2.1. Les Etats-nations à l’épreuve de la libéralisation dans les pays à économie de marché constituée.

C’est depuis les années 1970 que la logique marchande tend à l’emporter nettement sur la logique tutélaire. Auparavant, l’Etat faisait de la résistance – avec succès – et ce depuis un bon siècle!

Que ce soit en Allemagne, en France ou aux Etats-Unis d’Amérique, l’heure était, vers la fin du 19e siècle, à la consolidation de l’Etat-nation et au protectionnisme. Seul le Royaume-Uni, dont la prépondérance industrielle avait fait de la livre sterling la monnaie des règlements internationaux, prônait sans restriction le libre-échange. Il s’était engagé dès 1846 dans la libéralisation totale des échanges mais le choix pour le libre-échange ne tenait pas seulement à un principe de morale internationale, c’était aussi une « doctrine avantageuse » 160  : Le protectionnisme gênait la bourgeoisie industrielle en renchérissant le prix des matières premières et le prix du blé et l’effet de ce renchérissement était de contrarier la baisse des coûts matériels et des coûts salariaux. L’abolition des corn-laws en mai-juin 1846 couronnait une série de mesures allant du démantèlement des monopoles à l’abolition des droits sur le coton, la laine, la viande etc.

Quant aux autres Etats-nations dont nous avons évoqué l’antériorité (France) ou la postériorité (Allemagne, Etats-Unis, Japon) de leur formation, ils en étaient encore, vers 1870, à consolider leurs positions, ce qui les conduisit tout naturellement à préférer le protectionnisme au libre-échange. De ces quatre pays, c’est la France qui était le plus industrialisé à cette date, ce qui explique que, malgré les réticences de la classe dirigeante marquée encore du sceau du colbertisme, Napoléon III négocia en 1860 (en grand secret il est vrai), un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni. Le traité durera pendant tout le second empire et ne sera remis en cause que sous la pression des événements (la France ayant beaucoup perdu de sa puissance à la suite de la défaite que lui infligea la Prusse).

Pour ce qui est des Etats allemands dont on a dit précédemment qu’ils ne constituèrent une union douanière – les Zolleverein – qu’en 1834, ils ne s’ouvrirent que timidement sur le monde extérieur en signant un accord de libre-échange avec la France en 1862. Il fallut attendre encore plus de dix ans pour que Bismarck établît un tarif extérieur relativement libéral. Enfin, et en ce qui concerne les Etats-Unis d’Amérique, c’est seulement à la veille de la guerre de sécession que leur tarif extérieur connut un allègement pour permettre aux industriels américains de s’équiper en matériel en provenance du Royaume-Uni. Quant au Japon, il ne s’était pas encore fait à l’idée d’une ouverture sur l’extérieur et c’est bien malgré lui qu’il se plia au diktat américain de 1853.

Avant même que cette tendance à la libéralisation des échanges ne se précisât, la crise survint, touchant pour la première fois tous les pays industrialisés de façon quasi-simultanée.

A l’exception du Royaume-Uni, qui maintint contre la volonté des lobbies protectionnistes le cap sur le libre-échange, tous les autres pays, l’Allemagne en tête, réinstaurèrent le protectionnisme sinon de jure, du moins de facto. Les Etats-nations s’étant maintenant constitués (le dernier en date en Europe industrialisée étant l’Allemagne), on aurait pu s’attendre à ce que la logique tutélaire cédât le pas devant la logique marchande. Il n’en fut rien alors même que le commerce mondial connut un essor remarquable si on considère la période qui va de 1850 à 1914 dans sa globalité. C’est bien évidemment la Grande-Bretagne qui reste la première puissance commerciale du globe. Sa part dans les échanges mondiaux s'est élevée à 16,5% en 1850, à 14,5% en 1870 et à 17% en 1913 161 . La part de l’Allemagne et des Etats-Unis a cru régulièrement pendant cette période et celle de la France également bien que de façon moins prononcée.

La raison de ce développement impétueux du commerce mondial tient au fait que, malgré les droits de douane 162 , les avantages comparatifs que chaque pays tirait de son commerce extérieur devaient être substantiels du fait de la diversité des produits échangés ; diversité qui témoignait d’un certain degré de spécialisation internationale 163 elle-même renvoyant à la diversité des systèmes productifs en présence. Aussi, passée la grande dépression de la fin du 19e siècle (1882-1896), le commerce mondial connut un rebond d’autant plus vigoureux qu’il fut soutenu par ce qu’il est convenu d’appeler la seconde révolution industrielle. Les échanges internationaux se développèrent. Ainsi, entre 1913 et 1928-29, les exportations de produits manufacturés crurent de 159% pour la France, de 90% pour l’Allemagne et de 81% pour le Royaume-Uni 164 . Entre 1920 et 1926, le dynamisme des ventes à l’exportation a été stimulé, dans le cas de la France, par la dépréciation du franc tandis que le Royaume-Uni, moins engagé que l’Allemagne et les Etats-Unis dans le seconde révolution industrielle se trouvait en décalage par rapport à ces pays sur le marché mondial. De surcroît, et au contraire de ces pays qui se sont protégés de la concurrence internationale par de hauts tarifs douaniers 165 , le Royaume-Uni s’en était tenu tout à la fois à sa politique de libre-échange de 1846 et à la parité-or de la livre sterling d’avant-guerre. Ayant assuré la gloire commerciale de l’Angleterre pendant tout le temps qu’a duré la première révolution industrielle, ces deux facteurs ont fini par jouer en sa défaveur dans la mesure où l’un (le libre-échange) offrait toutes facilités aux produits étrangers d’être écoulés sur le marché anglais et l’autre (la parité-or de la livre) renchérissait les produits anglais sur les marchés étrangers.

Vint la Grande Guerre qui a forcé chaque pays à se replier sur lui-même (économiquement s’entend). Dans les Etats industrialisés d’Europe, elle fut un motif de reprise en main par l’Etat des économies. C’est dans le domaine industriel que l’intervention de l’Etat se fit d’abord prégnante avant que, le conflit s’enlisant, l’économie de guerre fût instaurée. Elle consista en une mobilisation des ressources par l’Etat au profit du front.

On peut penser que, dans les conditions décrites ici, la logique tutélaire n’eut plus qu’à supplanter la logique marchande. Ce ne fut pas davantage le cas que précédemment pour la logique marchande : celle-ci trouva dans la guerre un terrain plus favorable encore pour se déployer dans toute sa plénitude ; au point où la question des bénéfices de guerre, jugés excessifs, que les sociétés industrielles réalisèrent, s’était muée dans chaque pays en un problème moral aux dimensions nationales 166 . Il est vrai que, en fait de logique marchande, avec ce que cette expression suppose de transparence et de régularité des transactions, on assista plutôt à une entreprise de mise à sac menée par les industriels eux-mêmes au détriment de la collectivité. « Comptabilités opaques et déséquilibres entre offre et demande rendaient toutes pressions de l’Administration [sur les industriels] illusoires » écrivent les auteurs de Industrialisation et sociétés en Europe occidentale 167 . Les commandes démesurées que l’Etat passait aux industriels des secteurs de la sidérurgie et de la chimie rendaient inopérante la volonté des pouvoirs publics d’exercer le moindre contrôle sur les prix.

Sans entrer ici dans de plus amples détails concernant l’économie de guerre, on retiendra que, loin d’évacuer la logique marchande de la sphère des activités productives, elle l’a au contraire renforcée, l’Etat ayant réalisé en lieu et place des industriels concernés par les commandes militaires, une mobilisation générale de la main-d’œuvre au profit des industries de guerre 168 . Néanmoins cette logique ne se manifesta que dans le cadre de l’Etat-nation, la guerre étant en fin de compte une manière pour les Etats-nations en conflit de se mesurer les uns aux autres et de réaffirmer ainsi leur existence les uns par rapport aux autres. Aussi, la logique tutélaire ne s’est-elle pas complètement effacée de la scène économique. A preuve, les mesures prises en matière d’organisation des approvisionnements et d’orientation de la production : dès 1916 furent créées en France des associations d’industriels d’une même branche dénommées consortiums. L’Etat, unique acheteur des produits importés et des produits intérieurs frappés de la clause d’exclusivité, attribuait les matières premières aux différents consortiums qui procédaient ensuite à une nouvelle répartition au profit des entreprises de leur branche d’activité. Malgré ses réticences dictées par sa philosophie politique, le gouvernement britannique fut lui aussi contraint d’intervenir dans l’organisation de la production : en juillet 1915, pleins pouvoirs lui furent conférés pour « organiser la mobilisation de l’économie nationale » 169 . Quant à l’Allemagne, elle s’était préparée de longue date à la mobilisation industrielle. Dès l’ouverture du conflit en effet, un office des matières premières avait été créé pour établir un plan de ravitaillement des armées. Comme l’industrie allemande était déjà largement cartellisée, l’office en question n’eut pas de nombreux interlocuteurs. Bien plus tard, lorsque Hitler arriva au pouvoir en 1933, il lui fut d’autant plus facile d’instaurer l’Etat fasciste que ce mode d’organisation de l’industrie le préfigurait déjà, du moins pour ce qui est de la mobilisation des ressources.

Malgré la volonté affichée par les gouvernements des principales puissances européennes, il leur était désormais difficile de se désengager de la sphère économique pour laisser les lois du marché opérer de nouveau librement. Nonobstant tous les signes d’une nouvelle prospérité, l’entre-deux-guerres s’était annoncé par une agitation particulière qui requérait des gouvernements de nouveaux contrôles : des fluctuations monétaires de grande ampleur avaient eu lieu, induites par l’importance croissante de la monnaie de banque dans les règlements internationaux. Ainsi, et dès 1921, une crise s’était produite, «causée dans une très large mesure par la disparition des moyens de paiements internationaux» 170 liée à ces fluctuations.

Si les pays de vieille industrialisation (Angleterre, France), avaient acquis une maîtrise des questions monétaires à la hauteur des exigences du moment, les autres pays engagés dans la guerre et sortis grandement affaiblis du conflit n’ont plus eu aucun contrôle sur ces questions. L’Allemagne, la Russie, l’Autriche connaissaient l’hyperinflation. Le mark-or valait en 1923 un million de marks-papier tandis que le rouble-or valait 98 millions de roubles-papier 171 .

Alors que la Russie soviétique se trouvait exclue du commerce international par le blocus décrété par les pays occidentaux, l’Allemagne, en revanche, l’était par la dépréciation de sa monnaie en situation de pénurie d’or et de devises ; ce qui, compte tenu de l’imbrication des économies des pays d’Europe occidentale, s’était répercuté négativement sur les autres pays, les obligeant à adopter des mesures restrictives en matière monétaire pour enrayer l’inflation. La France par exemple, après une valse-hésitation nourrie de l’espoir suscité par la perspective des réparations de guerre, dut se résoudre en 1928 à dévaluer sa monnaie de 4/5e de sa valeur de 1913.

Mais la crise de 1921 fut aussi la conséquence de la décision des Etats-Unis de mettre fin à la solidarité interalliée et de se replier derrière leurs positions protectionnistes traditionnelles. Aussi l’immense espoir suscité en Europe par le progrès technique et scientifique de ces années-là fut-il vite déçu. Car «l’innovation technique ne devenait facteur de mutation économique et sociale que lorsque les conditions financières de son exploitation étaient réunies» 172 , ce qui était loin d’être le cas. Ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui allaient en tirer tout le bénéfice. «Le progrès technique, notent les auteurs précédemment cités, est désormais beaucoup trop étroitement lié aux moyens financiers pour que ce ne soit pas l’économie la plus puissante qui suscite sinon toujours les plus brillantes découvertes, du moins leur plus rapide exploitation» 173 .

Pourtant la crise la plus grave qu’ait connue le capitalisme, celle qui a entraîné les pires souffrances, causé ruines et faillites en grand nombre, provoqué émeutes sociales et bouleversements politiques sans précédent, avait pris naissance aux Etats-Unis, pays sorti économiquement renforcé par la guerre, dont la monnaie était au centre du nouveau système monétaire et financier international. Nous voulons parler de la crise de 1929-1933 174 .

L’imbrication extraordinairement complexe des phénomènes réels et monétaires ne permet pas à l’analyste de distinguer dans l’imbroglio des faits qui se sont produits ceux qui relèvent des causes et ceux qui relèvent des effets. La crise boursière par laquelle tout a commencé n’est-elle elle-même que la conséquence des déséquilibres structuraux qui se sont accumulés au sein de l’économie américaine? Ou bien en est-elle à l’origine? Il est bien difficile de répondre à cette question. C’est la spécificité de l’économie monétaire de production de ne pouvoir être réduite ni à une économie réelle d’échange où la crise peut aisément être interprétée en termes de déséquilibre offre/demande de biens, ni à une économie d’échange monétaire où la crise peut tout aussi aisément être interprétée en termes de déséquilibre offre/demande de monnaie.

Toujours est-il que, déjà avant la crise mais surtout après, le dollar avait subtilisé à la livre sterling son rôle de monnaie des règlements internationaux, ce que la conférence de Gênes de 1922 avait implicitement reconnu en réservant ce rôle à toutes les monnaies convertibles en or dans le nouveau système monétaire dit Gold Exchange Standard. C’est bien évidemment le dollar – et le dollar seul – qui pouvait prétendre à ce rôle. Bien entendu, une telle reconnaissance ne faisait qu’entériner les changements qui s’étaient produits dans l’équilibre des puissances, les Etats-Unis volant la vedette aux pays du vieux continent qui ont comme à dessein cherché à se détruire mutuellement.

Bien qu’ils aient été les premiers et les plus durement touchés par la crise, les Etats-Unis ont pour la deuxième fois en moins d’une génération été servis par le destin : l’Europe s’était lancée dans une nouvelle guerre encore plus dévastatrice que la première dont elle sortira exsangue tant du point de vue économique que démographique. Entrés tardivement dans le conflit aux côtés des Alliés, les Etats-Unis ne se sont pas privé d’alimenter en armement ces derniers, trouvant là un débouché inespéré à leur industrie d’armement alors en plein essor. Aussi cherchèrent-ils après la guerre à conserver et même à étendre ce marché.

Notes
160.

L’expression est de J.M. Keynes qui écrivait en 1923 : «Nous devons nous en tenir au libre-échange comme à un principe de morale internationale et non seulement comme à une doctrine avantageuse». Cité par F. David in «Les échanges commerciaux dans la nouvelle économie mondiale», PUF 1994, p 13.

161.

Chiffres cité par F. David, op. cit. p 68.

162.

Les droits de douane peuvent compromettre les avantages comparatifs à l’échelle de la firme, non à l’échelle macroéconomique à laquelle on se place ici dans la mesure où leurs effets positifs et négatifs s’annulent mutuellement dans les flux d’entrée et de sortie des marchandises pour autant que le pays ne dépend pas des importations comme c’est le cas des pays sous-développés et en particulier de l’Algérie dont nous étudierons en détail l’expérience d’industrialisation dans la seconde partie de la présente recherche.

163.

Spécialisation résultant de l’inégalité de développement industriel tout autant que de la disponibilité relative des ressources.

164.

Chiffres cités par F. David, op. cit.

165.

Tarifs de 1878 en Allemagne, de 1890 et 1897 aux Etats-Unis.

166.

E. Bussière, P. Griset, C. Bouneau, JP. Williot : Industrialisation et sociétés en Europe occidentale, 1880-1970, Ed. A. Colin, 1998 p 53.

167.

Id p 53.

168.

En France, la loi Dalbiez autorisa plus de 500. 000 personnes à effectuer leur service dans les usines de guerre (chiffre cité par E. Bussière et all, op.cité p 52. Les mêmes auteurs indiquent qu’en Grande-Bretagne, la mobilisation de la main-d’œuvre fut réalisée de manière satisfaisante, les effectifs industriels de 1918 – 8,5 millions – étant supérieurs de 100.000 travailleurs à ceux de 1913).

169.

Id. p52.

170.

P. Guillaume et P. Delfaud, Nouvelle histoire économique, Tome 2 : le 20e siècle. Ed. A. Colin, 1995.

171.

La situation s’est dégradée davantage en Allemagne à partir de cette date. Selon J.K. Galbraith, les prix étaient 1.475 fois plus élevés à la fin de 1922 qu’avant la guerre. « Puis les choses se gâtèrent en 1923, écrit l’auteur du nouvel Etat industriel. Le 27 novembre 1923, les prix intérieurs atteignirent 1.422.900.000.000 fois leur niveau d’avant-guerre ». Voir L’argent, Ed. Gallimard, Coll. Idées, 1976, p 253.

172.

E. Bussière et all. : « Industrialisation et société en Europe Occidentale, 1880-1970 », Op. cité p 48.

173.

Id. p 48.

174.

Les effets désastreux de la crise de 1929-33 sur les petites gens – les travailleurs en particulier – ont été décrits avec une force saisissante dans la grande épopée de J. Steinbeck, Les raisins de la colère. (Ed. Gallimard, juin 2001).