2.5. Monétisation et financiarisation des économies : mise en échec ou redéploiement du paradigme productif fordien ?

On a tenté de relater dans ce qui précède l’évolution contrastée des sphères réelle et monétaire aux Etats-Unis d’Amérique en cherchant à montrer l’impact de la politique monétaire sur le système productif. On a pu déceler la tendance à la dévalorisation du capital productif, tendance corrélative de la monétisation et de la financiarisation de l’économie américaine portées par l’inflation. Il reste à examiner brièvement ici l’effet en retour de la monétisation et de la financiarisation accrues des économies sur les systèmes productifs. L’idée est que si la monétisation et la financiarisation entament profondément l’hégémonie du paradigme productif fordien, elles n’en viennent pas à bout pour autant. La raison en est que, malgré le décrochage opéré par la sphère financière vis-à-vis de la sphère réelle, le lien fondamental n’est pas rompu entre elles. Ce lien, c’est celui qui existe entre valeur et monnaie : aussi faible que puisse être le pouvoir d’achat de la monnaie, il continue de représenter ne serait-ce que virtuellement, un quantum de valeur. Pour autant que l’on adopte le point de vue exprimé précédemment sur la valeur, on admettra aisément l’idée que la sphère financière ne puisse évoluer de façon complètement indépendante de la sphère réelle.

Que recouvre alors les expressions de monétisation et de financiarisation de l’économie et quel rapport ont les faits dont elles rendent compte avec l’activité productive et avec le paradigme productif qui en est pour ainsi dire le principe d’ordre ? Telles sont les questions auxquelles on tentera d’apporter dans ce qui suit des éléments de réponse avant d’aborder au chapitre troisième ci-après les expériences de libéralisation dans les pays autres que les pays à économie de marché constituée.

Nous avons déjà fait état dans ce qui précède de la capacité qu’a la monnaie d’évaluer des objets sans valeur propre, donnant ainsi l’impression d’être déliée de tout rapport à la valeur et donc à la sphère productive. Cette impression se renforce par la pratique du crédit qui semble être une manière de faire de l’argent avec de l’argent sans passer par la production. Nous désignerons par monétisation ou financiarisation de l’économie la tendance inhérente au capital-argent de se passer pour ainsi dire du détour de la production pour se valoriser. Du point de vue des détenteurs du capital-argent en effet, le procès de valorisation se réduit aux deux termes : A – A’. C’est bien entendu le taux d’intérêt qui joue le rôle moteur dans ce procès, reléguant le taux de profit au second rang si ce n’est à un rang second. Mais ce n’est là qu’illusion : si «le taux d’intérêt ne peut tomber au point où les détenteurs de capitaux en viendraient à préférer la thésaurisation» 234 , il ne peut non plus s’élever au-dessus «du taux de rendement du capital investi dans la production sans compromettre la reproduction du capital lui-même» 235 . Aussi bien, la financiarisation de l’économie rencontre-t-elle une limite qu’elle ne peut franchir sans mettre en péril la reproduction économique et à travers elle la reproduction sociale. Cette limite, qui n’est certes pas figée, est représentée par la nécessité d’un écart positif entre le taux d’intérêt et le taux de rendement du capital productif investi qui n’est autre que le taux de profit d’entreprise. Si aux Etats-Unis comme au Canada ou dans d’autres pays de l’OCDE, on constate une tendance lourde à l’amenuisement de la part des bénéfices après impôts (qu’on peut assimiler ici au profit d’entreprise) et à un accroissement considérable de la part des intérêts versés au capital bancaire, c’est parce que ce dernier a fusionné avec le capital industriel pour donner naissance à ce qu’Hilferding désignait déjà au début du vingtième siècle par capital financier. Ainsi, la division des capitalistes en capitalistes industriels et en capitalistes financiers à laquelle Marx rattachait l’existence même de la catégorie de l’intérêt, cette division donc s’estompe au profit de l’alliance entre capitalistes industriels et financiers. Il n’empêche que, de par la tendance du capital-argent à s’autonomiser de la sphère productive, la financiarisation de l’économie est une réalité qui se traduit par la fragilisation de l’entreprise de production. Cette dernière ploie sous le fardeau de la dette dont on a constaté précédemment qu’elle s’alourdissait en période de récession.

Il y a lieu de noter que la financiarisation de l’économie est en soi un phénomène pour le moins contradictoire. L’expansion du crédit qui est à l’origine de la hausse des taux d’intérêt nominaux, a pour corollaire le gonflement des moyens de paiement en circulation relativement à la masse des marchandises et débouche sur l’inflation. Alors que la hausse des taux d’intérêt nominaux procure à court terme des revenus aux détenteurs de capital-argent, l’inflation érode leur capital à long terme, obligeant les gouvernements à mettre au rang de priorité la lutte contre l’inflation. Il en a résulté un tournant dans la politique économique des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne notamment : à la faveur de l’arrivée au pouvoir des équipes Reagan et Tatcher, une austérité outrancière a été appliquée aux dépenses publiques considérées comme étant la source de l’inflation. Ce tournant, qui a trouvé dans le courant monétariste représenté par M. Friedman un fervent défenseur, a été amorcé aux Etats-Unis vers la fin des années 1970 lorsque P. Volker a été placé à la tête de la Federal Reserve dans le but de lutter contre la monétisation excessive de l’économie ; ce qui revenait à assurer la défense de la monnaie américaine contre la dépréciation de son pouvoir d’achat qu’entraînerait l’inflation ou la baisse du taux de change. Mais – et c’est là où apparaît toute la contradiction – la lutte contre la monétisation excessive de l’économie passait par la hausse des taux d’intérêt et conséquemment par la raréfaction du crédit, ce qui avait pour effet de déprimer l’activité productive avec ce que cela pouvait avoir de conséquence sur l’emploi. Pour lutter contre les tendances récessionnistes de l’économie, on n’avait d’autre choix que de rogner sur les salaires, ce qui explique la ligne dure contre les syndicats qu’avait adoptée dès le début les gouvernements des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.

Cette politique s’inscrivait en faux contre le fordisme dans sa version originelle consistant à associer standardisation des procédés de fabrication, déqualification de la main-d’œuvre et versement de hauts salaires dans un mouvement général «d’hyperspécialisation des hommes et des machines» 236 . Mais elle ne faisait que confirmer en vérité le tournant que l’économie réelle avait amorcé dès le début des années 1970 d’abord aux Etats-Unis puis en Europe et au Japon. Ce tournant peut être caractérisé par deux faits d’importance majeure en ce qu’ils sont à la base d’un nouvel ordre productif. Ces faits ne sont autres que :

S’il apparaît bien, au bout du compte, que la monétisation et la financiarisation des économies participent de la mise en échec du paradigme productif fordien, celle-ci est inscrite pour ainsi dire dans l’évolution naturelle des choses puisqu’elle résultait plus fondamentalement du franchissement d’un nouveau palier dans la maîtrise du principe de composition. Pour l’économie nord-américaine, pourtant, la monétisation et la financiarisation des économies ne sont pas des phénomènes totalement négatifs. La domination sans partage du dollar dans les règlements internationaux et dans le libellé des créances et dettes des pays les uns par rapport aux autres font que les Etats-Unis d’Amérique tirent avantage de ces phénomènes : ils peuvent émettre à volonté des dollars pour financer leurs activités productives et renouer ainsi avec la croissance sans mettre en cause le paradigme productif fordien qui continue de structurer leur économie.

Quels enseignements tirer de tout ce qui vient d’être dit au sujet de la libéralisation dans laquelle tous les pays à économie de marché constituée semblent s’engouffrer sans état d’âme ? L'histoire économique de ces pays révèle toute l'ambiguïté de la nouvelle politique en ce domaine. Son contenu véritable est hégémonie: hégémonie du Royaume-Uni sur les autres pays d'Europe et sur les Etats-Unis d'Amérique tant que le premier pays industrialisé de la planète disposait d'une avance technologique à même d'ouvrir à ses produits des marchés toujours plus étendus et de garantir la supériorité de sa monnaie dans les règlements internationaux ; hégémonie des Etats-Unis d'Amérique sur les pays du vieux continent à partir du moment où ceux-ci se sont mis à se détruire mutuellement dans des conflits meurtriers auxquels les Etats-Unis n'ont participé que de loin et qu'ils ont alimenté de leur armement sophistiqué. L'avance que ceux-ci ont prise sur ceux-là en matière économique, grâce à la mise au point par Taylor et Ford d'un type d'organisation du travail hautement productif, avait trouvé dans les deux conflits mondiaux un terrain propice à son développement; ce qui a amené les Etats-Unis à la fin de la deuxième guerre mondiale à prôner la libéralisation la plus complète du commerce et des mouvements de capitaux. Plus que ne l'a fait l'Angleterre en son temps de gloire, ils tentèrent d'imposer cette ouverture aux pays européens sortis exsangues de la guerre et soucieux avant tout de leur reconstruction. En vain, ceux-ci prirent au contraire toutes les mesures de protection que leur dictait leur situation, au grand dam des Etats-Unis qui, pourtant, s'étaient assuré la mainmise de leur monnaie - le dollar - sur les règlements internationaux.

Que ce soit leur demande d'ouverture commerciale faite à leur partenaires européens ou leur exigence de parité fixe des monnaies par rapport à l'or (et donc aussi au dollar), les Etats-Unis n'ont eu de cesse de se présenter comme les champions du libre-échange, allant en cela à contresens de leur propre politique d'avant-guerre, politique qui, pour n'être pas systématiquement en phase avec les principes du protectionnisme, n'en était pas moins, par pragmatisme, éloignée de la position doctrinaire qui était maintenant la leur. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est encore par pragmatisme que les Etats-Unis d'Amérique en sont venus à adopter cette position : leur système économique (et le paradigme productif qui le structure - le fordisme) et leur monnaie (le dollar) se sont assuré une domination sans partage sur les économies du monde. A preuve leur changement de stratégie à partir du 15 août 1971, lorsque leur système productif a commencé à s'essouffler et que leur balance commerciale (sans parler de la balance des paiements qui était déjà déficitaire) a enregistré ses premiers déficits. Dès lors leur position doctrinale a changé ; ils décidèrent de mettre un terme à la parité fixe du dollar dont on aurait pensé qu'elle était pour eux un principe de morale économique pour paraphraser Keynes, et revinrent à une attitude moins inflexible à l'égard de leurs partenaires européens devenus, eux, les nouveaux champions du libre-échange.

Tout cela montre à quel point les faits commandent les politiques en matière économique. C'était l'ambition de ce chapitre de le montrer à l'effet d'alimenter l'argumentation développée dans les chapitres qui suivent sur l'imbrication du politique et de l'économique, de la logique tutélaire et de la logique marchande dans les situations concrètes.

Notes
234.

F. Moreau: Financiarisation, le cas du Canada, Economies et Sociétés, janvier-fevrier 1994, p 331.

235.

Id, même page.

236.

P. Dockès Les recettes fordistes et les marmites de l’histoire – 1907-1993, op cit.