1.8. Les figures historiques du rapport salarial.

Sans retracer ici l’évolution du rapport salarial dans chaque pays, on peut soutenir qu’il collait au rythme et aux modalités d’industrialisation de chacun d’eux. Si, en Angleterre, l’histoire de l’industrialisation débuta dans le textile pour s’étendre à la mécanique en passant par la domestication de la vapeur et de la houille comme forces motrices et vit se convertir au travail de fabrique des millions d’artisans et de paysans libérés de la terre par les mouvements successifs des enclosures, en France dont la population est restée majoritairement rurale pendant tout le 19e siècle et où la machine à vapeur ne tint jusqu’en 1870 qu’une part minoritaire dans les forces motrices qu’exploite le pays, les grands établissements de l’industrie textile employant plusieurs centaines d’ouvriers sont vers cette date en petit nombre. Alors que le travail en chambre ou en atelier domestique restait très répandu pour ce qui est du tissage et de la confection, dans les usines métallurgiques et les mines, les tâches restaient très largement manuelles. C’est seulement avec le traité de libre-échange de 1860 passé avec l’Angleterre que des procédés techniquement plus productifs – tel le procédé Bessemer appliqué dans la sidérurgie – ont commencé à être employés, révolutionnant ce faisant la vieille organisation du travail et donnant un nouveau souffle à l’industrialisation du pays.

En Allemagne, on l’a dit, le retard de l’industrialisation sur l’Angleterre était encore plus grand. Mais, à l’inverse de ce pays, l’industrialisation y a été plus rapide en raison de sa prise en main par l’Etat d’une part, de la disponibilité de la principale matière première sidérurgique – le minerai de fer – d’autre part. A l’inverse également de l’Angleterre qui s’est embourbée dans les contradictions créées par les lois sur les pauvres, l’Allemagne des années 1870 a su allier industrialisation et protection sociale des travailleurs grâce à une législation inspirée de ce qu’à l’époque on désignait déjà par l’expression de socialisme d’Etat et qui préfigurait par son autoritarisme le national-socialisme des années 1930-40 avec ce qu’il impliquait de mainmise idéologique sur l’individu et sur la société.

D’une manière générale on peut distinguer à la suite de Robert Castel 136 trois figures irréductibles 137 du rapport salarial dans les sociétés industrielles d’Europe depuis les débuts de l’industrialisation.

Il y a ce que l’auteur appelle l’ancien rapport salarial correspondant aux débuts du processus d’industrialisation (Factory System). Dans ce type de rapport, le producteur est un prolétaire «voué à travailler pour se reproduire» sans pouvoir s’insérer dans la société nouvelle comme membre à part entière. Maillon essentiel du processus d’industrialisation en cours, il «campe dans la société sans y être casé» selon la formule d’Auguste Comte 138 . Délié des conditions d’existence antérieures, il n’a que le salaire pour tout revenu, un revenu aléatoire au possible compte tenu de la précarité de sa nouvelle condition 139 .

Ce type de rapport salarial s’est développé en Angleterre dès le 18e siècle, ses origines remontant même au 17e, voire au 16e siècles au cours desquels eurent lieu les mouvements successifs des enclosures. La France n’a pas connu un développement de ce type de rapport salarial aussi considérable que l’Angleterre en raison des survivances, longtemps encore après la révolution bourgeoise, des formes de production artisanales et agraires. Quant à l’Allemagne, elle ne le connut tout simplement pas du fait de la concomitance de la première et de la seconde révolutions industrielles ainsi que du rôle de l’Etat dans l’industrialisation.

Le second type de rapport salarial est d’une tout autre configuration. Celui-ci ne se réduit pas à la relation établie par le salaire, mode de rétribution de la force de travail en action, entre salarié et capitaliste : il comporte une forme de discipline dans le travail selon laquelle se règle le rythme de la production. Il s’adjoint à ces deux éléments le cadre légal 140 qui structure les relations de travail.

On comprendra que ce type de rapport salarial ne puisse voir le jour dès les débuts de l’industrialisation : il suppose au contraire un certain développement de la grande industrie, une armée d’ouvriers toujours plus nombreuse nécessitant, pour sa mise au travail et pour sa soumission à l’ordre, le concours permanent de l’Etat. Il caractérise donc la société industrielle qui n’est apparue pour ce qu’elle est qu’avec la seconde révolution industrielle. Bien plus tard, des pans entiers de cette société tomberont dans la salarisation : fonctionnaires, cadres, employés de diverses professions fourniront à la société salariale 141 de nouveaux effectifs qui submergeront par leur nombre, leur diversité de condition, leur conscience sociale différenciée, ceux que Marx avait identifiés comme étant la classe ouvrière avec sa conscience de classe, son organisation syndicale et tous les autres attributs de son éthos.

Sans doute est-ce en Angleterre que ce nouveau rapport salarial s’est d’abord implanté en raison de l’avance que ce pays a prise sur ceux du continent en matière de développement industriel. Mais il s’est vite généralisé au reste des pays industriels d’Europe au premier rang desquels se placent encore la France et l’Allemagne. Ailleurs qu’en Europe, seuls les Etats-Unis d’Amérique et dans une moindre mesure le Japon accèdèrent au statut de pays industriels si par là on entend la capacité à organiser un véritable système productif fondé sur un certain type de rapport salarial.

Reste à évoquer la troisième configuration du rapport salarial, celle qui a vu le jour aux Etats-Unis d’Amérique et que l’Europe a découverte dès les années 1900 sans pouvoir l’adopter à son tour avant les années 1920-30 : il s’agit de ce que l’on appelle le rapport fordiste, du nom du grand constructeur automobile américain, Henri Ford. Mais le fordisme tire lui-même son origine de la toute première forme d’organisation scientifique du travail – le taylorisme – qui est également apparue aux Etats-Unis.

Au caractère scientifique de l’organisation du travail, le taylorisme ajoute une procédure de régulation de la conduite ouvrière au moyen des contraintes techniques du travail lui-même 142 . «Avec l’organisation scientifique du travail, par contre, écrit R. Castel, le travailleur est fixé non par une contrainte externe, mais par l’enroulement des opérations techniques dont le chronométrage a défini rigoureusement la durée.» 143 . L’effet est alors non seulement de river l’ouvrier à sa machine, mais de le déqualifier et ainsi de le déposséder du pouvoir de négociation que lui procurait le métier 144 . Bien vite, l’organisation scientifique du travail déborde les sites industriels qu’évoque le taylorisme pour s’implanter dans les bureaux, les grands magasins, le secteur tertiaire. Le rapport salarial (qui s’est entre-temps généralisé à ces diverses sphères), acquiert alors une nouvelle dimension caractérisée par la rationalisation maximale du procès de travail dont l’effet immédiat est d’accroître la productivité du travail à un point tel que la production s’en trouve décuplée. Désormais, les marchés traditionnels se trouvent submergés. L’ère de la production de masse avait commencé mais manquait le marché. Il appartint historiquement à Henri Ford d’avoir conçu et mis en pratique une articulation spécifique entre production et marché : elle a consisté à faire correspondre à la production de masse que le taylorisme avait logiquement induite, une consommation de masse qui ouvre des débouchés jusque-là insoupçonnés à la production. Encore fallait-il néanmoins que le nouveau rapport salarial intégrât les nouvelles données. S’ensuivit une série de transformations dans les conditions de travail qui, en contrepartie de l’acceptation par le travailleur de la rationalisation et de la mécanisation à outrance du procès de travail, concède « l’institutionnalisation d’une formule salariale garantissant une progression du niveau de vie plus ou moins en ligne avec la dynamique de la productivité» 145 . Ainsi fut réalisée la métamorphose du salarié en consommateur alors même que se sont resserrés les liens qui, depuis la première révolution industrielle, rivaient le travailleur à la machine. Et le marché s’en fut trouvé décuplé!

Ce qu’il y a de caractéristique en effet dans la situation ainsi créée par la rationalisation du travail, c’est qu’elle a agrandi l’espace du marché intérieur 146 de chaque pays dans des proportions jusque-là inégalées 147 . S’offrit aux entreprises des perspectives sans fin de profit à l’intérieur même de leur pays d’origine sans qu’elles aient à démarcher de nouvelles clientèles à l’extérieur de leur aire géographique. Alors qu’elle était portée à dépasser les frontières de l’Etat-nation, la logique marchande s’est de nouveau trouvée enchâssée dans ce même Etat-nation qui a pu ainsi la contenir par toutes sortes de mesures de type administratif 148 et par toutes sortes d’institutions censées combler les lacunes et les imperfections du marché.

Les tendances protectionnistes que la guerre et la crise 149 avaient naturellement fait naître, ont trouvé dans l’élargissement du marché intérieur un motif supplémentaire de renforcement. Keynes qui, en 1923, s’était prononcé sans ambages en faveur du libre-échange, dut se résoudre à accepter et même à justifier le nouveau protectionnisme dans lequel chaque nation s’était réfugiée 150 . Les perspectives de profit qu’offrait l’élargissement du marché intérieur sous l’effet de la transformation qu’avait subie le rapport salarial expliquent au moins en partie ce retournement de situation. Trois décennies durant, le monde industriel allait connaître le plus impétueux développement sans que le commerce international, pourtant lui aussi en forte progression, n’eût à tirer la croissance comme il le fit au cours du demi-siècle précédant la première guerre mondiale

Le tableau ci-après reproduit l’évolution des exportations en pourcentages du PNB des principaux pays industrialisés de 1950 à 1980. On y constate que, jusqu’en 1970, la part des exportations dans le PNB des Etats-Unis ne dépasse pas les 5% (moins de 20% pour le Royaume-Uni et la RFA) et que ce sont au contraire les plus petits pays d’Europe (Pays-Bas, Belgique) qui dépendent le plus de leurs exportations (54,3 et 46% respectivement).

Source: Bulletin statistique du FMI 151

Nous avons tenté dans les pages qui précèdent de sérier les traits les plus caractéristiques de l’économie de marché dans sa double dimension, logique et historique. Il est apparu à l'analyse que le capitalisme a représenté dès l’origine la forme concrète d’existence de l’économie de marché – le rapport salarial étant, dans le cas d’espèce, celui qui imprime sa marque distinctive au système des rapports économiques en lequel se présente l’économie de marché.

D’un point de vue logique, ce système met à l’œuvre ce que nous avons appelé le procès d’individuation des personnes pour désigner le processus par lequel l’échange transforme en des individus génériquement indifférenciés des personnes riches de déterminations psychosociologiques nombreuses.

Le procès d’individuation rejette sur des institutions sociales extérieures au marché – et en particulier sur l’Etat – l’expression concrète du principe d’autorité. A l’inverse du marché mais en complément à son travail de fragmentation de la communauté au travers duquel s’affirme l’individu, ces institutions mènent un travail de recomposition sociale; développent un procès de socialisation des individus.

L’Etat se trouve de ce fait totalement imbriqué au marché ; pleinement impliqué dans l’organisation et la structuration de ce qu’Adam Smith désignait déjà en son époque par l’expression de société marchande. L’Etat – et par extension toutes les institutions sociales – n’est donc pas une entité opposée négativement au marché ; elle n’en est pas la négation mais l’envers si tant est qu’on puisse considérer le marché comme l’endroit de cette pièce particulière qu’est la société.

Au plan historique, c’est en Grande-Bretagne et plus tard en France que le système socioéconomique d’économie de marché est d’abord apparu dans sa plénitude pour se déployer très progressivement au cours des 18 et 19e siècles sur tout le continent européen. La formation d’un marché intérieur unifié a été l’œuvre maîtresse de la bourgeoisie qui a pris naissance dans les couches moyennes de la féodalité à la faveur du renouveau du commerce, de la découverte de nombreuses et nouvelles routes commerciales et de la colonisation par laquelle l’Europe a pris possession des richesses des pays des autres continents. L’avènement de la révolution industrielle et l’extraordinaire développement des forces productives qui s’ensuivit poussa les pays retardataires du continent européen comme l’Allemagne à user de tous les ressorts du génie national pour amorcer l’industrialisation forcée du pays. L ‘Etat allemand, traditionnellement interventionniste, a joué un rôle accru par rapport à tous les autres pays dans la transformation de la société allemande en une société marchande. L’Etat-nation allemand était né.

Le même processus était amorcé avec quelque retard sur l’Allemagne dans le seul pays asiatique à avoir, sous la menace d’une intervention étrangère, entrepris de réaliser une industrialisation au pas de charge. A la faveur de la restauration de l’autorité de l’empereur, l’Etat japonais dut procéder à une transformation radicale de pans entiers de l’économie nipponne et des structures mêmes de la société japonaise traditionnelle.

En Amérique, seuls les Etats-Unis ont pu enclencher un processus d’industrialisation après une lutte implacable pour leur indépendance menée dès la fin du 18e siècle. Favorisés par la conjonction de nombreux facteurs de croissance autonome, dont l’existence d’un immense marché intérieur n’est pas des moindres, les Etats-Unis d’Amérique ont su tirer profit aussi bien du commerce avec les pays du vieux continent et plus spécialement avec l’Angleterre, que de la formation en leur sein d’un esprit inventif et entreprenant : ils furent dès l’origine le pays de prédilection pour la science et la technique.

Vers le milieu du 19e siècle, les Etats-Unis accédèrent au rang de nation industrielle, devenant par cela même une des plus grandes nations commerçantes du monde. Bien que moins interventionniste que l’Etat allemand ou japonais, l’Etat américain n’a pas été en reste dans la formation de la société marchande en Amérique du nord. Aussi peut-on parler à son endroit comme à l’endroit de l’Etat allemand ou japonais d’un Etat-nation avec ce que cette expression comporte d’imbrication entre le marché et l’Etat.

Presque partout ailleurs dans le monde régnait le système colonial, forme d’assujettissement des peuples non européens aux intérêts économiques ou au prestige des puissances européennes. Même l’Amérique Latine ne jouissait pendant tout le dix-neuvième siècle et le premier tiers du vingtième que d’une indépendance formelle, étant entièrement quadrillée et exploitée – après avoir été pillée – par des sociétés d’origine européenne et plus tard nord-américaine. La libéralisation mondiale en cours est-elle de nature à remédier aux effets désastreux de la colonisation de ces pays désormais regroupés sous le même qualificatif de pays sous-développés ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner dans le chapitre troisième de la présente recherche. Essayons pour l’heure de montrer, sur l’exemple de quelques pays à économie de marché constituée, les vicissitudes de la libéralisation dans les pays à économie de marché constituée et le rôle qu’y a joué l’Etat-nation selon les moments de son développement.

Notes
136.

Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Ed. Fayard 1995.

137.

R. Castel, op. cit. p 323.

138.

Cité par R. Castel, p 323.

139.

L’absence de garanties légales dans le contrat de louage impose au travailleur de changer fréquemment de place «se louant au plus offrant et [chômant] certains jours de la semaine ou pendant des périodes plus ou moins longues s’il peut survivre sans se plier à la discipline du travail industriel», R. Castel, op. cité p 326.

140.

Ainsi le nouveau rapport salarial, à l’inverse de l’ancien, implique-t-il l’Etat comme principe d’autorité, ce qui indique tout à la fois que le rapport salarial n’est pas un simple rapport marchand et que l’Etat a partie liée avec le capital.

141.

L’expression est de M. Aglietta et A. Bender in : Les métamorphoses de la société salariale, Ed. Calman-Lévy, 1984. Elle est reprise dans l’ouvrage cité par R. Castel qui en développe les implications sociologiques.

142.

Le taylorisme met ainsi fin aux contraintes extraéconomiques – chantage moral exercé sur les travailleurs par de nombreux procédés dont l’instrumentation de la religion – appliquées pendant tout le temps qu’a duré la première révolution industrielle.

143.

Op. cit. p 331.

144.

R. Castel note en contrepoint de ce lissage par le bas des qualifications qu’«ainsi l’homogénéisation scientifique des conditions de travail a-t-elle pu forger une conscience ouvrière débouchant sur une conscience de classe aiguisée par la pénibilité de l’organisation du travail», op cité p 332.

145.

R. Boyer: «Comment émerge un nouveau système productif?», in «Vers un nouveau modèle productif», Ed. Syros/Alternatives 1993, p 37. 

146.

P. Dockès écrit à ce sujet : « la production de masse suppose, sinon l’existence préalable de la consommation de masse, son anticipation…C’est d’abord ainsi que Ford escompte l’obtention des débouchés d’une consommation de masse». In: Les recettes fordistes et les marmites de l’histoire (1907-1993), Revue Economique n° 3, mai 1993, p 494.

147.

L’exemple du marché automobile est le plus caractéristique. Marché émergeant au début des années 1900, il a connu une croissance fantastique dans le premier quart du 20e siècle. La Ford T, première voiture à être fabriquée en série selon la recette fordiste, vendue à 6000 exemplaires seulement en 1908, a été commercialisée à 15 millions d’exemplaires en 1926! (chiffres cités par P. Dockès, op. cité p 493).

148.

C’est en effet dans la réglementation du commerce extérieur que les Etats ont eu le plus à intervenir. «Si le commerce international s’est développé fortement depuis 1945, écrit F. David, le GATT n’a pu supprimer un certain nombre de pratiques discriminatoires qui placent certains secteurs sous une quasi-tutelle gouvernementale». In Les échanges commerciaux dans la nouvelle économie mondiale, PUF 1994 p 78.

149.

« La dépression mondiale catastrophique des années 30, écrit H. Van Der Wee, a mis un terme aux efforts déployés en vue de rétablir le système économique libéral qui prévalait avant la guerre». In Histoire économique mondiale – 1945-1990, Academia-Duculot, 1992, p 293.

150.

Il écrivit en effet dans la Yale Review en 1933 : «Je sympathise avec ceux qui voudraient minimiser plutôt qu’avec ceux qui voudraient augmenter les liens économiques entre les nations. Les idées, les sciences, les connaissances, l’hospitalité, les voyages, voilà ce qui, par nature, devrait être international. Mais que les produits soient faits à la maison aussi souvent qu’il est raisonnablement possible et avant tout que la finance soit essentiellement nationale.» Cité par F. David, op. cit. p 13.

151.

Cité par R. Raymona, Autonomie et coordination des politiques monétaires, in Internationalisation et autonomie de décision», (sous la direction de) H. Bourguinat, Ed. Economica 1982, p176.