2.2. Libéralisation économique et paradigme productif.

Ce n’est donc pas un hasard si l’élaboration d’une charte consacrant les principes d’un nouvel ordre mondial libéral avait été à l’ordre du jour de la première conférence internationale d’après-guerre 175 . Que les Etats-Unis d’Amérique aient été à cette occasion les défenseurs d’un libre-échange intégral n’était pas de nature à surprendre car ce pays était sorti économiquement renforcé de la guerre alors que ses partenaires européens (sans parler des autres pays moins développés) avaient été au contraire grandement affaiblis par la guerre. Les pays d’Europe n’étant pas disposés à abandonner à court terme leur politique protectionniste ni à renoncer à la politique de plein emploi, d’inspiration keynésienne, que leur dictait la nouvelle configuration du rapport des forces politiques en présence 176 , ils mirent en échec les Etats-Unis d’Amérique lors de la conférence de la Havane en introduisant des propositions fondamentalement différentes des leurs, obligeant ainsi le Congrès américain à refuser de ratifier le projet de charte de l’ITO (International Traide Organization). Mais ils durent pourtant se rendre à l’évidence qu’ils ne pouvaient entreprendre leur reconstruction sans une aide massive des Etats-Unis. Ceux-ci ont d’autant plus volontiers renoncé en fin de compte à leur idée d’une organisation internationale du commerce, à travers laquelle ils se conduiraient en champion de l’ordre mondial libéral, que l’aide à la reconstruction des pays de l’Europe occidentale leur permettait de réaliser tout à la fois des objectifs politiques et des objectifs économiques. Parmi les objectifs politiques, il s’agissait en premier lieu de soustraire à l’influence de l’Union soviétique le plus grand nombre possible de pays européens pour les intégrer au monde libre et d’endiguer 177 ce faisant l’avancée du bloc formé autour de l’Urss. Pour ce qui est des objectifs économiques, il s’était agi pour l’essentiel de se frayer un vaste chemin vers le marché européen de marchandises et de capitaux. C’est ce qui fut fait avec le plan Marshall qui prévoyait une aide (sous forme de don) de vingt milliards de dollars 178 en sus des crédits à court terme (d’un montant de sept milliards de dollars) octroyés à la France, au Royaume-Uni, au Benelux et à l’Italie. Cette masse d’argent représentait pour les Etats-Unis la contre-valeur potentielle de leurs exportations futures de marchandises, ce qui constituait un formidable débouché à leurs excédents de production pour de nombreuses années. Comme les dons et les prêts étaient libellés en dollars, le plan Marshall contribuait de surcroît à asseoir la prédominance de cette monnaie dans les règlements internationaux, évinçant définitivement la livre sterling mise à mal, il est vrai, par la politique monétaire de la Grande-Bretagne au cours de l’entre-deux-guerres 179 . Dans la mesure où le dollar est le signe distinctif qui norme 180 le système productif américain, l’Europe se trouvait, grâce au plan Marshall, n’être plus qu’un système satellite du système productif américain et cela pendant tout le temps qu’allait durer la reconstruction. C’est ce qui explique que, toutes autres considérations mises à part 181 , le paradigme productif porté par le rapport salarial de type fordiste se soit prioritairement implanté dans les pays industrialisés d’Europe de préférence aux pays sous-développés à forts gisements de main-d’œuvre bon marché et de ressources naturelles à faibles coûts d’exploitation. Ainsi l’Europe était-elle devenue pour un temps dépendante des Etats-Unis non seulement par l’obligation qui lui était faite d’acheter américain mais aussi à cause des investissements directs que ce pays réalisait dans le vieux continent. En raison de sa productivité élevée, l’investissement américain forçait l’industrie européenne à s’adapter – en adoptant le même paradigme productif (et donc le même type de rapport salarial) que celui, devenu hégémonique, qui a cours aux Etats-Unis – ou à s’éclipser. On comprend dès lors pourquoi ce pays s’est contenté de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement of Tariffs and Trade – GATT) en lieu et place de l’organisation internationale du commerce (ITO) qu’il avait projetée : c’est que le GATT, dans la position où se trouvaient les pays d’Europe par rapport aux Etats-Unis d’Amérique, suffisait à assurer la libéralisation des échanges dont ce dernier pays allait tirer tout le profit tout au long de la reconstruction des pays du vieux continent ! Le GATT s’est donc vu confier la mission de faire respecter par les pays signataires de l’accord (au nombre de 23 à l’origine) la déontologie libérale ; ce qu’il assura à travers des réunions régulières où étaient prises les décisions les plus importantes concernant la réduction des droits de douane et la levée des obstacles non tarifaires à la circulation des marchandises et des capitaux entre pays. Cette politique a pour nom libéralisation dans la littérature économique des instances internationales comme des auteurs non institutionnels.

Pourtant la levée des obstacles tarifaires et non tarifaires à la circulation des marchandises et des capitaux n’épuise pas le contenu économique de la libéralisation, elle n’en constitue que l’aspect apparent. La libéralisation économique réfère à quelque chose de plus fondamental ; elle consiste en le mouvement par lequel tend à se généraliser un certain paradigme productif au détriment de ceux qui ont cours dans les différents pays et qui résultent d’expériences industrielles qui se ressentent d’une praxis que des siècles d’histoire humaine ont forgée. S’il s’inscrit dans la logique marchande en tant qu’elle est porteuse d’une rationalité portée vers l’universalité, ce mouvement se heurte pourtant à la logique tutélaire qui, pour n’être pas constamment en contradiction avec la première, lui oppose néanmoins une farouche résistance dès qu’il est question de l’existence même de l’Etat-nation. Or la libéralisation est bien une forme de négation de l’Etat-nation entendu comme espace de souveraineté 182 et lieu de manifestation des spécificités culturelles qui trouvent leurs fondements dans l’existence de types différents de rapports sociaux au premier rang desquels se place le rapport salarial. Ce mouvement d’uniformisation des rapports sociaux, de leur nivellement à l’échelle planétaire que l’on désigne aujourd’hui par mondialisation ou globalisation, (la différence entre ces deux termes ne renvoyant à rien de fondamental touchant au contenu même de la libéralisation 183 ) n’est en fait que le processus par lequel s’instaure l’hégémonie de la puissance économique du moment – en l’occurrence les Etats-Unis d’Amérique – sur les autres Etats-nations. Il découle de l’existence de firmes transnationales dont l’origine remonte certes aux débuts du 20e siècle mais qui se sont surtout développées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale grâce à l’investissement direct étranger dont nous aurons à montrer plus loin le lien avec l’expansion du paradigme productif américain et avec le rapport salarial de type fordiste qui lui est associé.

Sans doute faut-il voir dans les toutes premières initiatives européennes en faveur de la constitution d’une organisation de coopération économique (OECE) comme des dernières en date en faveur de l’intégration (union monétaire et bientôt constitution commune) en passant par toutes celles qui ont jalonné le long cheminement vers l’union européenne (union douanière, communauté européenne du charbon et de l’acier, politique agricole commune pour ne citer que les plus importantes) des tentatives maintes fois renouvelées de s’opposer à la libéralisation telle qu’on vient de la définir : comme mouvement de généralisation à l’Europe et au reste du monde du paradigme productif fordien. Par la même occasion, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, les Etats-nations européens acceptaient de perdre individuellement une parcelle de souveraineté qu’ils espéraient gagner collectivement face aux Etats-Unis dans la mesure où c’est ensemble qu’ils tentaient de faire reculer les prétentions américaines en matière de libéralisation 184 .

Notes
175.

Il s’agit de la conférence de la Havane qui entama ses travaux en 1947 en vue de créer une organisation internationale du commerce (International Traide Organization – ITO).

176.

Les forces de gauche ayant joué un rôle majeur dans la résistance, elles se sont trouvées naturellement associées au pouvoir dès la libération.

177.

Politique dite de containment inaugurée par le Président Truman.

178.

L’aide effective s’est élevée à 17 milliards de dollars (chiffre cité par Van Der Lee).

179.

«En septembre 1931 la Grande-Bretagne a aboli l’étalon-or pour le remplacer par un système de taux de change flottants. Cette décision équivalait à une dévaluation importante de la livre sterling et de toute une série de monnaies qui y étaient rattachées.» H. Van Der Wee, op cité p 293. Elle eut pour effet de détruire le capital-confiance que les pays plaçaient jusqu’ici dans la livre sterling du fait de sa convertibilité immédiate en or.

180.

L’expression est de J. Calvet et R. Di Ruzza in Quelques hypothèses sur l’étude de l’inflation en période de crise, Crise et Régulation (Recueil de textes 1983-1989), GRREC, Grenoble, p 127 et suiv. Le sens dans lequel elle est employée ici est indique plus loin.

181.

Notamment la capacité de la main-d’œuvre locale à s’adapter aux rigueurs des process et à se les assimiler.

182.

F. Sachwald écrit au sujet de la mondialisation qu’elle constitue pour les Etats «une remise en cause de leur capacité à mener des politiques nationales». Cf Mondialisation et systèmes nationaux in «Les défis de la mondialisation», Ed. Masson 1994, p 15.

183.

La globalisation ne diffère de la mondialisation qu’à cause des problèmes globaux qu’elle pose au genre humain (problèmes écologiques entre autres). Pour le reste, elle renvoie à la domination des firmes transnationales. Celles-ci ont depuis longtemps transformé la nature des relations marchandes en y intégrant une dimension extraéconomique (à travers par exemple la surfacturation de leurs produits à leurs filiales ou la sous facturation des produits de ces dernières dans leur stratégie commerciale).

184.

On peut suivre les péripéties de cet interminable conflit à travers les positions des uns et des autres concernant par exemple le commerce des produits transgéniques, des produits cinématographiques et autres produits culturels pour lesquels certains milieux européens dénient le statut de marchandise et revendiquent l’exception culturelle.