2.3. Le rôle des investissements directs étrangers dans la diffusion du paradigme productif fordien.

L’investissement direct étranger ne consiste pas en une simple exportation de biens-capital mais en l’exportation de la combinaison productive que forment les éléments objectifs et subjectifs du procès de travail ; c’est-à-dire en l’exportation du principe structurant de tout procès de production.

L’hégémonie du paradigme productif fordien aux Etats-Unis est soulignée par de nombreux auteurs 185 . Elle date du début des années 1920 mais ne commence à s’exporter qu’au tournant des années 1940. C’est le moment où s’ouvre une longue période de croissance élevée (environ 5% par an sur l’ensemble des pays de l’OCDE 186 ). L’expansion qui bénéficie d’un mode de régulation d’une redoutable efficacité, le fordisme, est relayée par un flux continu d’investissements directs étrangers d’origine américaine qui s’analyse comme une forme d’internationalisation du capital 187 .

Le graphique ci-après indique l’évolution des flux nets d’investissements directs des principaux pays industrialisés sur une période de 40 ans (1953-1993). On constate que jusqu’en 1980, les investissements directs d’origine américaine n’ont pas eu de concurrents parmi les principaux pays de l’OCDE et qu’ils n’ont connu de fléchissement qu’en 1974, année où eut lieu le retournement spectaculaire de la conjoncture pour l’ensemble des pays de l’OCDE suite au quadruplement des prix du pétrole en novembre 1973 188 . En 1980 encore les Etats-Unis continuaient d’être exportateurs nets d’investissements directs, bien que pour des sommes dérisoires par rapport aux années précédentes. Pendant toute cette période, les principaux pays industrialisés d’Europe sont importateurs nets d’investissements directs, ce qui s’explique pour partie par les besoins en capitaux directement productifs de la reconstruction d’après-guerre et pour partie par le dynamisme des firmes transnationales d’origine américaine 189 . A partir de 1981, la situation s’inverse du tout au tout : les Etats-Unis deviennent importateurs nets de capitaux sous la forme d’investissements directs étrangers, les autres pays de l’OCDE (Allemagne et Japon en tête) exportateurs nets.

Tant que le sens des flux d’investissements directs va des Etats-Unis vers les autres pays de l’OCDE, on n’a pas de peine à admettre l’hégémonie du paradigme productif fordien qui s’exporte en même temps que la combinaison productive qui le porte. Par-delà ses aspects techniques, la combinaison productive étant spécifiée par le type de rapport salarial qui commande la mise au travail des producteurs, c’est donc le rapport de type fordiste qui prédomine dans tous les pays de l’OCDE.

Si le rapport salarial de type fordiste a pris naissance aux Etats-Unis, il se présente d’emblée comme le paradigme d’un nouvel ordre productif à vocation universelle en ce qu’il modifie de fond en comble les conditions techniques et sociales existantes de la production et, ce faisant, renouvelle sur une échelle élargie les bases de l’accumulation du capital ; ce qui se réalise effectivement avec l’internationalisation de la production. On peut parler alors d’un ordre productif mondial. Pour que le nouvel ordre productif vît le jour, il ne suffisait pas qu’il se construisît sur un nouveau paradigme, il fallait encore qu’il contînt au moins potentiellement une efficacité productive supérieure à celle de l’ordre ancien, c’est-à-dire produire les conditions matérielles et sociales de sa propre reproduction élargie sur une échelle plus grande que l’ancien, ce qui se traduit par un taux d’accumulation du capital social accru. Prenant naissance dans un pays donné et dans un secteur déterminé, le nouvel ordre productif est conduit alors à se généraliser et à devenir en un temps plus ou moins long hégémonique à l’échelle mondiale. «Un ordre productif nouveau, écrit P. Dockès, émerge à l’échelle mondiale autour d’un nouveau centre de gravité caractérisé par un esprit productif national 190 » 191 .

C’est par l’investissement direct étranger que le rapport salarial de type fordiste s’est propagé en Europe au cours des trente glorieuses. Mais il ne connut pas d’emblée le même succès qu’aux Etats-Unis en raison des différences culturelles existant en matière industrielle entre les pays européens et les Etats-Unis d’Amérique. En France par exemple, où eurent lieu très tôt des tentatives de transfert du paradigme fordien, le système américain de fabrication n’a pas eu raison du système traditionnel français marqué par de fortes pesanteurs techniques et sociologiques. Aux habitudes et aux mentalités traditionalistes de la majorité des chefs d’entreprise, s’ajoutait la pression des ouvriers professionnels organisés en syndicats à fort pouvoir de négociation pour rejeter le paradigme fordien. Aussi, et malgré l’engouement des grands constructeurs automobiles pour les recettes fordiennes (Renault, Berliet, Citroën) le système de fabrication français n’a connu que de très légers aménagements avant les années 1950. C’est seulement à partir de ces années en effet que le travail à la chaîne, avec ce qu’il impliquait de mécanisation des tâches, de standardisation des pièces et d’interchangeabilité des éléments du process s’est solidement implanté en France et dans toute l’Europe à la faveur d’un afflux sans précédent de l’investissement direct étranger d’origine américaine. Un processus d’internationalisation du capital et de la production se mit en place sur la base du paradigme fordien à travers lequel les firmes ont cherché à tirer profit des potentialités matérielles et humaines de chaque pays et de la proximité des marchés.

Est-ce pour avoir parfaitement assimilé le paradigme productif fordien et pour l’avoir adapté à ses spécificités que l’Europe est devenue la première puissance commerciale du monde 192 ou est-ce plutôt pour s’en être défendue? Toujours est-il que l’Europe compte aujourd’hui dans ses rangs les principaux pays exportateurs de marchandises puisque, en termes relatifs, l’Allemagne devance les Etats-Unis et le Japon dans les parts de marché des produits manufacturés 193 .

D’aucuns répondraient à cette question en avançant l’idée que l’Europe (tout comme le Japon d’ailleurs) s’est doté d’un nouveau paradigme productif qui donne naissance à diverses configurations du système productif 194 . En fait un paradigme productif n’est jamais donné une fois pour toutes. Il contient en son sein les prémisses de son propre dépassement tandis que l’évolution de l’environnement social et économique concourt à en saper les bases, ouvrant ainsi la voie à l’émergence d’un paradigme productif alternatif et au renouvellement des structures du système productif jusque-là en place. Si, jusqu’aux années 1970, le fordisme «manifestait une aptitude à s’insérer dans des pratiques et des traditions nationales variées» 195 , sans que n’éclate au grand jour le conflit latent entre les objectifs et les nécessités du procès de travail ; entre l’organisation de ce procès, rationalisé à l’extrême dans le but de réaliser des gains de productivité, et les coûts ( humains autant que matériels) 196 , les années 1990 voient apparaître un nouveau paradigme productif fondé sur la recherche de l’optimisation du couple qualité-productivité ; le premier terme de ce couple renvoyant à tout ce que le marché (la demande) peut mobiliser de facteurs de changements dans l’organisation du procès de travail tandis que le second terme renvoie à la permanence des objectifs de profit et aux perspectives d’accumulation du capital. Ce nouveau paradigme, c’est le toyotisme dont R. Boyer dit qu’il combine effets d’échelle et de variété et leur donne une nouvelle efficacité. Le toyotisme a vu le jour au Japon dans la première moitié des années 1970 en réaction à ce que la littérature économique désigne depuis sous le nom de premier choc pétrolier. Ce fut à la même époque que le fordisme, devenu au cours des trente glorieuses le modèle productif dominant, manifestait ses premiers signes d’essoufflement sous l’effet précisément de ce même choc pétrolier qui a déclassé de nombreuses industries grosses consommatrices d’énergie et de main-d’œuvre peu ou pas qualifiée. Un formidable mouvement de désinvestissement s’ensuivit en Europe et aux Etats-Unis tandis que s’amorçait l’industrialisation des pays producteurs de pétrole devenus richissimes du jour au lendemain. L’Europe – le Royaume-Uni excepté – résista néanmoins mieux que les Etats-Unis à ce déclin du paradigme productif fordien grâce au maintien de traditions nationales en matière d’organisation de la production qui se sont avérées être autant d’écueils sur lesquels est venu s’échouer le modèle américain de consommation. Elle put ainsi se sortir de la dépendance industrielle vis-à-vis des Etats-Unis où l’avait jetée le plan Marshall mais ne put néanmoins s’extirper de la dépendance financière vis-à-vis de la place de New York où l’a plongée le dollar, monnaie des transactions et des règlements internationaux en même temps que forme dominante du capital financier en circulation à l’échelle planétaire 197 .

Notes
185.

Voir par exemple M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, l’expérience des Etats-Unis, Ed. Calman-Lévy, 1976.

186.

Chiffre cité par B. Rosier in Cahiers Français n° 265, mars-avril 1994.

187.

Nombreux sont les auteurs à parler à ce sujet d’internationalisation de la production. Nous préférons parler pour notre part d’internationalisation de la combinaison productive pour mettre en exergue la tendance à l’hégémonie du paradigme productif fordien à l’échelle internationale.

188.

On notera à ce sujet que les Etats-Unis ont été les moins touchés par ce retournement de conjoncture pour les raisons que nous détaillerons plus loin.

189.

B. Rosier à la suite d’autres auteurs (C.A. Michalet, C. Palloix, etc.) note le rôle particulièrement actif des firmes transnationales dans ce qu’il appelle « l’expansion longue » des années 1940-70 (les trente glorieuses). L’internationalisation du capital n’est cependant pas sans produire une double hiérarchisation comme le note l’auteur :

une hiérarchisation nord/sud qui maintient dans un état de sous-développement les pays nouvellement indépendants ;

une hiérarchisation accrue des économies du nord structurées autour des trois pôles : les Etats-Unis d’Amérique, le Japon et l’Allemagne.

190.

C’est nous qui soulignons.

191.

Op. cit. p 488.

192.

P. Rollet Spécialisation internationale et intégration européenne, Ed. Economica 1990, p. 53

193.

Depuis 1973, la part de l’Allemagne dans les exportations mondiales de produits manufacturés oscille entre 15 et 17% alors que celle des USA et du Japon oscille entre 10 et 13% (chiffres cités par P. Rollet, op. cité p. 54).

194.

C’est notamment la thèse de R. Boyer. Voir Théorie de la régulation, l’état des savoirs, Ed. La Découverte, 1995.

195.

R. Boyer Comment émerge un nouveau système productif, op. cité p. 37. L’auteur écrit à l’appui de ses dires que chacun des grands pays de l’OCDE semble avoir développé sa propre variante du fordisme : «fordisme impulsé par l’Etat en France, fordisme entravé au Royaume-Uni par de puissants syndicats de métiers bloquant la malléabilité de l’organisation du travail, flex-fordisme en RFA où un important système de formation livrait des qualifications beaucoup plus élevées et polyvalentes que dans le modèle fordiste typique.» (Op. cité p 37).

196.

Ainsi la division du travail dans l’atelier conduit-elle, «au-delà d’un certain seuil, à des résultats contreproductifs, de même que le développement de la hiérarchie intermédiaire hypothèque, voire annule les gains de productivité» note R. Boyer (op. cité p 43).

197.

Nous reviendrons plus loin sur le rôle du dollar et de Wall-Street dans le maintien de la domination américaine sur l’économie mondiale.