2.4.2. Inflation et politique de crédit aux Etats-Unis.

La politique de crédit est une composante essentielle de la politique monétaire. L’hypothèse à vérifier peut être formulée comme suit : après avoir été à l’intérieur même des Etats-Unis un facteur puissant du développement des applications du paradigme productif fordien, la politique de crédit s’est transformée en un facteur d’inflation intérieure qui a eu pour effet de dévaloriser considérablement le capital productif en fonction. Il en a résulté une recherche effrénée de débouchés extérieurs pour ce capital, ce qui s’est traduit par l’accroissement du flux des investissements directs étrangers d’origine américaine et par l’extension de l’aire géographique de ces investissements. Ce fut une époque héroïque pour la valorisation du capital américain hors des frontières de l’Etat-nation qui l’a vu naître ; valorisation dont C. Palloix disait qu’elle se caractérise par l’internationalisation du rapport salarial 228 , ce qu’en termes plus modernes P. Dockès, R. Boyer et d’autres auteurs du courant régulationniste désignent par l’hégémonie à l’échelle mondiale du paradigme productif fordien. Examinons plus en détail ces propositions.

Au commencement, la politique de crédit américaine a permis que se réalisât tout à la fois progrès technique et consommation de masse à l’intérieur des Etats-Unis. Alors que la pratique de l’épargne semblait être réservée aux classes possédantes tant que les salaires nominaux et dans leur sillage les salaires réels, ne connurent pas d’avancée significative, elle conquit progressivement les classes laborieuses, favorisée en cela par la décision de relèvement des salaires prise par H. Ford bientôt suivi par d’autres patrons de grandes firmes qui ont adopté et son système de fabrication et son système de rémunération. Bien entendu, ce furent les progrès fulgurants de la productivité du travail qui ont été à l’origine de l’augmentation des salaires réels et nominaux – et donc aussi de l’apparition d’une nouvelle catégorie d’épargne : l’épargne des ménages. Celle-ci a favorisé le développement du crédit à la consommation 229 faisant ainsi accéder les familles de salariés à un nouveau statut social plus proche de celui du consommateur que de celui du producteur.

Bientôt les entreprises comme les ménages ne purent se passer du crédit bancaire et l’économie américaine tout entière se transforma en une économie de crédit.

Tant que l’épargne dégagée par les entreprises et les ménages était suffisante pour y faire face, la pratique généralisée du crédit ne développa aucun effet pervers et l’économie enregistra des taux de croissance élevés. Mais dès que des signes d’essoufflement du système productif apparurent, le mode de financement par le crédit devint précaire et les effets pervers de l’économie d’endettement commencèrent à se faire jour. La demande de crédit révéla une certaine inélasticité au regard des capacités réelles et potentielles de remboursement des entreprises et des ménages. La situation financière des firmes comme celle des ménages se détériorant, la demande de crédit augmenta 230 au lieu de diminuer et les taux d’intérêt s’élevèrent en conséquence. Le tout s’est traduit par l’inflation et par une monétisation accrue de l’économie.

Comme le note M. Aglietta, le processus général auquel se rapporte tous ces faits est celui de la dévalorisation du capital 231 . Cependant la dévalorisation n’affecte pas uniformément les diverses fractions du capital social ni, a fortiori, les divers capitaux individuels. Cela est dû au fait que les disparités sectorielles des taux de profit 232 et la structure différenciée de l’endettement des firmes rendent plus précaire la position de celles d’entre elles qui présentent la situation financière la plus fragile, ce qui est le cas des entreprises qui dégagent les plus faibles cash-flow. Le cash-flow, qui représente en effet un fonds d’autofinancement des investissements, permet à l’entreprise d’affronter la concurrence sous les meilleurs auspices en procédant au renouvellement régulier de ses équipements pour intégrer dans sa fonction de production les progrès techniques les plus récents.

A l’inverse de ce type d’entreprise, celles dont le cash-flow est insuffisant pour financer ne serait-ce que dans une faible proportion le renouvellement de leurs investissements sont en butte aux pires difficultés du fait de la dévalorisation accélérée de leur capital provoquée par l’inflation. Leur demande de crédit s’en trouve accrue, accélérant du coup le processus de monétisation de l’économie. Ce processus conduit à ce que M. Aglietta appelle la réduction de l’horizon économique 233 des entreprises et plus généralement à l’affaiblissement du système productif. L’exode d’une partie importante du capital productif devient une nécessité pour sa valorisation, entraînant dans son sillage l’exportation du paradigme productif à l’œuvre dans le système. Le tout se produit sous la forme de l’investissement direct étranger ce qui explique que ce soit les firmes d’origine américaine qui se sont les premières internationalisées.

Mais les mêmes faits produisant les mêmes effets, l’économie mondiale se transforma bientôt en une économie de crédit. Une nouvelle ère s’ouvrit, marquée par la tendance à une monétisation et une financiarisation accrues des économies nationales, ce que la libéralisation financière semblait accélérer. Reste à savoir si ce phénomène, qui a toutes les caractéristiques d’un processus inexorable, contrarie, ou à l’inverse, renforce l’hégémonie du paradigme productif fordien dont nous avons tenté de fournir dans ce qui précède la fiche signalétique.

Notes
228.

L’internationalisation du capital, Ed. F. Maspéro 1975, p 44.

229.

Selon M. Aglietta, l’encours des dettes des ménages qui n’était que de 15% du PNB en 1921 est monté à 52% en 1978. Cf. La violence de la monnaie, op. cit.

230.

M. Aglietta signale en effet que la part du crédit bancaire dans l’endettement total augmente toujours lorsque «la structure des bilans se caractérise par la détérioration de la trésorerie et une montée de la dette à court terme». Id. p 257.

231.

Id. p 265.

232.

R. Borelly a montré que la tendance à l’égalisation des taux de profit à l’œuvre dans l’économie est constamment en butte à l’inégalité effective des taux de profit d’industrie, celle-ci déterminant en grande partie le dynamisme des branches à taux de profit élevés et donc la croissance sectorielle. Voir Les disparités sectorielles des taux de profit, Ed. Presses Universitaires de Grenoble, 1975.

233.

Id. p 270.