Chapitre Troisième. La libéralisation dans les pays à régime autoritaire : de la préférence pour la logique tutélaire au triomphe de la logique financière.

Les réformes économiques dans les pays en transition à l’économie de marché ont insufflé un nouvel élan à la littérature consacrée à la libéralisation. Aussi bien dans les organes de presse et dans les rapports des organismes multilatéraux (FMI, Banque Mondiale, OCDE) que dans les études d’universitaires et chercheurs non institutionnels, le terme de libéralisation revient comme un leitmotiv sans que son contenu ne soit davantage explicité.

Ce qu’il y a de caractéristique dans la libéralisation menée dans les pays en transition, c’est que ce sont les gouvernements eux-mêmes qui la mettent en œuvre. Y. Akyüz soutient que les gouvernements ont érigé la libéralisation en doctrine 237 tandis que Ph. Hugon affirme que « l’économie se libéralise et se mondialise » 238 . Que ce soit dans les pays à économie anciennement planifiée ou dans ceux qui se sont toujours réclamés du libéralisme, les gouvernements mènent campagne en effet pour la libéralisation alors même qu’ils semblent dépassés par les évènements. Ils ont beau être « à la recherche de crédibilité pour favoriser l’attractivité des capitaux » 239 , partout néanmoins se dresse le même obstacle : la prédominance de la logique tutélaire sur la logique marchande, son emprise sur l’économie et la société jusqu’à devenir un fait de culture.

Au contraire de la logique marchande qui se vêt des atours de l’équivalence dans l’échange, la logique tutélaire est, dans ces pays, l’expression nue du pouvoir entendu non seulement comme la capacité à procéder à l’allocation des ressources et plus généralement à la régulation économique, mais comme la capacité à soumettre autrui à sa propre volonté. Que «l’exercice du pouvoir par le dominant suppose une certaine forme d’acceptation de ce pouvoir par le dominé» 240 ne change rien à l’affaire, l’essentiel étant que s’établisse une relation dominant/dominé à travers laquelle se structure la société et s’organise l’économie.

De tous temps cette relation a existé, la relation maître-esclave en est l’expression la moins édulcorée. Plus tard, quand l’Etat apparut, elle a revêtu des formes de plus en plus abstraites. Alors, les tenants du pouvoir ont eu à l’exercer au nom de cette entité qu’ils se sont ingénié à présenter comme l’incarnation de l’esprit de la nation et comme le garant de l’intérêt général. Cette idéologie a prévalu dans tous les pays, sous des formes on ne peut plus variées. C’est en particulier vrai des pays dont nous relatons succinctement ci-après l’histoire moderne de la domination de l’Etat sur la société.

La première et la plus étonnante des expériences est sans conteste celle de l’empire russe devenu Urss durant plus de sept décennies. En Urss l’Etat a dès l’origine cherché à se placer au centre de tous les réseaux de relations sociales qui forment la structure de la société. Il a pu ainsi transformer les modes d’organisation et de régulation économiques existants en des modes étatiques où alternent le volontarisme politique et de prétendues lois de proportionnalité de nature économique. Le système d’économie planifiée était né.

Poussant le développement des forces productives à leur dernière extrémité, l’Etat a su, tant que le régime d’accumulation extensive n’avait pas atteint ses limites, mener l’économie de succès en succès jusqu’à faire de l’Urss la deuxième puissance après les Etats-Unis d’Amérique. Est-ce pour avoir été conduit par ces derniers sur la voie de la militarisation excessive qu’il a finalement échoué dans sa tentative de construire un modèle d’économie qui se présente comme une alternative au modèle d’économie de marché ? Ou est-ce plutôt pour avoir épuisé les potentialités contenues dans le régime d’accumulation extensive dont on sait qu’il s’accommode fort bien de l’autoritarisme dont font usage au nom de l’Etat les tenants du pouvoir ? Toujours est-il que l’Etat socialiste ou prétendu tel 241 qui avait été édifié en Urss n’a pas survécu au système d’économie planifiée qui n’a pu intégrer la nécessité du passage au régime d’accumulation intensive réclamé par le formidable développement des forces productives réalisé sous le régime d’accumulation extensive.

La même analyse vaut sous certaines réserves pour le cas de la Corée du sud dont le modèle d'accumulation semble bien avoir épuisé son potentiel de force. Mais à la différence de l'ancienne Urss, le pays bénéficie de son immersion dans l'économie mondiale, immersion qui entretient en son sein une dynamique de croissance que peu de pays ayant entrepris de s'industrialiser de façon accélérée connaissent. Ce n'est pas pour autant qu'il a pu éviter de sombrer dans la crise - une crise financière certes dont on peut penser qu'elle épargnerait le système productif. Il n'en a rien été et pour cause : le système productif sud-coréen présente bien des similitudes avec le système de l'ancienne Union Soviétique.

Quant aux pays en transition n'ayant pas assimilé le principe de composition (Turquie, Egypte pour ne citer que ceux du pourtour de la Méditerranée dont on présente brièvement la situation dans le présent chapitre), la crise qui les touche est d'une tout autre nature puisqu'elle atteint en premier lieu leur système productif. Comme, dans tous les cas, un régime autoritaire de gouvernement s'est instauré à l'effet de conduire le pays sur la voie de l'industrialisation accélérée, nous commencerons par présenter dans ce chapitre le régime autoritaire de gouvernement en essayant de caractériser sa nature économique.

Notes
237.

La libéralisation financière, mythes et réalités, Revue Tiers-monde, n°139, juillet-septembre 1994, p 521.

238.

Le « consensus de Washington » en question, op. cit p11.

239.

Ibid.

240.

Y. Dubuys, B. Maris, Le pouvoir et le marché, une relation complexe, in Problèmes économiques n° 2495 du 20 novembre 1996.

241.

Nombreux sont les auteurs à s’interroger après coup sur la nature réelle du pouvoir soviétique. Voir par exemple M. Lavigne, L’Europe de l’Est, du plan au marché, Ed. Liris, 1992.