3.2.3. Les prémisses de la libéralisation économique dans les pays à régime autoritaire ayant assimilé le principe de composition : logique financière contre logique productive.

Revenons sur les expériences de la Russie et de la Corée du sud. On a distingué dans le présent chapitre les pays à régime autoritaire ayant assimilé le principe de composition de ceux n’ayant pas accédé à ce stade dans leurs expériences d’industrialisation. Si la crise de l’accumulation est, dans le cas de ce deuxième groupe de pays, inscrite pour ainsi dire dans les prémisses mêmes de leurs expériences d’industrialisation, il n’en va pas de même des pays du premier groupe qui ont surmonté le handicap majeur que représente pour l’accumulation la non maîtrise du principe de composition. On a pourtant pu déceler dans les modèles d’industrialisation russe et coréen la même tendance au blocage de l’accumulation. Le marasme économique qui a marqué toute la période bréjnevienne, l’effondrement du système d’économie planifiée qui s’en est suivi et la crise financière des dernières années sont, dans le cas de la Russie, des formes d’expression graduées, contextuelles, du blocage de l’accumulation. La crise financière asiatique qui a touché de plein fouet la Corée trahit la même tendance au blocage de l’accumulation malgré le caractère hautement productif de l’économie coréenne. C’est à l’explication de ce phénomène que nous consacrerons le présent paragraphe.

A l’origine du processus se trouve le choix des priorités industrielles. On a vu que la Russie a opté pour un développement prioritaire, quasi-exclusif, des industries de la section 1. La Corée a tout misé pour ce qui la concerne sur le développement des industries d’exportation (section 3 au sens de M. Lanzarotti). Ce faisant, la Russie comme la Corée se sont condamnées à réprimer la demande domestique en biens de consommation, ce à quoi a contribué fortement l’instauration de rapports de travail de type autoritaire. Mais, alors que ce type de rapports autorise un développement fulgurant des forces productives tant qu’existent des réserves de main-d’œuvre, source de surplus potentiel, il est en revanche dans l’incapacité de faire rendre aux travailleurs en fonction un surplus additionnel à hauteur des besoins de l’accumulation par le simple fait d’élever leur productivité. La raison en est que, l’élévation de la productivité du travail dans les branches d’industrie constitutives des sections 1 et 3 est certes bien réelle (le niveau de productivité étant fonction du degré d’assimilation du principe de composition), mais «ce n’est jamais cette productivité, quel qu’en soit le degré, qui est la cause de la plus-value (i.e. du surplus), c’est toujours le surtravail quel que soit le mode de l’arracher» 290 . Aussi le développement des sections 1 et 3 ne peut-il pourvoir aux besoins de l’accumulation qu’à hauteur du surplus qu’elles dégagent dans les conditions sociales moyennes de productivité du travail qui prévalent dans toutes les branches d’industrie y compris naturellement les industries de la section 2. Il est vrai que le surplus augmente néanmoins en fonction de la durée et de l’intensité du travail mais ni la durée ni l’intensité ne sont extensibles à l’envie alors que la productivité ne cesse de se développer avec les progrès réalisés dans la maîtrise du principe de composition.

Mais même dans le cas où durée et intensité du travail sont extensibles, la transformation du surplus qui en résulte en capital additionnel – ce qu’à proprement parler on appelle l’accumulation – se heurte à des obstacles réels : comme valeur d’usage en effet, le surplus additionnel ne répond que partiellement aux besoins de la reproduction alors que, comme valeur, il est susceptible d’être en son entier employé productivement, c’est-à-dire accumulé. Ainsi la reproduction qui dépend entièrement de la nature du surplus, impose-t-elle une limite à l’accumulation 291 . La partie du surplus qui ne répond pas, de par sa nature, aux besoins de la reproduction, ne peut servir en l’état à l’accumulation ; elle ne le pourrait que si elle était convertie, en proportions adéquates, en biens-salaire et en biens-capital. La condition sine qua non de valorisation du capital n’est-elle pas en effet la réunion en une combinaison productive de caractère sociotechnique d’éléments matériels et humains ? Et l’élément humain, fût-il réduit à n’être qu’un simple intrant 292 , est-il pour autant dépouillé de sa nature spécifique d’être vivant doté de fonctions irréductibles – entre autres fonctions, la fonction de consommation qui le porte à se positionner face au capital comme son alter ego pour ainsi dire inversé ? Or la consommation est la source de la demande domestique. Celle-ci est d’autant plus importante que la population est nombreuse – ce qu’une autre fonction irréductible de l’élément humain, la fonction de procréation, est seule en mesure d’assurer.

On voit clairement à présent où peut conduire le fait de négliger la demande domestique en biens de consommation : au blocage de l’accumulation ou, pour le dire autrement, à une limitation drastique des perspectives de croissance économique. La crise est l’issue inéluctable d’une telle évolution ; elle s’analyse comme une impasse où est logiquement conduit le procès d’accumulation 293 . C’est ce qui s’est produit en Russie où les distorsions croissantes apparues entre les possibilités limitées de reproduction découlant du choix pour un développement quasi-exclusif des industries de la section 1 au détriment des industries de la section 2 se sont vu aggravées par la nécessité pour le pays de consacrer une part considérable du surplus au développement des industries militaires.

Comme par ailleurs, l’Urss en était réduite à ne commercer pour l’essentiel qu’avec les autres pays du bloc socialiste qui ont adopté le même critère qu’elle dans le choix des priorités industrielles, elle n’a pu bénéficier de la possibilité offerte aux économies ouvertes de transformer par l’échange le surplus ou excédent provenant des industries de la section 1 en un surplus de nature appropriée aux besoins de la reproduction élargie – c’est-à-dire en biens-salaire. Devenue socialement inutile, cette part du surplus qui cristallise pourtant une énorme quantité de travail social, s’est muée en son contraire : en une non-valeur, expression d’un gaspillage des forces productives. On comprend dès lors pourquoi la productivité du travail élevée obtenue dans les industries de la section 1 ne s’est pas transformée en une efficacité économique globale et pourquoi l’Urss, malgré les avancées technologiques fulgurantes réalisées dans certains secteurs de la production sociale comme l’aéronautique, la mécanique de précision, le nucléaire etc. n’a pas réussi à combler le fossé qui la séparait des Etats-Unis, de l’Europe occidentale et du Japon, fossé qui est allé au contraire en s’approfondissant.

Qu’en est-il à présent du cas de la Corée ? On peut penser que le modèle coréen diffère fondamentalement du modèle soviétique en ce qu’il accorde la priorité aux industries d’exportation. Au départ, celles-ci étaient constituées pour l’essentiel des industries de la section 2 et c’est tardivement qu’elles ont aussi inclus des industries de la section 1. Mais, qu’elles se composent des unes ou des autres, elles ont ceci de particulier qu’elles répondent exclusivement à une demande externe. Voulant rendre compte de cette caractéristique, M. Lanzarotti réélabore le découpage sectionnel des activités productives de Marx et définit, comme on l’a déjà dit, à côté des sections 1 et 2, une section 3 qui regroupe toutes les industries d’exportation. L’auteur montre ensuite dans un tableau où il décompose les sources de la croissance des industries manufacturières en deux rubriques : croissance vers l’intérieur et croissance vers l’extérieur (voir tableau page suivante), la place considérable prise au fil du temps par les industries d’exportation.

De 13,6% du total de la croissance des industries manufacturières en 1961-63, ces dernières ont accaparé 68,5% de cette croissance en 1984-87. Bien que la valeur ajoutée des industries de la section 2 soit, dans tout pays un tant soit peu industrialisé, de loin plus importante que la valeur ajoutée des industries de la section 1 – ceci étant dû à la part de la demande finale dans la demande globale elle-même s’expliquant par la densité de peuplement des pays industrialisés – la croissance relative de l’une et de l’autre parties du PIB diffère selon la politique industrielle suivie. Ce qu’on constate dans le cas de la Corée, c’est que les industries de la section 1 et celles de la section 2 contribuent à la croissance vers l’intérieur des industries manufacturières de façon presque exactement inverse les unes des autres : alors que la part de cette croissance due aux industries de la section 2 est allée en s’amenuisant, celle des industries de la section 1 est allée en grossissant. De 74,6% en 1961-63, la première est tombée à 14,5% seulement en 1984-87 tandis que la seconde est passée pendant la même période de 11,8 à 17%.

Les sources de la croissance manufacturière en Corée de Sud (%)
Les sources de la croissance manufacturière en Corée de Sud (%)

Que conclure de cette évolution très contrastée ? Que si l’essentiel de la croissance des industries manufacturières provient de la section 3, la section 1 n’est pas en reste dans la dynamique de croissance de l’économie coréenne. A elles deux, ces sections représentent 85,5% de la croissance des industries manufacturières en 1984-87 alors qu’elles n’en représentaient que 25,4% en 1961-63.

Ces chiffres montrent combien les industries manufacturières de la section 2 ont été négligées, ce qui est en parfaite cohérence avec le fait souligné précédemment que la demande domestique en biens de consommation a été réprimée. C’est bien entendu le rôle dévolu au régime autoritaire coréen qui s’est distingué en matière de répression par la férocité dont il a fait preuve à l’encontre des travailleurs, des étudiants et plus généralement contre toute velléité contestataire de quelque groupe social que ce soit. La limitation institutionnelle des salaires industriels est une des formes de répression les plus systématiques et les plus efficaces que le gouvernement coréen ait utilisée. Le prétexte en est, du moins à l’origine, l’existence d’une offre illimitée de travail, offre alimentée par les flux de main-d’œuvre en provenance de la campagne 294 .

Bien que les salaires industriels soient de 30% 295 supérieurs au revenu minimal dans l’agriculture, c’est ce dernier qui sert de baromètre à l’évolution des revenus salariaux tant qu’existera un excédent de main-d’œuvre d’origine agricole. Il s’en dégage un surplus d’autant plus substantiel que la durée et l’intensité du travail sont grandes à niveau de productivité moyenne du travail donné. C’est ce surplus qui est saisi à travers les taux d’épargne dont J. Bonvin disait qu’ils étaient extraordinairement élevés. On vient de voir que c’est dans les industries manufacturières des sections 1 et 3 que ce surplus est massivement investi en Corée.

Mais si la politique de promotion des exportations adoptée dès les années 1960 par ce pays a été un facteur puissant de croissance, elle se transforme à la longue en un frein à l’investissement. La raison en est que « les salaires domestiques n’alimentent pas la demande externe d’exportations nationales et ne participent donc pas à l’expansion des débouchés ni à l’élévation du taux d’utilisation des capacités productives » 296 . Il ne s’offre alors à l’énorme surplus que de faibles perspectives d’investissement, ce qui mène tout droit au blocage de l’accumulation et à la crise.

La première grande crise du régime d’accumulation coréen a eu lieu en 1980. Elle s’est manifestée sur trois fronts simultanément :

La crise du régime d’accumulation de 1980 est à l’origine de l’adoption par la Corée d’un programme d’ajustement structurel parrainé par le FMI et la Banque Mondiale. Ce programme s’est traduit par :

Que peut-on conclure de tous ces éléments? Indépendamment même de ce que le programme d’ajustement structurel comporte ou non un «biais anti-investissement» 297 , on ne peut nier que, dans le cas de la Corée tout au moins, il ait aggravé plutôt qu’il n’ait soulagé la situation économique du pays : confrontées au problème de la réalisation dont on a souligné le lien avec la politique de promotion des exportations relayée par la politique de développement des industries de la section 1 au détriment des industries de la section 2, les autorités coréennes, fortement impliquées dans l’économie, n’ont pas trouvé mieux que de chercher de nouvelles sources de financement de l’investissement. Les crédits extérieurs ont pris le relais des crédits gouvernementaux et le pays qui, jusque-là, avait réussi à allier politique protectionniste et politique de promotion des exportations, s’est trouvé dans l’obligation de se rallier à la politique de libéralisation prônée par le FMI et la Banque Mondiale.

Déjà fortement endettée, la Corée s’est trouvée en quelques années submergée par l’afflux de capitaux étrangers (investissement de portefeuille) dont la volatilité est allée crescendo. De 40 milliards de dollars en 1992, la dette extérieure de la Corée est passée à 120 milliards en 1997 et sur ces 120 milliards, 69% représentaient une dette à court terme, soit plus de 80 milliards de dollars 298 . Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que la Corée – comme les autres NPI d’Asie du sud-est – soit touchée de plein fouet par la crise financière de 1997. Il a suffi pour cela qu’éclata la bulle financière qui s’est formée par la surévaluation des prix des actifs induite par la prolifération des investissements de portefeuille. Les prêts risqués ayant fini par provoquer la baisse du prix des actifs, l’insolvabilité des institutions de crédit a fini par apparaître au grand jour, ce qui a obligé ces dernières à cesser leurs opérations, accentuant ce faisant la tendance déflationniste à l’œuvre dans l’économie. Analysant ces faits en termes d’inversion du processus circulaire qui a conduit à la formation des bulles financières, P. Krugman est fondé à écrire : «cette circularité permet d’expliquer tant la remarquable sévérité de la crise que l’apparente vulnérabilité des économies asiatiques aux crises auto-réalisatrices» 299 . Mais l’auteur ne va pas plus loin dans la recherche des causes réelles de la crise asiatique, causes que nous avons tenté de repérer pour ce qui nous concerne dans le problème de la réalisation, lui-même renvoyant à la structure matricielle de l’économie coréenne.

Notes
290.

K. Marx, Le Capital, L1T2, Ed. Sociales 1973, p 189.

291.

Nous retrouvons là un des problèmes théoriques les moins correctement traités par l’école marginaliste dans sa version classique au sens de Keynes : nous voulons parler du problème de la réalisation qui a suscité moult débats dans les rangs des marxistes au début du 20e siècle. C’est Keynes – dont on ne sait s’il a pris connaissance des travaux de Marx sur la question – qui, à la faveur de la crise de 1929-33, a porté ce problème au devant de la scène en mettant en cause la fameuse identité ex-ante de l’épargne et de l’investissement chère aux néo-classiques. Prisonniers de leur conception de la monnaie comme simple bien, ceux-ci n’ont pu en effet accéder à la compréhension du problème de la réalisation que même Keynes ne saisit que sous l’aspect du financement de l’investissement.

292.

Les sciences de gestion modernes que l’on regroupe sous l’anglicisme de management traitent de la force de travail sous ce seul aspect en les dénommant ressources humaines.

293.

Nous analyserons plus particulièrement en ces termes l’expérience algérienne d’industrialisation dans la deuxième partie de la présente recherche.

294.

Selon un document internet relatif à la Corée, «la proportion des ruraux dans la population nationale chuta de 57% en 1962 à 10,3% en 1996». Cf. http/www. Kapis.co.kr/coree - 06

295.

Même source.

296.

J..M Fontaine Demande et investissement dans le processus d’ajustement, Revue Tiers-monde n° 135, juillet-sept 1993, p 502.

297.

L’expression est de JM Fontaine Op. cit.

298.

Source: document internet de l’Ambassade de France en Corée http://www.dree/coree/francais/infogen/coree/histoire/crise.

299.

Cité par H. Joly in Crise asiatique et architecture du SMFI: le point de la réflexion aux Etats-Unis, Revue d’Economie Financière.