3.3.1.1. Une stratégie de rattrapage initiée par l’Etat.

Sous sa forme moderne, nationale, l’Etat est donc, en Turquie, de création récente. Il est un projet réalisé et non le fruit d’une évolution objective des faits. Aussi le verra-t-on s’échiner à réunir les éléments qui, devant assurer au pays la maîtrise du principe de composition, le renforceraient dans sa constitution et dans sa puissance comme Etat-nation. C’est l’industrialisation qui doit être le moteur de cette entreprise volontariste mais les bases mêmes du projet sont on ne peut plus précaires. « Dans les années 1920, écrit S. Kançal, économiste turc de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, l’économie turque présente toutes les caractéristiques d’une économie agraire attardée d’auto-entretien sur laquelle se greffe un secteur exportateur relativement peu développé en comparaison de celui d’autres pays» 300 . L’industrie n’occupait encore en 1927 que 7,4% de la population active selon le premier recensement effectué cette année-là. En termes de PNB, la part de l’industrie ne dépassait pas les 10% jusqu’en 1930. Comparativement à d’autres pays sous-développés comme l’Egypte, l’Inde ou le Mexique, c’est en Turquie que la concentration de la population active dans l’agriculture est la plus forte : 78,2% en 1927 ; une agriculture restée d’ailleurs très archaïque si l’on se reporte au recensement agricole effectué la même année : 4,8% seulement de la surface agricole utile (SAU) qui représentait 37% de la superficie du pays, étaient mis en culture 301 . C’est de surcroît une agriculture non spécialisée qui est pratiquée et les spéculations sont, hormis sur les côtes et le long des chemins de fer, de type vivrier (céréaliculture notamment). C’est dire que, si les activités industrielles étaient notoirement faibles, les autorités ne pouvaient compter sur l’agriculture pour en financer le développement. Tout au contraire, l’activité agricole elle-même nécessitait d’être développée – et financée – ce qui constituait, avec l’industrialisation, un objectif prioritaire pour la jeune République. Si on tient compte de la nécessité de maintenir la stabilité des prix (ce qui exclut le financement monétaire du développement) et de défendre la parité de la monnaie nationale (pour ne pas alourdir la facture des importations), on n’est pas loin d’avoir affaire à la quadrature du cercle. Avec cela, les autorités ont clairement annoncé la couleur en ce qui concerne le cadre institutionnel et social à mettre en place : il s’agit d’édifier un système socio-économique de type capitaliste. D’où le nom de capitalisme de rattrapage d’Etat donné à la politique économique menée au cours de la première phase d’industrialisation (1929-1950).

Cette politique reposait sur les investissements publics : déjà au cours des années 1920, la volonté de créer des industries lourdes avait non seulement été affirmée mais mise en pratique (création d’un complexe sidérurgique en 1925-26). Mais l’Etat investissait aussi dans d’autres branches d’industrie, en particulier les industries fabriquant ce qu’on appelait communément les trois produits blancs 302 : sucre, textile, ciment. Il va sans dire que les pouvoirs publics prenaient aussi en charge le développement des infrastructures économiques tels que les chemins de fer dont ils confièrent l’exploitation à une entreprise d’Etat créée à cet effet et à laquelle ils rattachèrent le réseau existant exploité par des compagnies étrangères nationalisées. Entre 1923 et 1935, la longueur du réseau est passée de 4.138 km à 6.939 km et les investissements ferroviaires représentaient déjà en 1929 plus de 10% du budget de l’Etat. L’Etat créa de nouvelles banques nationales et toute une panoplie d’instruments de régulation macroéconomique, institutions «concourant à la définition et à la mise en œuvre de la politique économique» 303 (la Grande Assemblée Economique, la Direction Générale de la Statistique, les Chambres de Commerce et d’Industrie, le Ministère de l’Economie, la Banque Centrale). Il modifia la structure de l’impôt en abolissant la traditionnelle dîme, impôt direct frappant lourdement la paysannerie et d’autres couches de la population 304 . Comme le dit S. Kançal, les conditions pour « renforcer l’hégémonie morale et culturelle de l’Etat» 305 étaient créées et l’on peut se demander en quoi le système ainsi mis en place s’apparente au capitalisme.

Notes
300.

La longue marche de la Turquie vers la richesse des nations, Economies et Sociétés n° 34, juin 1995, p179.

301.

Tous ces chiffres sont fournis par S. Kançal, op. cit. p 179 et suivantes.

302.

Selon S.Kançal déjà cit.

303.

Id. p 183.

304.

Pour 1924, la dîme entre pour 22% dans les recettes budgétaires et représente 63% des impôts directs (chiffres donnés par S. Kançal).

305.

P184.