1.3. Rapports marchands et principe d’autorité.

Si on devait rechercher la quintessence même du rapport salarial, c'est comme principe d'autorité qu'il faudrait l'analyser. L'inégalité fondamentale qu'il contient ne peut être pensée hors le principe d'autorité sur lequel elle s'appuie. Mais le principe d'autorité ne peut se présenter pour ce qu'il est en raison du caractère marchand du rapport salarial qui suppose au contraire le principe d'équivalence. Aussi le principe d'autorité se trouve-t-il rejeté en dehors du rapport salarial sous sa forme marchande. C'est l'Etat et les autres institutions qui se trouvent investis de la force que requiert l'autorité. De là à penser l'Etat comme produit du seul rapport Capital/Travail 43 il y a un pas qu'il ne semble pas possible de franchir. L'Etat est-il producteur des rapports de production ? Peut-être bien si on admet, avec B. Théret, qu’il est lui-même un rapport social d’appropriation/expropriation des moyens de coercition 44 . Est-il la réalisation de l'Idée, la substance éthique consciente d'elle-même comme Hegel l'a enseigné ? Rien n'est moins sûr sauf à adopter le point de vue idéaliste qui était le sien. Enfin l'Etat ne se présente pas davantage comme un deus ex machina, espèce d'être incréé qui tiendrait le rôle de la Providence. Ce qui est sûr, c’est que l'Etat est une institution sociale ambivalente qui incarne le principe d'autorité. Comme tel, il évolue dans la sphère des catégories abstraites en se présentant sous les traits de l'Autorité du moment.

Sans doute l'Etat ne peut-il être dissocié totalement de la société civile en tant qu'elle forme le substrat naturel où se meuvent les catégories les plus abstraites. Dans la mesure où la société civile n'est pas un corps informe mais un organisme vivant auquel s'appliquent et que structurent des lois de mouvement, l'Etat n'échappe pas à des déterminations sociales qui l'affectent dans sa nature même. Ces déterminations, on l'aura compris, sont celles-là mêmes qui sont à l'origine de la formation et de la transformation des classes sociales. En ce sens, l'Etat est bien la "condensation matérielle d'un rapport" 45 à chacun des moments de son développement. Dans le cas de la société capitaliste c'est bien évidemment du rapport salarial qu'il s'agit. L'Etat évolue avec l'évolution de ce rapport fondamental. Il se présente comme un capitaliste collectif en idée selon l'expression de F. Engels 46 . Mais le caractère marchand des rapports capitalistes ne s'accommodant guère en apparence du principe d'autorité, l'Etat ne peut exister que comme être collectif imposant à tous sa loi de l'extérieur. Le principe d'autorité s'abstrait des conditions sociales autant que matérielles pour devenir Etat.

C'est sous le règne de la bourgeoisie que l'Etat a atteint son plus haut degré de cohésion interne. Du fait que la bourgeoisie aspire à l'universalité en raison même du caractère potentiellement universel des principes qui fondent le libéralisme, l'Etat libéral se présente comme catégorie tendanciellement universelle. Cela est dû aussi au fait que les intérêts de la bourgeoisie, son mode d'être et d'agir, s'universalisent; c'est-à-dire qu'ils représentent le mode d'expression universel sinon effectif, du moins normatif des intérêts de classe. Le droit sert à rapporter aux normes prévalentes les intérêts en présence et plus généralement les attitudes et comportements des gens. Mais c'est aussi la fonction de l'idéologie dominante d'agir sur les consciences de façon à faire accepter comme allant de soi la vision, les normes de comportement etc. bref, le mode de vie de la classe possédante, en l'occurrence la bourgeoisie 47 . Paradoxalement, c'est lorsque l'Etat atteint ce degré de représentation des intérêts de classe qu'il connaît une relative autonomie même si, comme expression d'un rapport social fondamental, il ne peut échapper à la mainmise de la classe dominante.

Comme catégorie universelle donc, l'Etat n'a pas d'existence antérieure au libéralisme. Il est le produit spécifique de la révolution bourgeoise, la seule à avoir fait sienne l'exigence de liberté portée par ce que nous avons appelé le procès d'individuation des personnes inhérent à l'économie de marché. Mais « l'Etat se présente aussi et dans le même mouvement, comme un être collectif opposé en tous points à l'homo oeconomicus » 48 . S'émancipant de sa propre origine, il est principe d'autorité à l'oeuvre dans tout le corps social alors que l'homo oeconomicus fonctionne selon le principe d'équivalence. Tirant sa légitimité de la société organisée, il la représente en idée en transcendant et les contradictions de classe qui y sont à l'œuvre, et les formes de sujétion personnelle 49 . C'est cette capacité qu'a l'Etat de représenter la société en idée qui fait que les personnes de diverses conditions se reconnaissent en lui, y voient la matérialisation de leur être social que l'homo oeconomicus a plutôt tendance à renier.

Quand donc il est question de la nature de classe de l'Etat, ce ne peut être de l'Etat-être collectif seulement qu'il s'agit mais aussi de son autre être : celui que nous avons désigné par principe d’autorité, en l'occurrence le rapport salarial. Comme tel, l’Etat est bien de nature ambivalente, encore que le pouvoir d'Etat en lequel il se représente tende toujours à lui conférer un sens univoque. Souvent d’ailleurs la confusion règne entre Etat et Pouvoir d’Etat et c’est pourquoi les tenants du pouvoir du moment se considèrent parfois comme l'incarnation même de l'Etat, cédant en cela à une forme de fétichisme de l'Etat analogue au fétichisme de la marchandise analysé par Karl Marx dans le Capital 50 . C'est sous la forme de pouvoir en effet que l'Etat intègre des déterminations sociales qui le font agir en fonction d'intérêts de classe bien déterminés. Mais le pouvoir lui-même ne peut évacuer l'autre dimension de l'Etat qui le pousse à agir en faveur de ce qui apparaît comme étant l'intérêt général. C'est ce qui arrive quand l'Etat applique une politique sociale avantageuse pour les classes non possédantes. Encore faut-il ne pas omettre cependant que même ce type de politique (on le sait depuis les travaux foisonnants sur le rôle de l'Etat dans le financement de l'accumulation du capital sous le régime des monopoles 51 )est l'expression d'une instrumentation de l'Etat par les classes possédantes. Au total, on voit bien que, tout en se présentant comme principe d'autorité transcendant les intérêts de classe, l'Etat ne mène pourtant pas d'existence indépendante des rapports réels. C'est ce que nous entendons en parlant de la nature ambivalente de l'Etat, fût-il un Etat de classe.

Notes
43.

C’est par exemple le point de vue de Pierre Salama et G. Mathias dans L’Etat surdéveloppé, des métropoles au Tiers-Monde, Ed. La Découverte/Maspéro, 1983.

44.

Régimes économiques de l’ordre politique, esquisse d’une théorie régulationniste des limites de l’Etat, Ed. PUF, 1992, p 37.

45.

L’expression est de N. Poulantzas: Les transformations actuelles de l’Etat, la crise politique et la crise de l’Etat, in La crise de l’Etat, Ed. PUF 1976, p 44.

46.

Anti-Dühring (M.E. Dühring bouleverse la science), E. Sociales, 1977, p 315.

47.

A l'échelle des nations le même phénomène se produit, imposant par exemple l'"american way of life" comme manière de vivre.

48.

B. Théret, Les métamorphoses fiscales du capital, une approche marxiste-webérienne des finances publiques, Revue Economie Appliquée, n°2, 1993.

49.

« L’idée de l’Etat, écrit G. Burdeau, procède du souci de détacher les rapports d’autorité à obéissance des relations personnelles de chef à sujet ». Cf. L’Etat, Ed. du Seuil 1970 .

50.

Ed. Sociales, 1972, p 83 et suivantes.

51.

Cf. par exemple Traité marxiste d’économie politique, Ed. Sociales 1976 ; P. Boccara, Le capitalisme monopoliste d’Etat, sa crise et son issue» », Ed. Sociales 1974 ou encore P. Grevet, Besoins populaires et financement public, Ed. Sociales 1972.