société virtuelle où l'homme réel fait figure d'instrument 40 . Comme le nombre dont l'homme est pourtant le créateur, l'argent mène une existence autonome, se découvrant en lui-même sa propre finalité.

Point n'est besoin de revenir ici sur ce qui a été dit précédemment à propos du capitalisme comme forme concrète d'existence de l'économie de marché. Les catégories de valeur, de prix et de monnaie ne sont pas altérées par le fait que l'économie de marché s'accomplit sous sa forme capitaliste ; au contraire, le capitalisme achève de réaliser dans une sorte de catharsis leur effet ultime : l'abolition chez l'homme du sentiment d'appartenance à une collectivité, la négation complète du rapport à l'autre comme mode d'être social de la personne. Le procès d'individuation achève de s'accomplir lorsque l'abstrait devient le mode d'existence du concret, inversant ainsi l'ordre des déterminations ; lorsque l'argent est recherché pour lui-même quitte à faire "le détour de la production" 41 matérielle où les rapports réels ne peuvent pas être oblitérés. Quant au rapport salarial qui contient en l'occultant l'inégalité fondatrice de la société marchande capitaliste, s'il est réduit à sa plus simple expression comme rapport d'échange marchand, c'est-à-dire à une équation où le premier terme – savoir la force de travail – ne fait que se mirer dans le second, étant lui-même de l'argent en puissance, il n'est pas aboli pour autant comme principe d’autorité ; au contraire, il arrive même qu’il le représente dans toute sa nudité comme par exemple dans les colonies du temps du règne sans partage de l’ordre colonial. D’autres fois il revêt les formes les plus inattendues 42 .

Notes
39.

Nous envisageons ici pour les besoins de l'analyse la situation d'une économie fermée.

40.

Ceci est particulièrement visible à l'observation des séances de la Bourse où les agents paraissent complètement possédés par leur travail et subjugués par la valse des valeurs mobilières. Dans L’argent, E. Zola décrit avec sa méthode naturaliste habituelle empreinte de lyrisme, la fièvre boursière qui se saisit des banquiers et autres agents de la finance. Se détachant de la sphère réelle, l’argent semble mener sa propre existence jusqu’au jour où la crise survient, anéantissant, avec les espoirs de nouveaux gains, les fortunes amassées par les agents de la finance ainsi que celles de leurs clients les plus crédules. Voir L’Argent, Ed. Classiques de poche 1998.

41.

Cette expression est de E. von Böhm-Bawerk reprise à son compte par F.A. Von Hayek. Elle est significative de la conception des économistes libéraux qui ne voient en la sphère productive où se nouent les rapports réels qu’un détour pour l’accumulation du capital.

42.

Ainsi en est-il par exemple du travail forcé sous l’occupation allemande des autres pays européens pendant la deuxième guerre mondiale.