3.2. Pays à régime autoritaire ayant assimilé le principe de composition : les cas de la Russie et de la Corée du sud.

3.2.1. Russie : les limites d’un modèle d’accumulation excluant les industries à fort potentiel de productivité.

L’expérience de la Russie est sans conteste une expérience unique dans l’histoire économique moderne des nations. Voici un pays qui, tout au long des siècles depuis le Moyen-Äge, présente des contrastes saisissants. Terre d’asile des plus grands philosophes et hommes de science de l’Europe bourgeoise encore aux prises avec les démons de l’obscurantisme médiéval, la Russie était elle-même aux mains de féodaux réfractaires à tout progrès social. Alors que le système de servage continuait de régenter l’ensemble de la vie en communauté pour le plus grand bénéfice de boyards à peine dégrossis par l’instruction, des hommes de lettres et de science hissaient la Russie au rang de nation civilisée. Bien qu’avec un retard de plus d’un siècle sur ses voisins européens les plus industrialisés, le pays s’est jeté à corps perdu dans l’industrialisation, produisant en moins de trente ans, en même temps qu’une industrie moderne, un prolétariat à la fois nombreux, puissant et conscient de sa puissance : le capitalisme le plus retardataire de l’Europe allait donner ainsi naissance à une révolution socialiste flamboyante qui bientôt servira de modèle aux pays de vieille industrialisation comme aux nations non industrielles.

Sept décennies durant le pays développe une puissance industrielle sans égale quant à son rythme et quant à sa diversité. Puis toute la construction sombre dans le chaos, obligeant les nouvelles autorités russes à se mettre dans la position de demandeur d’aide qu’en des temps plus glorieux elles avaient récusée sans ménagement 254 .

De tels contrastes paraissent pour le moins étranges et par de nombreux aspects inexplicables. Sans doute faut-il voir pourtant dans la permanence d’un régime autoritaire et dans le volontarisme qui l’anime un facteur explicatif essentiel. C’est en tous cas ce qui semble ressortir des évolutions constatées dans le domaine de l’économie depuis l’époque déjà ancienne du tsarisme finissant.

Sans même remonter à la période proprement féodale de la Russie tsariste où tout était subordonné à la volonté du souverain (ou de ses conseillers) on notera que, dès la fin des années 1880 qui marquent l’entrée du pays dans l’ère du capitalisme industriel, un projet volontariste d’industrialisation accélérée avait vu le jour sous l’autorité de Sergei Witte, homme d’Etat aux multiples facettes plus soucieux du prestige et de la puissance de la Russie que de son développement économique, ce qui ne l’a pas empêché (au contraire) d’être à l’origine de la modernisation de ce pays et de son industrialisation 255 . Les mesures prises par ce dernier consistaient en achats importants de produits métallurgiques par l’Etat à des prix notoirement supérieurs à ceux du marché. Une politique de crédit très favorable aux industriels de cette branche et un tarif douanier protectionniste complétaient le dispositif d’aide à la métallurgie dont il est peu de dire qu’elle jouait un rôle structurant dans le développement industriel de la Russie. Plus tard apparurent les VPK, véritables centres de décisions économiques regroupant les industriels et organisés en cellules politiques. Ainsi, et dès avant l’avènement de la révolution d’octobre, l’épine dorsale de l’économie russe était-elle régie selon le principe des cartels qui était déjà à l’œuvre en Allemagne et au Japon. Seul le statut de la propriété allait changer avec la révolution pour se conformer à la doctrine socialiste que le régime des soviets avait voulu traduire dans les faits. L’économie mobilisée 256 qui revêtait dans le cas de l’Allemagne et du Japon un caractère informel, avait, dans le cas de la Russie révolutionnaire, acquis plein droit de cité, donnant même lieu à l’apparition de nouvelles catégories du droit positif et à un nouveau corpus législatif et réglementaire (sans parler des nouvelles catégories économiques qui n’ont révélé leur ineptie qu’au moment de l’effondrement du bloc socialiste).

Mais si, de par le caractère volontariste des décisions des nouvelles autorités, l’économie soviétique était poussée comme sous l’effet d’un coup de bélier à traduire en actes productifs les potentialités créatives que recelait la société, cette gigantesque entreprise allait tôt ou tard rencontrer une limite dans les modalités de prélèvement du surplus, limite qui n’est au fond que l’expression de l’ambivalence du rapport fondamental qui tient lieu de rapport salarial : alors que le nouveau pouvoir se réclamait de la classe ouvrière dont il était d’ailleurs largement issu, il lui échut d’exercer à son encontre les formes les plus classiques de prélèvement du surplus en y ajoutant une contrainte idéologique fortement inhibitrice. Le contexte international hostile au pouvoir des soviets aidant, l’économie russe se transforma en une économie de guerre dans laquelle les rapports marchands étaient abolis pour être remplacés brutalement par des rapports de type administratif, avec ce que cela impliquait de centralisation du pouvoir de décision entre les mains de ceux qui formeront ultérieurement la nomenklatura, espèce de caste bureaucratique autoritaire se reproduisant sur des bases politico-idéologiques.

Bien que la NEP ait rapidement mis fin à l’expérience du communisme de guerre, elle n’a pu réhabiliter le mode de régulation par le marché de l’économie dont on aurait pu attendre qu’il rétablît les formes marchandes de mobilisation du surplus. Le choix était fait au contraire de développer prioritairement l’industrie lourde, obligeant les autorités à adopter le mode de la contrainte dans la mobilisation du surplus.

C’est surtout l’agriculture qui en fit les frais. Alors qu’elles avaient porté la révolution jusque dans les campagnes pour gagner à elles la paysannerie – réfractaire par nature à tout pouvoir central dont elle sait d’instinct qu’elle ne peut en attendre qu’un surcroît de charge – les autorités soviétiques n’ont pu trouver de meilleure ressource que le surplus agricole pour financer ce que Préobrajenski avait appelé l’accumulation primitive socialiste, c’est-à-dire la poursuite à un rythme accéléré de l’industrialisation du pays. Au traditionnel transfert de valeur qui s’opère de l’agriculture vers l’industrie par le biais du système des prix relatifs toujours défavorables à l’agriculture, l’Etat soviétique allait substituer les prélèvements directs effectués initialement sous la forme d’impôt en nature, puis d’impôt en argent, enfin par intégration pure et simple de l’agriculture dans le système de la production socialisée obtenue au moyen de la collectivisation forcée.

Mais alors qu’en Angleterre ou dans d’autres pays à économie de marché, au moment de leur entrée dans la révolution industrielle, le surplus agricole se présentait d’emblée sous la forme d’un surplus accumulable 257 , en Urss il fallait le convertir en cette forme en procédant à l’échange sur le marché mondial des denrées agricoles contre des produits industriels. Ainsi le surplus agricole revêtait-il plutôt l’aspect de rente que de profit et constituait-il intrinsèquement un obstacle à l’accumulation plutôt qu’il ne la favorisait 258 . Comme, de surcroît, l’ensemble de l’économie socialisée était organisée techniquement selon un mode vertical qui exclut toute diffusion horizontale des savoirs-faire techniques, il en a résulté un cloisonnement technologique pénalisant pour de nombreuses branches de la production matérielle, notamment celles d’entre elles s’occupant de produire les biens-salaire restées notoirement sous-développées.

L’organisation verticale en filières technologiques indépendantes et le choix irraisonné (bien que prétendument fondé sur les schémas de la reproduction élargie) pour le développement quasi-exclusif des industries productrices des moyens de production 259 interdisaient de fait tout progrès effectif de la productivité du travail 260 et maintenaient le système d’économie socialisée dans la voie étroite d’un développement extensif malgré les avancées réalisées dans l’assimilation du principe de composition depuis les débuts de la révolution. Or le développement extensif suppose l’intégration par la contrainte dans le système économique d’activités productives qui lui sont extérieures. C’est le propre du régime autoritaire de réaliser cette intégration. A l’inverse, l’élévation de la productivité du travail suppose un développement intensif des activités productives, ce que le système économique réalise par le changement de régime d’accumulation.

On sait depuis Marx que l’effet utile immédiat de l’élévation de la productivité du travail dans les industries de production des biens de consommation est de diminuer la valeur de la force de travail non seulement dans ces industries mais dans l’ensemble des activités productives, ce qui a pour corollaire d’accroître en proportion le surplus accumulable pouvant être dégagé de chacune de ces activités. Le désintérêt manifesté en Urss pour le développement proportionné des industries des biens de consommation s’est en définitive soldé par l’incapacité du système productif à dégager un surplus à hauteur des besoins de l’accumulation alors qu’il n’était déjà plus possible de compter sur les surplus agricoles. A cela s’ajoute le fait que, sortie affaiblie de la guerre civile puis quasiment anéantie par la guerre mondiale, l’Urss a encore dû consentir d’immenses efforts au développement de son industrie militaire, ne laissant aux activités civiles productrices de biens proprement économiques qu’une faible portion du surplus accumulable.

Tous ces facteurs agissant concomitamment, le pays s’est progressivement mais inexorablement enfoncé dans le marasme dont l’issue est, comme on sait, l’effondrement pur et simple du système d’économie soviétique. Encore faut-il ne pas omettre dans l’étude des causes du marasme économique les facteurs de nature psycho-sociologique qui, s’ils ne sont pas la résultante directe des facteurs proprement économiques, n’en ont pas moins un effet en retour sur ces derniers.

C’est de l’époque de Staline que date l’esprit de formalisme qui imprègne les attitudes et comportements de l’homme socialisé de type soviétique que V. Kouznetsov appelle l’homo sovieticus. L’auteur retrace en effet avec une grande clarté et une force d’expression saisissante la psychologie sociale qui s’est forgée en Russie tout au long des sept décennies de régime soviétique. Il dresse un portrait pénétrant de l’homme sous ce régime en le désignant, par analogie avec l’homo oeconomicus des économistes, par l’expression d’homo soviéticus.

Selon Kouznetsov, les traits marquants de ce type d’homme sont la duplicité, l’hypocrisie et le cynisme élevés au rang de valeurs sociales. A travers elles, l’homme se venge du système qui le nie, menant ainsi pour ainsi dire sous le manteau un procès spécifique d’individuation : puisque le système l’empêchait de s’affirmer comme individu en s’appropriant les objets à l’aide desquels il peut en imposer à autrui, l’homo soviéticus se laissait aller à des pratiques qui se situaient aux antipodes de la morale socialiste que l’idéologie officielle ne cessait de glorifier. « La coupure entre la morale courante et la vie quotidienne, écrit Kouznetsov, […] était propre non seulement aux dirigeants à tous les niveaux de la hiérarchie, mais également aux ouvriers et employés. En bas de l’échelle, elle se transformait en pratique très répandue de petits vols commis sur la propriété collective sacro-sainte.» 261 . Entre les règles strictes du plan et les règles du jeu réelles, la différence devenait une différence de nature. Derrière l’homme socialisé de type soviétique, l’homme privé se dressait, certes encore marqué du sceau de l’homogénéisation psychologique mais potentiellement porté à s’affirmer en tant qu’individu de la seule façon qu’il lui fût donné de le faire : en se saisissant des biens de la collectivité à titre privatif.

La mise en échec du système était donc consommée de l’intérieur avant même qu’il ne fût question de la transition à l’économie de marché. C’est en vain que les nouveaux dirigeants du pays ont cherché à le restructurer 262 à la mort de Léonid Brejnev. La perestroïka était vouée à l’échec et n’apparaissait plus au fil des jours 263 que comme l’antichambre du capitalisme vers la restauration duquel des voix nombreuses se faisaient entendre. Il ne restait plus qu’à ce que les chantres du libéralisme retrouvé s’emparassent des rênes du pouvoir, ce qui fut fait avec l’arrivée de B. Eltsine à la tête de l’Etat russe.

Telles furent les prémisses de la libéralisation en Russie dont il nous faudra examiner ultérieurement le procès effectif avant de statuer sur ses résultats en une décennie d’une gestion pour le moins chaotique de l’économie.

Notes
254.

L’Urss, sortie exsangue de la deuxième guerre mondiale, avait pourtant décliné l’offre des Etats-Unis de bénéficier du plan Marshall.

255.

Sur le rôle de S. Witte dans la modernisation et l’industrialisation de la Russie, voir J. Sapir, L’économie mobilisée, Ed. La Découverte, 1990.

256.

Par économie mobilisée, J. Sapir entend «une économie de guerre en temps de paix» dont les principales caractéristiques sont formulées comme suit par cet auteur:

la constitution d’une volonté générale s’exprimant à travers le rôle de l’Etat et les regroupements informels entre les responsables économiques, administratifs et politiques;

la confusion entre les notions de «privé » et de «public» aboutissant à une instrumentalisation de l’Etat et des firmes;

l’existence d’un problème spécifique de légitimité des cadres économiques.

L’auteur s’embrouille néanmoins dans ses explications en cherchant à montrer ce qu’il y a de fondamentalement différent entre l’économie mobilisée et l’économie commerciale (sic) qu’il qualifie toutes les deux d’économies marchandes et salariales. Dans ce qui précède, nous ne reprenons cette expression pour l’appliquer à la Russie que pour insister sur le volontarisme politique caractéristique du régime autoritaire engendré par la révolution.

257.

Ainsi en était-il par exemple de la laine produite en grande quantité pour les besoins de l’industrie textile anglaise au sein de laquelle avait pris son essor la révolution industrielle. On sait par ailleurs que la production de la laine avait requis la transformation de l’agriculture de vivrière en industrielle sous l’effet du mouvement des enclosures.

258.

C’est là une thèse sur laquelle nous reviendrons ultérieurement en traitant du cas de l’Algérie. Notons simplement ici, pour les besoins de l’analyse que, bien que rente et profit soient deux formes d’existence du surplus, la première (rente) évoque l’idée d’exogénéité du surplus par rapport au système productif tandis que le second (profit) lui est endogène. On conçoit que, dans ces conditions, le surplus d’origine externe soit difficilement (si tant est qu’il le soit tout de même) susceptible d’être employé productivement, c’est-à-dire investi de façon à accroître les capacités du potentiel productif ; autrement dit accumulé.

259.

On sait que, dans le contexte de la guerre froide, ce sont les industries militaires qui ont pris le pas sur les industries civiles réduisant jusqu’à l’épuisement le surplus susceptible d’être investi dans ces dernières.

260.

On oublie souvent en effet que, comme Marx l’a montré, l’élévation de la productivité du travail dépend des progrès techniques réalisés dans les branches constitutives de la section 2, c’est-à-dire les branches produisant les biens de consommation. Si l’auteur du Capital a effectivement montré la tendance des industries formant la section 1 à se développer plus rapidement que celles de la section 2, il n’a pas ignoré l’existence de lois de proportionnalité entre les deux sections ni minoré l’importance de la section 2 où s’origine comme on l’a dit les progrès de la productivité. Les schémas de la reproduction élargie illustrent parfaitement la conception qu’il avait de l’articulation des sections 1 et 2 dans les faits.

261.

Les réformes russes ont-elles une logique?, Economies et Sociétés.

262.

La restructuration se dit perestroïka en russe.

263.

La presse se faisait quotidiennement l’écho des problèmes fondamentaux qui se posaient aux autorités. Cf. à ce sujet Les nouvelles de Moscou, journal proche des milieux gouvernementaux qui dénonçait les lenteurs de la réforme.