1.4.1. Retour sur la question controversée de la nature de la monnaie.

Nous partons du postulat que la monnaie est l’agent de la socialisation en économie marchande de production. Elle est la cristallisation éphémère d’un rapport social en devenir.

Lorsque se réalise un acte d’échange entre deux coéchangistes, l’un reçoit de l’autre sous la forme argent, en contrepartie de la marchandise qu’il lui cède, tout le pouvoir acquisitif que recelait cette dernière considérée sous son aspect de valeur. Il détient momentanément sous cette forme la valeur de sa propre marchandise, à charge pour lui de la convertir ultérieurement en son contraire : en valeur d’usage. En ce sens, la monnaie est valeur. Dans le même acte d’échange la monnaie n’est déjà plus valeur : entre les mains de l’autre coéchangiste elle s’est en effet déjà convertie en valeur d’usage. Ainsi la monnaie ne se présente jamais que comme forme en devenir de la valeur. Elle n’est valeur que virtuellement ; une valeur sans cesse portée à se réaliser mais dont la réalisation même l’anéantit en la transformant en valeur d’usage. Comme valeur, la monnaie est pouvoir et comme lui, elle s’anéantit en se réalisant.

La monnaie est valeur en ce sens qu’elle en représente la quintessence, c’est-à-dire précisément le pouvoir acquisitif. Sa rétention concentre entre les mains de ses détenteurs une certaine capacité à commander aux autres. Mais cette capacité s’épuise au rythme des commandes qui font passer les signes monétaires des mains de leurs détenteurs dans celles d’autrui. A moins de vivre de l’air du temps, celui-ci doit bien à un moment ou à un autre soustraire au marché le produit de sa commande pour le consommer, anéantissant ainsi la valeur dont il est porteur. D’où l’importance de la sphère productive où se renouvelle la valeur en même temps que la valeur d’usage qui la porte.

C’est dans la production de marchandises que la valeur se renouvelle sans cesse, ce qui signale l’importance de la production en économie de marché. L’économie de marché peut donc être qualifiée d’économie monétaire de production 55 . Pour ce qui est de la valeur, on comprend mieux en disant qu’elle est pouvoir pourquoi elle est insaisissable, ne se réduisant à aucune substance ; pourquoi elle paraît si mystérieuse et pourtant si puissamment douée de force.

Comme signe de la valeur, l’argent mène pour ainsi dire sa propre existence en sorte qu’il peut servir à acquérir des objets qui n’ont pas une once de valeur, c’est-à-dire des objets dont la valeur d’usage n’est pas porteuse de valeur. C’est en ce sens qu’on dit de l’argent qu’il peut tout acheter, même la vertu et l’honneur. Il crée l’illusion d’être détaché de tout substrat matériel.

Même lorsqu’elle se présente sous la forme matérielle de produits du travail tels l’or ou l’argent-métal, la monnaie se trouve exclue du monde des marchandises, exclusion qui lui confère un statut particulier : celui d’équivalent général. Aussi, la production de la monnaie obéit-elle à des lois toutes différentes de celles de la production de la valeur. Pour bien marquer cette différence, nous dirons que, dans le cas de la valeur, la production est socialement déterminée alors qu’elle est institutionnellement déterminée dans le cas de la monnaie. Ce n’est qu’ultérieurement, dans la confrontation qui a lieu sur le marché entre chaque marchandise prise isolément et le numéraire, que se fixe la quantité de monnaie devant représenter la valeur de la dite marchandise. Ce procès se répète autant de fois qu’il y a de marchandises à évaluer de sorte que, la masse monétaire en circulation étant donnée à un instant déterminé et le nombre de transactions étant supposé connu, la valeur de chaque marchandise est représentée dans un plus ou moins grand nombre de signes monétaires. C’est ce qui explique que la même valeur puisse, à un autre moment, et parce que les données relatives à la monnaie ont changé, se représenter dans un plus grand nombre de signes monétaires (inflation) ou dans un nombre plus réduit de ces derniers (déflation). Dans un cas on dit que le pouvoir d’achat de la monnaie a baissé ou que la monnaie s’est dépréciée ; dans l’autre on dit que le pouvoir d’achat de la monnaie a augmenté ou que la monnaie s’est appréciée.

Dans la mesure où la valeur ne connaît de forme concrète que monétaire on voit combien est grand le rôle que joue la politique monétaire dans la régulation économique. La politique monétaire agit en particulier sur la sphère productive dont elle détermine l’extension ou le repli, de sorte que le système productif dans son ensemble s’en trouve affecté dans la mesure où les paramètres de la gestion monétaire (taux d’intérêt, taux de change notamment), produisent des effets certes indirects mais effectifs sur les conditions de production de la valeur. Outre les conditions naturelles qui en forment le substrat matériel, la politique monétaire et financière contribue à définir le cadre dans lequel se déploie le système productif 56 .

Il est à peine besoin de souligner que l’Etat, institution qui a la charge de cette politique et qui a pouvoir de création de la monnaie fiduciaire et pouvoir de contrôle sur la création de la monnaie scripturale, l’Etat donc, se trouve pleinement impliqué, à travers la politique monétaire et financière, dans la création de richesse. Cette implication, c’est ce que les auteurs du courant régulationniste définissent comme la fonction de régulation économique de l’Etat.

Si l’Etat est à ce point impliqué dans la régulation économique, celle-ci ne dépasse pas cependant la limite où s’exerce sa souveraineté – non pas tant sa souveraineté territoriale, mais sa souveraineté monétaire. En d’autres termes, l’Etat a un pouvoir effectif de régulation dans l’aire géoéconomique où circule sa propre monnaie ; aire correspondant à l’espace où se déploie le système productif du pays considéré. Pour autant que, comme nous l’avons indiqué précédemment, la monnaie a un rapport avec la valeur, elle en a un aussi avec le système productif ; c’est-à-dire que si les activités productives s’organisent selon la logique que leur insuffle le paradigme productif à l’œuvre dans le système, ce paradigme tire sa force de ce que la monnaie en renouvelle le mode opératoire à travers chaque acte d’achat-vente où elle intervient comme forme concrète de représentation de la valeur. C’est pour avoir su intégrer la monnaie dans l’analyse économique que J.M. Keynes a fait montre d’originalité par rapport à ses prédécesseurs néoclassiques 57 . Aussi est-ce à bon droit que l’économie de marché peut également être désignée selon l’expression d’Alain Barrère par « économie monétaire de production ». Tirant les conclusions d’une étude où ils se proposaient de montrer les déterminants réels de la crise de 1929, G. Duménil et D. Lévy ne purent s’empêcher de constater que le dysfonctionnement prolongé du système bancaire a conduit à la crise financière qui «eut, à son tour, un effet en retour désastreux sur le système productif» 58 .

Que peut-on conclure des considérations qui précèdent sur la nature de la monnaie en régime d’économie de marché ? Que la monnaie est le mode d’être concret de la valeur. Comme telle, elle n’échappe certes pas aux déterminations socioéconomiques qui définissent et structurent le système des rapports sociaux dont les rapports de production – et plus particulièrement le rapport salarial – forment le noyau dur. Mais dans la mesure où elle est créée hors de la sphère de production de la valeur dont elle ne se saisit pour ainsi dire que dans la sphère de la circulation, la monnaie semble mener sa propre existence indépendamment de la valeur. C’est cette circonstance qui fait dire à B. Shmidt que la monnaie est une non-valeur, l’auteur s’empressant toutefois d’ajouter que c’est parce que la monnaie est une non-valeur qu’elle sert à mesurer la valeur, ce qui un non sens scientifique 59 . Nous aurons à revenir sur ces considérations générales sur la monnaie et la politique monétaire lorsque nous devrons examiner dans les chapitres qui suivront le rôle de la politique monétaire des Etats-Unis dans la diffusion du paradigme productif fordien et le statut de la monnaie dans le procès d’accumulation en Algérie 60 .

Notes
55.

A. Barrère, traitant de la théorie keynésienne, distingue l’économie monétaire de production de l’économie réelle d’échange dans laquelle non seulement il n’y a pas de production, mais où il n’y a pas non plus de monnaie, la monnaie elle-même étant une simple marchandise. Ce faisant, il se place du point de vue du nominalisme en économie, doctrine dont nous aurons à fournir la critique dans la seconde partie de la présente recherche. Cf. Déséquilibres économiques et contre-révolution keynésienne, Ed. Economica, 1983.

56.

Voir chapitre deuxième, section 4 ci-après.

57.

L’auteur écrit dans la préface à la première édition anglaise de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : « Le présent ouvrage a fini par devenir au contraire une étude portant principalement sur les forces qui gouvernent les variations du volume de la production et de l’emploi dans leur ensemble ; et comme il apparaît que la monnaie joue dans le mécanisme économique un rôle primordial et d’ailleurs très particulier, les détails de la technique monétaire se situent à l’arrière-plan du sujet ». Ed. Petite bibliothèque Payot, 1977, p10.

58.

La crise de 1929 et la dépression des années 30: des événements paradoxaux, Economies et Sociétés n° 4-5, 1996, p 215.

59.

De même qu’on mesure les longueurs avec une unité de longueur, les volumes avec une unité de volume, on mesure les valeurs avec une unité de valeur. On notera que l’auteur, en voulant dissocier de manière indubitable valeur et monnaie définit l’une par la négation de l’autre, reconnaissant ainsi malgré lui l’existence d’un lien solide entre ces catégories. Cf. Encyclopedia Universalis, article sur la monnaie.

60.

Voir chapitre 9, sections 1 et 2 ci-après.