1.7. Aux origines de l’Etat-nation moderne.

Que dire à présent des origines de l’Etat-nation ? Si, comme réalité socio-politique, l’Etat a une existence antérieure au régime bourgeois, c’est pourtant la bourgeoisie qui a donné à l’Etat-nation (ou, plus prosaïquement, à la nation) ses lettres de noblesse en le sublimant dans les consciences individuelles et en le faisant passer pour l’être auquel se rapporte la conscience collective. Le résultat n’a pourtant pas été le fruit d’un effort relevant du seul intellect : ça a été aussi le produit d’un travail pratique ayant consisté à créer les conditions objectives de l’émergence des Etats-nations, de leur émancipation aussi vis-à-vis de ce qui tenait lieu de ciment communautaire – le village, la seigneurie, la famille même… « La bourgeoisie écrivent Marx et Engels dans le manifeste du Parti communiste, supprime de plus en plus la dispersion des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupées en une seule nation 110 avec un seul gouvernement, une seule législation, un seul intérêt national de classe derrière un seul cordon douanier » 111 .

Ce travail, la bourgeoisie l’a accompli dans la foulée en réalisant l’unification de l’espace économique, en l’homogénéisant, en en faisant un vaste marché intérieur. Le marché est donc, sinon la raison d’être même de la nation, du moins le socle sur lequel elle s’est construite. Si, par suite, on admet avec R. Sandretto que la nation est «un espace de solidarités privilégiées produit par l’histoire et par les conditions de vie en société» 112 ; qu’elle n’est pas (comme la conçoit la théorie néoclassique qui reprend à son compte les analyses antérieures du courant libéral) un «parc à bestiaux» selon l’expression de R. Sandretto, on ne peut nier cependant que ce sont les rapports marchands (le rapport salarial plus particulièrement) qui la structurent, lui confèrent un contenu social où ne jouent les solidarités qu’ à l’intérieur des classes.

Il peut paraître paradoxal de postuler tout à la fois que la nation est un espace économique homogénéisé et qu’elle est le lieu d’expression de solidarités de classes ( ce qui est une manière de renvoyer aux contradictions de classes). Ce n’est là un paradoxe que pour autant qu’on élude la double nature de l’argent en lequel s’expriment et se résolvent les rapports marchands : l’argent est tantôt un revenu tantôt un capital ; tantôt un simple pouvoir d’achat, tantôt un rapport social. Comme pouvoir d’achat, il homogénéise l’espace national – l’existence d’une monnaie nationale unique à valeur légale étant la meilleure expression de l’homogénéisation de l’espace. Comme rapport social, il le discrimine, mettant d’un côté de la barrière les détenteurs du capital et de l’autre, les détenteurs de la force de travail.

Comme pouvoir d’achat ou comme capital, l’argent sollicite l’Etat, institution sociale étroitement liée à l’existence de la nation si elle n’en est pas le produit comme le suggère R. Sandretto citant M. Byé : «Le complexe économique et social national est organisé et structuré par son histoire, par les conditions de vie en société, «par la création ou le maintien d’institutions diverses dont la plus parfaite est l’Etat»».

Notes
110.

C’est nous qui soulignons.

111.

Ed. Sociales (bilingue – français/allemand), 1972, p 45.

112.

« Mondialisation et crépuscule des nations », op. cit. p 60.