1.7.1. L’Etat-nation et les débuts de l’industrialisation en Europe, en Amérique et en Asie.

Il a beaucoup été question de l’Etat dans les pages qui précèdent. Si nous en reparlons ici, c’est moins pour chercher à percer la nature de l’Etat qu’à instruire de son rôle dans l’émergence sur la scène mondiale de certaines nations devenues les premières puissances économiques du globe : nous voulons parler de l’Allemagne, des Etats-Unis d’Amérique et du Japon. La question est donc de savoir quel rôle les pouvoirs publics ont joué dans la formation des Etats-nations modernes sachant que, jusqu’au milieu du 19e siècle, ces pays étaient retardataires en comparaison du niveau de développement atteint par la Grande-Bretagne et dans une moindre mesure par la France et même la Belgique.

Ces trois nations se sont formées sur des bases et dans des conditions naturelles, historiques et sociologiques totalement différentes. Elles n’en ont pas moins associé l’Etat à leur développement de façon certes différenciée mais tout aussi efficace.

Les modalités de l’implication des pouvoirs publics dans l’industrialisation dans ces pays peuvent être résumées comme suit : 

  • Pour ce qui est des Etats-Unis d’Amérique, c’est par des prêts et des subventions aux compagnies et autres sociétés que les pouvoirs publics se sont trouvés impliqués dans le processus d’industrialisation du pays. La richesse exceptionnelle et la variété des ressources naturelles ont joué, de concert avec l’afflux d’immigrants en provenance de l’Europe, un rôle de premier plan dans l’industrialisation rapide du pays. Il ne restait aux pouvoirs publics qu’à fournir les fonds nécessaires à l’exploitation de ces ressources et à la mise au travail de cette main-d’œuvre, ce qu’ils firent sous la forme de crédits et de subventions.
  • C’est le rail qui, aux Etats-Unis comme d’ailleurs en Allemagne et au Japon, a joué le rôle moteur dans l’industrialisation. Un autre effet et non des moindres du développement des chemins de fer a été d’accélérer le peuplement du pays. Les pouvoirs publics ont eu une politique très contrastée à l’endroit des chemins de fer : soutenant au départ l’importation du rail pour aider les compagnies à surmonter le handicap initial des coûts de production élevés (1823-1843), ils sont revenus à une politique protectionniste pour mettre en échec «l’effet désindustrialisant» 113 des importations qui a joué en faveur de la Grande-Bretagne d’où provenait l’essentiel des rails importés (1843-1846). A partir de 1847 et jusqu’à la guerre de sécession, ils ont appliqué une politique plus libérale en frappant de droits de douane relativement modérés les importations de produits métallurgiques. La guerre de sécession a été de nouveau propice à un protectionnisme rigoureux qui a duré jusqu’à la fin du 19e siècle.
  • L’importance des voies de communication dans un pays d’une étendue aussi considérable que les Etats-Unis explique l’intérêt porté par les pouvoirs publics au développement des moyens de transport – le rail en premier lieu mais aussi les canaux. Pour faciliter les transports fluviaux, le coût d’utilisation des canaux a été abaissé par d’importantes subventions publiques. Mais à aucune période de l’histoire des Etats-Unis les pouvoirs publics ne sont intervenus directement dans l’économie comme ce fut le cas en Allemagne et au Japon.
  • En Allemagne, l’action économique de l’Etat s’est appuyée sur une longue tradition d’interventionnisme gouvernemental. C’est dans le développement des chemins de fer que l’Etat allemand, unifié seulement un peu avant le milieu du 19e siècle, a eu le plus à intervenir. Depuis le début, l’emprise de l’Etat sur les chemins de fer est allée en se renforçant. Une proportion croissante du réseau passe sous la gestion publique, ce qui donne aux tarifs ferroviaires le caractère de véritable instrument de politique économique (il s’agissait principalement pour les pouvoirs publics de favoriser l’écoulement des produits agricoles).
  • L’Etat a joué aussi un rôle important dans l’assimilation des techniques étrangères. Le gouvernement prussien prend part directement au démarrage des principales industries (métallurgiques, textiles et plus tard chimiques) en créant parfois des entreprises publiques et en envoyant toujours des missions d’ingénieurs se former en Angleterre. Plus caractéristique et plus durable apparaît l’effort de développement systématique des formations techniques à tous les niveaux. Enfin, l’intervention de l’Etat est très précoce dans le domaine social avec la création dès 1883 d’un système très complet d’assurances sociales obligatoires.
  • Vers 1880, l’emploi public était environ deux fois plus élevé en Allemagne qu’en Angleterre et les dépenses publiques atteignaient déjà 13% du PNB contre moins de 9% en Grande-Bretagne 114 .
  • A partir du début du 20e siècle, on assiste à une montée très rapide des dépenses militaires et navales dans le budget de l’Etat mais les dépenses d’éducation ne sont pas moins considérables en comparaison de leur part dans le PNB en Grande-Bretagne et en France (21% en Allemagne contre 7% seulement en France par exemple). 20 à 25% du total des investissements dans tous les domaines sont le fait des pouvoirs publics ou des entreprises publiques pour l’année 1913. De façon plus générale, on doit noter que, à partir de 1848, les dépenses budgétaires aussi bien que la dette publique qui les finance en partie, sont allées croissant jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. De là à affirmer que l’Etat allemand a ainsi soumis le développement industriel de l’Allemagne aux impératifs de la guerre, il y a un pas qu’il ne paraît pas possible de franchir. Mais il ne fait aucun doute que, durant toute la phase d’industrialisation, l’Etat s’est délibérément confondu avec la nation pour former sous Bismarck un Etat-nation autoritaire au plan politique et velléitaire au plan économique.
  • L’expérience japonaise d’industrialisation n’est pas très éloignée de l’expérience allemande en ce sens que c’est l’Etat qui en prend l’initiative. Pour ce qui est des conditions naturelles, économiques et sociologiques de départ en revanche, tout semble au contraire séparer le Japon de l’Allemagne.
  • Pays insulaire fortement peuplé, le Japon est complètement retranché du monde pendant plusieurs siècles. Ce retranchement a duré jusqu’au milieu du 19e siècle et ne fut rompu que par l’imminence d’un danger : l’intervention étrangère. Le Japon a dû se plier en effet au diktat américain de 1853 lui enjoignant de s’ouvrir au commerce avec les étrangers sous peine d’intervention militaire.
  • Du coup, la société japonaise et le régime du shogunat qui la gouvernait se sont trouvés confrontés à la nécessité de sauvegarder l’indépendance du pays. Mais très vite, cet objectif est devenu le point de départ de transformations sociales et politiques radicales qui sont venues à bout du système du shogunat et ont propulsé le Japon sur la voie de la modernisation et de l’industrialisation.
  • Paradoxalement, certains traits originaux de la société japonaise traditionnelle allaient s’avérer des facteurs favorables plutôt que des freins à la modernisation comme ce fut le cas en Russie par exemple qui amorçait en même temps que le Japon sa modernisation. Il en fut ainsi de l’organisation communautaire en villages et des modalités de prélèvement du surplus qui lui étaient associées. Ces prélèvements qui, sous le régime du shogunat assuraient l’entretien de la noblesse et couvraient les besoins de l’Etat, allaient, avec la Révolution Meiji de 1868 qui opéra la recentralisation du pouvoir en restaurant l’autorité de l’empereur, servir à alimenter les caisses de l’Etat et à financer la modernisation et l’industrialisation. Le fait que l’impôt reposait sur la communauté de village et non sur les sujets et qu’il était fonction de la superficie des terres et non de leur rendement, permettait d’assurer la régularité des prélèvements opérés par le pouvoir central sans risque de susciter un grand mouvement contestataire (l’empereur du Japon étant revêtu d’une autorité religieuse quasi-divine).
  • Ainsi, et selon J.C. Asselin déjà cité, 15 à 40% de la valeur du produit net agricole correspondant à 70-75% des recettes gouvernementales étaient prélevées par le pouvoir central pour faire face à la charge induite par la transformation du statut des Samouraïs (représentant 6 à 7% de la population) en de simples pensionnaires de l’Etat et surtout par les engagements financiers du gouvernement qui initie la modernisation et l’industrialisation du pays.
  • C’est en effet l’Etat qui, doté de moyens financiers adéquats (complétés, il est vrai, par des emprunts forcés qu’impliquait le déficit chronique du budget), se lança dans un programme ambitieux de création de manufactures. L’action de l’Etat, à la fois substitut et complément de l’initiative privée, s’exerçait dans plusieurs directions :
    • réunir les capitaux nécessaires à la modernisation et à l’industrialisation ;
    • intervenir directement dans le développement des infrastructures ;
    • contribuer par des commandes d’Etat à suppléer à l’étroitesse initiale du marché intérieur ;
    • stimuler les initiatives privées par des mesures d’incitation.
  • Le gouvernement, soucieux d’accélérer ces processus, s’est inspiré des Etats-Unis d’Amérique pour mener des réformes éducatives tout en envoyant en Grande-Bretagne et en France des missions d’ingénieurs pour acquérir le savoir technique et en faisant venir au Japon des missions d’experts étrangers pour aider les industriels à implanter ces nouvelles techniques. Il s’inspira de l’Allemagne pour tout ce qui a trait aux techniques et à l’organisation militaires ; de la Grande-Bretagne pour les questions industrielles, pour la construction de chemins de fer, pour les constructions navales etc.
  • Mais le nouvel Etat japonais ne s’est pas contenté d’intervenir économiquement : il a aussi révolutionné la société civile et bouleversé la société politique. Abolition de l’ancienne structure de classes, suppression des privilèges, autorisation de mariages interclasses, égalité devant l’impôt, accès égal pour tous à l’enseignement et aux emplois publics sont les principales mesures prises par le gouvernement dans les quinze premières années qui ont suivi la Révolution Meiji.
  • Telles sont les principales réalisations qui ont mis le Japon sur la voie de l’industrialisation en sorte que, dès le début du 20e siècle, il est apparu comme la seule société non occidentale à accéder à la modernité malgré le maintien de maints traits de la société traditionnelle japonaise.

Notes
113.

J.C. Asselin, Histoire Economique, de la Révolution industrielle à la première guerre mondiale, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et Dalloz, 1991.

114.

Ces chiffres et les suivants sont tirés de l’ouvrage cité de J.C. Asselin.