1.5. Nation, Etat, Capital.

La nation est une entité abstraite au contenu ambivalent : si, comme l’écrit G. Burdeau, «ce à quoi l’esprit adhère à travers elle, c’est à la pérennité de l’être collectif» 84 , ou, comme le dit A. Malraux, «…ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté des rêves» 85 , on ne peut s’empêcher de noter avec R. Sandretto qu’«en son nom également est justifiée l’exclusion» 86 . Mais ce n’est pas son contenu affectif qui nous intéresse au premier chef ici : c’est son contenu économique.

La science économique ne prend pas la peine de se donner le concept de nation qu’elle mobilise pourtant empiriquement quand elle aborde les relations économiques internationales. C’était déjà le cas du temps des mercantilistes qui, pour traiter du commerce avec les étrangers, assimilaient l’intérêt national et l’intérêt du souverain. On connaît depuis Ricardo la thèse des Classiques reprise, affinée et amendée par les néo-classiques selon laquelle il y a immobilité des facteurs à l’intérieur de frontières délimitant chaque nation. Ces derniers considèrent de surcroît les ressources en facteurs comme des invariants, données une fois pour toutes ; ce qui leur permet de formuler leur théorie de la spécialisation internationale, chaque nation étant offreur de biens qu’elle produit chez elle dans de meilleures conditions et demandeur de biens qu’elle produit dans de moins bonnes conditions que ses partenaires. Cette thèse a montré ses limites à l’heure de la mondialisation ou de la globalisation, termes par lesquels on cherche aujourd’hui à rendre compte du caractère transnational des économies mais qui renvoie en réalité, comme nous aurons à le montrer, à une une plus ou moins grande maîtrise du principe de composition et à la hiérarchisation des puissances qu’elle implique.

Plus soucieux de saisir le réel dans son expression historique, F. Braudel 87 préférait parler au sujet des économies ayant connu un certain dynamisme, d’économie-monde, expression reprise à I. Wallerstein 88 . D’autres auteurs, sans nier le caractère opératoire du concept de nation, lui substituent celui de système productif qui, comme celui d’économie-monde mais à un niveau d’abstraction plus élevé, fédère des forces qui sortent du cadre territorial de la nation prise dans son sens politique 89 .

Ce qu’il importe de souligner ici au sujet de la nation, ce sont les conditions économiques de sa genèse pour voir ensuite comment son concept opère et comment sa réalité sociopolitique intervient en pratique dans les processus économiques.

Force est de remonter pour ce faire assez loin dans l’histoire, jusqu’à cette époque où l’ordre mondial fondé sur l’Etat impérial décline et où se profile un ordre nouveau, fondé sur l’Etat national. P. Kennedy a montré dans un ouvrage 90 du plus haut intérêt pour la compréhension de l’histoire des grandes puissances du passé quels étaient les facteurs primordiaux du déclin de l’ordre ancien : les grandes puissances impériales étaient victimes de leur propension à l’expansion territoriale. Regroupant sous son autorité d’immenses territoires peuplés de gens formant des communautés disparates, le souverain n’a de cesse de mener des invasions sous peine de se voir lui-même contraint de renoncer à ses possessions convoitées par d’autres puissances impériales. La guerre prolongée, les luttes d’influence que se livrent les chefs militaires, la corruption et toutes sortes d’autres facteurs internes comme l’hostilité permanente qu’entretiennent les diverses communautés entre elles du fait de leur diversité ethnique, linguistique, culturelle et cultuelle, finissent par venir à bout de la puissance et du prestige du pouvoir central qui entre de ce fait dans sa phase de déclin puis de mort 91 .

C’est en Europe du Moyen-Âge finissant que le sort de l’ordre mondial fondé sur l’Etat impérial a été scellé. L’Europe présentait cette caractéristique de réunir sur un espace somme toute restreint et accidenté un nombre extraordinairement élevé de communautés humaines distinctes, particulièrement hostiles à un quelconque pouvoir central dont elles ne pouvaient attendre qu’un surcroît d’oppression (prélèvements, conscription). Aussi est-ce en Europe que l’aspiration à un Etat national a trouvé sa première expression avant de se généraliser à l’ensemble de la planète pour former un nouvel ordre mondial. Par opposition à l’Etat impérial, l’Etat national se distingue non pas tant par un changement de régime politico-institutionnel (bien que cela puisse être une conséquence logique de l’instauration de l’Etat national), mais par le renoncement à la guerre de conquête au profit d’une paix, même précaire. Cela passe par la reconnaissance mutuelle par les Etats de leur souveraineté sur le territoire où ils sont installés, ce qui en fait des Etats-nations constitués.

C’est par les traités de paix de Westphalie que cette reconnaissance a été pour la première fois obtenue en Europe. C’était en 1648. Ces traités ont mis fin à la guerre de Trente ans qui opposa l’empire des Habsbourg à la France et à la Suède, son alliée. «La paix de Westphalie, écrit M. Dehove, marque une authentique rupture de régime dans l’organisation de la puissance publique et la coexistence des entités régionales et communautaires» 92 .

Il ne faudrait pas pourtant tirer la conclusion que les traités de Westphalie ont mis fin à la guerre. Si ces traités n’ont pas mis fin à la guerre, du moins en ont-ils redéfini les mobiles : c’est la constitution ou le renforcement d’un Etat national qui la légitime ; un Etat national centré sur une intégration ethnique et linguistique de populations plus ou moins nombreuses déployées sur un espace géographique continu à défaut d’être homogène. Ce n’est qu’avec les guerres coloniales que cette logique a subi des accrocs mais alors les déterminants économiques qui sont à la base de l’Etat national ont pris le pas sur les questions de puissance et de prestige qui étaient les motifs essentiels des guerres sous le régime de l’Etat impérial. Même les guerres civiles qui ont eu lieu dans les Balkans au cours de la décennie 1990 ou qui ont présentement lieu en Afrique (sans parler des velléités de guerre qui se font jour dans le Kurdistan) obéissent à cette logique ; découlent du caractère artificiel des Etats-nations qui se sont constitués dans ces contrées.

Bien évidemment, le nouvel ordre mondial qu’appelaient les traités de Westphalie présupposait un nouvel ordre économique, celui-là même qui émergeait des cités-Etats d’Italie et de Flandre alors en plein renouveau commercial : un ordre fondé sur des rapports marchands référant à un cadre juridique – celui des contrats – combinant la confiance et la contrainte et excluant par conséquent la force brutale. Mais ceci ne fournit que partiellement les raisons pour lesquelles l’ordre capitaliste (car c’est de lui qu’il s’agit) «s’est développé sur une base nationale à partir des royaumes constitutifs de l’Empire» 93 . C’est P. Kennedy qui apporte un élément de réponse à cette énigme : les guerre antérieures aux traités de Westphalie ont été un motif puissant d’innovation technique et de renouvellement des matériels militaires. Il était dans l’ordre des choses que, sous le régime de l’Etat national post-westaphalien l’économie, alors en plein essor, tirât avantage des applications techniques d’origine militaire. L’esprit d’innovation gagna toutes les sphères d’activité qui s’intégraient progressivement en un système de production régi par la loi du profit. Le capitalisme commercial dont le rayon d’action dépassait de loin les frontières de l’Etat-nation se muait en un capitalisme industriel à compétence nationale. La nation devenait le cadre d’expression d’un génie spécifique intégrant économie, culture et politique en un mélange détonnant de puissance dont l’Etat national ne faisait pas que tirer parti : il y contribuait aussi en se faisant le promoteur ou le financier d’œuvres qui portaient la marque de ce génie spécifiquement national.

C’est une situation nouvelle en ce que la nation a maintenant une existence avérée. Mais c’est aussi une situation nouvelle en ce que l’ensemble formé par le triptyque économie-culture-politique est régi par les lois de l’économie : tout semble en effet obéir à cette rationalité inédite consistant à remettre constamment en jeu ses gains en vue de réaliser de plus gros profits. Or cette même logique se trouve déjà lovée, comme par un fait exprès, dans le principe actif selon lequel se développent les applications techniques. Nous appellerons dans la suite de ce travail principe de composition cette conjonction de facteurs techniques, économiques, culturels et politiques tendant à réaliser une croissance cumulative de la production.

Notes
84.

L’Etat, op .cit. , p 35.

85.

Cité par G. Burdeau in l’Etat, op. cit. p 35.

86.

Mondialisation et crépuscule des nations? in La nouvelle coexistence des nations, (sous la direction de) L. Abdelmalki et D. Dufourt, Les Editions de l’Epargne, 1994, p 55.

87.

«Civilisation matérielle…», op. cit.

88.

«Capitalisme et économie-monde, (1450-1640)», Ed. Flammarion 1980.

89.

Voir notamment sur ce sujet les arguments de l’école grenobloise de la régulation et plus particulièrement les travaux de J.Calvet et R. Di Ruzza, notamment l’article de ces auteurs intitulé Système productif et industrialisation, in Crise et régulation, Recueil de textes 1983-1989, Université P. Mendès France, Grenoble.

90.

Naissance et déclin des grandes puissances, Ed. Payot, 1986.

91.

L’analyse de l’auteur rappelle étrangement celle d’Ibn Khaldoun dans la Mouqqadima au sujet de la naissance, du déclin et de l’extinction des dynasties dans le Maghreb médiéval. Cf. El Mouqqadima, Introduction, traduction et annotations de V. Monteil, Ed. Sinbad, Coll. « Thésaurus » 1997.

92.

Régionalisme et souveraineté, éléments pour une approche institutionnaliste, La Revue de l’IRES, n° 27, printemps-été 1998, p 193.

93.

M. Dehove, Op. cit. p 194.