Chapitre Deuxième : Etat et marché, marché contre Etat ou des deux logiques de la régulation sociale.

Le terme de libéralisation est devenu le maître mot par lequel on désigne les processus tendant à faire des espaces économiques nationaux un marché unique régi par la seule loi de l’offre et de la demande mondiales. La libéralisation consisterait à lever tous les obstacles dressés par les Etats-nations devant l’entrée des marchandises et des capitaux étrangers sur leur territoire.

Dès les années 1960, l’OCDE a édicté deux codes dits de «libéralisation» 152 , l’un portant sur les opérations courantes invisibles, l’autre sur les mouvements de capitaux. Nombreux sont les auteurs à avoir cherché à définir dans ce cadre le contenu de la libéralisation. Ainsi B. Fisher et R. Reisen rangent sous cet intitulé la suppression des contrôles sur les mouvements de capitaux et considèrent comme autant d’obstacles à la libéralisation les pratiques tendant à instaurer ou à maintenir, sous quelque forme que ce soit, «des contrôles macroéconomiques sur les marchés des capitaux» 153 . M. Agosin parle de libéralisation des importations au sujet de la politique consistant à «convertir les obstacles non tarifaires en équivalents tarifaires [et à] réduire les droits de douane les plus élevés de façon à avoir en fin de compte un degré de protection uniforme et bas» 154 . Plus généralement, la libéralisation consisterait à «s’en remettre davantage aux mécanismes du marché.» 155 , ce qui, pour les Etats-nations qui se sont constitué un espace de souveraineté, reviendrait à abandonner au marché tout ou partie de leur pouvoir d’allocation des ressources et de régulation économique.

Pourtant l’Etat-nation moderne n’a jamais récusé le marché. Tout au contraire, il s’est formé dans le sillage de ce dernier auquel il n’a pas cessé de fournir en retour matière à se développer à l’intérieur de ses frontières qu’au besoin il a cherché à élargir pour donner une meilleure prise aux forces du marché. De là les guerres incessantes que se sont livrées durant tout le Moyen-Âge et jusqu’à l’époque moderne les Etats-nations d’Europe soucieux de se constituer leur propre marché. Hors des frontières de l’Etat-nation, il est vrai, la logique marchande n’a pas toujours eu gain de cause face aux barrières protectionnistes dressées par chaque pays.

C’est donc tout naturellement qu’on associe libéralisation et levée des obstacles tarifaires et non tarifaires à l’entrée des marchandises et des capitaux étrangers dans l’espace économique dans lequel s’exerce la souveraineté de l’Etat-nation. Est-ce à dire pour autant que la levée de ces obstacles épuise le contenu de la libéralisation ? Voire !

Si, historiquement, l’Etat-nation est né d’un besoin pressant de fournir un cadre institutionnel viable et pérenne aux relations marchandes, il ne s’est pas contenté de ce rôle mais a développé, en concurrence avec le marché, sa propre logique de régulation économique. Tout comme la logique marchande mais au niveau macroéconomique, celle-ci se saisit des mêmes instruments monétaires de régulation (taux de change, taux d’intérêt, taux d’escompte pour ne citer que les principaux) 156 , qu’elle manipule au gré de la conjoncture pour imprimer à l’économie l’orientation désirée par les autorités politiques de l’Etat-nation. Mais, et c’est l’ambition du présent chapitre de le montrer, la logique tutélaire ne s’oppose qu’en apparence à la logique marchande lorsque sont en jeu les intérêts de l’Etat-nation sur le marché mondial. A défaut pour l’une de se plier en tous points aux exigences de l’autre, elle s’accommode au mieux de ces dernières. Si donc la libéralisation consiste à démanteler les barrières douanières et autres obstacles érigés par l’Etat-nation devant l’entrée des marchandises et des capitaux étrangers dans son espace de souveraineté, elle ne se traduit pas pour autant par le recul de la logique étatique de régulation sociale devant la logique marchande. Or logique tutélaire 157 et logique marchande ne sont pas que de simples modalités 158 de la régulation sociale : ce sont au contraire des modes foncièrement différents – pour ne pas dire antagoniques – de structuration de la société qui se développent en des formes distinctes d’exercice du pouvoir d’allocation des ressources et de régulation économique.

Il peut paraître paradoxal de déceler à travers la logique marchande une forme d’expression d’un quelconque pouvoir dans la mesure où le marché apparaît comme le lieu par excellence où se nouent des relations d’équivalence. Pourtant nombreux sont les auteurs qui, déniant à l’Etat tout pouvoir, ne reconnaissent de pouvoir que le pouvoir de marché, c’est-à-dire la capacité des agents à marchander ; capacité qui ne recèle d’asymétrie que dans le cas fort peu apprécié de la théorie économique dominante où l’on sort du cadre de la concurrence pure et parfaite. Pourtant les relations marchandes ne sont pas indemnes de toute forme de sujétion de certaines volontés à d’autres comme F. Perroux 159 – après Marx – a pu le montrer.

De toutes les relations marchandes, c’est le rapport salarial qui, ainsi que nous l’avons précédemment étudié, recèle le plus d’ambiguïté dans la mesure où il contient tout en l’occultant le principe d’autorité. A travers le rapport salarial s’exerce donc bel et bien une forme de pouvoir dont l’origine est à chercher dans l’asymétrie des agents au regard du principe de propriété. Par ailleurs l’Etat, en tant qu’institution investie de la force que requiert l’autorité, se trouve impliqué dans la définition et dans la mise en œuvre du rapport salarial que le marché présente comme une simple relation d’équivalence.

Ainsi le rapport salarial se trouve-t-il soumis à la double logique : tutélaire et marchande. Toute la question est de savoir alors si la libéralisation n’a pas pour effet de modifier en profondeur l’équilibre des forces qui s’établit au sein de chaque Etat-nation entre la tendance inhérente à la logique marchande consistant à déborder du cadre institutionnel dans lequel elle opère et celle de la logique tutélaire qui consiste à renforcer ce même cadre institutionnel en édictant des règles auxquelles même le marché est soumis. En soumettant à la logique marchande la logique tutélaire, la libéralisation ne concourt-elle pas à réaliser du même coup la généralisation d’un type de rapport salarial donné ? C’est à cette question qu’est consacré le présent chapitre. En retraçant à grands traits les faits économiques qui, dans chacun des Etats-nations à économie de marché constituée, ont tantôt freiné, tantôt accéléré la libéralisation, on cherchera à vérifier l’hypothèse selon laquelle la libéralisation est le processus porteur de l’hégémonie à l’échelle mondiale d’un certain paradigme productif ; celui-là même que porte pour l’heure le rapport salarial de type fordiste. De ce point de vue, ni la crise économique mondiale des années 1970-1980, ni la tendance actuelle à la financiarisation accrue des économies les plus industrialisées du globe ne semblent mettre en cause la nécessité pour tout paradigme productif de se réaliser sur une échelle toujours plus élargie. Il en est ainsi en particulier du paradigme productif fordien qui a prédominé aux Etat-Unis d’Amérique avant de s’étendre à l’Europe à partir des années 1950 et au reste du monde depuis les années 1980.

Notes
152.

Voir à ce sujet B. Fisher et R. Reisen: Vers la liberté des mouvements de capitaux, Cahier de politique économique n° 4, OCDE, 1992.

153.

Id. p 15.

154.

Réforme des politiques commerciales et performances économiques : un panorama de la question et quelques éléments d’appréciation préliminaire, Revue Tiers-Monde n° 139, juillet-septembre 1994, p505.

155.

JM. Fanelli, R. Frenkel : Gradualisme, traitement de choc et périodisation, Revue Tiers-Monde, n°139, juillet-septembre 1994, p 582.

156.

Sans parler des instruments propres comme par exemple la fiscalité.

157.

L’expression est de B. Théret in Les métamorphoses fiscales du capital, une approche marxiste-webérienne des finances publiques, Revue Economie Appliquée n°2, 1993. L’auteur l’emploie pour désigner ce que nous avons appelé plus haut la logique étatique de régulation sociale.

158.

Par ce terme nous désignons ce que les auteurs de l’école grenobloise de la régulation appellent les procédures sociales de la régulation. Voir à ce sujet: Crise et Régulation, Recueil de textes 1983-1989, Université Pierre Mendès France, Grenoble.

159.

L’auteur écrit: « Maintes circonstances conduiraient aujourd’hui à penser, si l’on avait le goût pour les généralisations rapides, qu’il est aussi opportun de concevoir le monde économique comme un ensemble de rapports patents ou dissimulés entre dominants et dominés que comme un ensemble de rapports entre égaux », L’Economie du XXeme siècle, Ed. PUF, 1964, p 27.