1.4.2. Un exemple de rapport du pouvoir à l’argent.

On trouve la monnaie sous la forme de métaux précieux dans la haute antiquité comme au Moyen-Âge et jusque dans les temps modernes 61 . Dans tous les âges, des pièces d’or et d’argent sont frappés à l’effigie de rois, princes et autres seigneurs et à l’effigie d’hommes d’Etat moins favorisés par le Ciel mais investis d’une autorité non moins réelle. Le monopole de la frappe des monnaies que se sont arrogé les gouvernants est un autre signe du lien indéfectible qui existait dans les temps anciens entre le pouvoir et l’argent. Bien que se présentant sous une forme différente, ce lien n’est pas moins fort de nos jours. Qu’est-ce qui justifie sa permanence sous des régimes, en des époques et en des lieux si éloignés les uns des autres ? Cette question n’est pas oiseuse pour qui veut comprendre les rapports intimes que le pouvoir entretient avec l’argent. Mais peut-être ne faut-il pas remonter très loin dans l’histoire pour découvrir la nature de ce rapport : il suffit de se reporter à l’occident médiéval pour voir comment, dans certains cas, le seigneur est sorti des flans de l’homme riche et comment par conséquent le pouvoir est né de l’argent pour ensuite le mettre à son service.

Des études portant sur les conditions de la naissance du système seigneurial 62 ont montré en effet que dès le 10e siècle en Europe, la majeure partie des paysans qui désiraient s’installer sur de nouvelles terres contractaient, pour les défricher, y construire leur maison et les travailler, des dettes trop lourdes pour espérer un jour pouvoir les rembourser. Le prêteur, qui pouvait être un homme riche du voisinage, un abbé ou un prieur à la tête d’un couvent, « consentit à n’être jamais remboursé en échange de quoi l’emprunteur s’engagea à mettre en valeur une terre jusque-là sans valeur et à servir au prêteur, à perpétuité 63 l’intérêt de la somme avancée » 64 .

Relatant les conditions économiques de la formation du système seigneurial, J.L Corriéras fait le commentaire suivant qui indique combien pouvoir et argent sont liés : « La féodalité a surtout laissé l’image du seigneur chef de guerre et justicier mais le rayonnement de la gloire chevaleresque a caché le pouvoir économique : le seigneur est d’abord un créancier.» 65

Bientôt cependant, le seigneur lui-même, sous l’effet de l’amenuisement des rentes et redevances qu’il percevait du paysan, et alors qu’il est pris dans le tourbillon de la vie de château, exubérante et luxueuse, « fait le bonheur des prêteurs bourgeois » 66 . Alors, le seigneur ruiné cède la place : « à d’autres seigneurs, souvent de riches bourgeois qui n’en maintiennent pas moins le système » 67 .

Ce système consiste à faire payer au paysan, même libéré des liens du servage, toutes sortes de redevances auxquelles s’ajoutent la dîme versée à l’Eglise et l’impôt, versé à l’Etat, tout entier représenté en la personne du roi, lui-même n’étant qu’un seigneur de plus grande envergure que les autres. Le souverain a beau se présenter alors pour l’incarnation du pouvoir céleste, le maître absolu «ne dépendant quant au contenu de ses décisions que de Dieu» 68 , son pouvoir il le tient en réalité de sa capacité à lever l’impôt.

L’impôt est la source sinon unique, du moins primordiale de la richesse du souverain. Mais l’impôt n’est rien autre chose qu’une partie du surproduit de l’économie paysanne, peut-être la plus importante, en tous cas la plus apte à se convertir en monnaie si on en juge par l’importance et la diversité des dépenses du souverain qui servent à entretenir la Cour, à mener des guerres incessantes, à construire châteaux et cathédrales etc., toutes utilisations qui, dans le langage de l’économie politique, représentent des dépenses improductives.

Ce qu’il convient de noter ici au sujet du surproduit ainsi dépensé, c’est que sa transformation préalable en argent ne tient d’aucun mystère : l’argent comme la matière en laquelle se présente d’emblée le surproduit (blé, huile, vin, volailles et autres produits de l’agriculture) sont tous la matérialisation de la valeur. L’argent comme monnaie ne s’était pas alors dépouillé de sa substance matérielle du moment que c’est l’or et l’argent-métal qui donnaient corps à ses fonctions. L’or et l’argent-métal avaient l’avantage sur les autres marchandises de faciliter, par leur qualité physiques intrinsèques, l’évaluation 69 , c’est-à-dire l’estimation chiffrée de la valeur de toutes les marchandises, ce qui en a fait les meilleurs instruments des échanges que l’humanité ait connus depuis la plus haute antiquité.

Au total, on peut dire que si l’impôt est la source de la richesse du souverain, les métaux précieux en sont la matérialisation. C’est sous la forme monnayée que ces métaux sont amassés pour servir à tous les usages. Ce n’est que bien plus tard, lorsque le capitalisme s’est solidement emparé des pratiques économiques, que la richesse est apparue dans ce qu’elle a de plus abstrait, sous la forme valeur, comme pouvoir de commandement à autrui.

Notes
61.

Jusqu’au 15 août 1971, l’or monétaire était au centre du système monétaire international.

62.

M. Gonon, Le Moyen-Âge, archives départementales de la Loire, cité par J.L. Corriéras in : Fraude fiscale et pratiques monétaires au Moyen-Âge : le cas de l‘évaluation et du paiement du cens, Revue Economies et Sociétés n°4-5 1996, pp 248-249.

63.

C’est nous qui soulignons.

64.

J.L. Corriéras, op cité p 250.

65.

Ibid.

66.

F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, T2 : les jeux de l’échange, Ed. A. Colin 1986, p 226.

67.

Id.

68.

G. Burdeau : L’Etat, Ed. Seuil 1970, p 63.

69.

Le problème de l’évaluation est le problème-clé de toute l’économie politique. De là la recherche éperdue de sens du mot valeur. Certains auteurs modernes croient pouvoir s’émanciper de cette problématique simplement en renonçant au concept de valeur. Peine perdue du moment qu’ils en restent à l’idée d’évaluation comme préoccupation centrale de leurs travaux.