3.3.1.2. Un capitalisme sous haute surveillance étatique.

Malgré les encouragements que lui ont prodigués les autorités publiques, l’industrie privée est restée faible en Turquie en raison de l’absence d’une véritable classe d’entrepreneurs «capable de supporter les contraintes financières inhérentes au risque industriel» 306 . Profitant essentiellement à d’anciens cadres du régime kémaliste et à des officiers de l’armée en retraite, les aides de l’Etat n’ont pas suscité cette dynamique industrielle qu’ailleurs le secteur privé acquiert de lui-même. Tout au contraire, se plaçant en aval des activités productives du secteur public, l’industrie privée contribue peu à l’effort d’industrialisation du pays, «se contentant de s’approprier les rentes occasionnées par les restrictions des importations et par la protection du marché domestique» 307 . Dans ces conditions, c’est à l’Etat que revenait l’initiative. C’est lui qui définit les grandes orientations de la stratégie d’industrialisation et qui crée les instruments de sa mise en œuvre. «Pendant plus de cinq décennies, écrit P. Béraud, l’influence prépondérante de l’intervention publique s’accompagne d’une vigoureuse politique protectionniste et d’une mise sous tutelle des grandes industries du pays» 308 . Cette stratégie « a permis de créer une base industrielle et de faire passer la Turquie dans le groupe des pays à revenu intermédiaire » 309 . C’est donc à une industrialisation à marche forcée 310 qu’on assiste alors que manquent à l’Etat les moyens de son financement. Aussi est-ce en recourant à la dette interne et externe, aux prélèvements obligatoires opérés sur le produit agricole puis aux revenus de transfert des travailleurs émigrés turcs que s’opère le financement de l’industrialisation dans ce pays.

Mais les difficultés ne sont pas que d’ordre financier : malgré les efforts déployés par les pouvoirs publics pour créer un marché domestique protégé, celui-ci est resté peu étendu, limitant de ce fait la possibilité d’utilisation optimale des capacités de production installées. La mise en valeur des capitaux investis dans les complexes industriels du secteur public s’est trouvée compromise et la logique même qui a présidé à leur création – celle de l’intégration intersectorielle – s’est trouvée prise en défaut : des distorsions sont apparues qui se sont manifestées par « la tendance à l’emballement de la FBCF dans les entreprises d’Etat» 311 alors même que sévissait une pénurie d’offre de certains biens d’équipement, obligeant les autorités à recourir à leur importation au risque d’aggraver le déficit de la balance courante et de faire subir à l’économie de fortes tensions inflationnistes. De fait, c’est bien ce qui s’est produit : « la Turquie traverse une grande partie de la période 1923-1980 en accumulant des déficits internes et externes et en connaissant des crises répétées des paiements courants» 312 . Comme c’est bien souvent le cas en pareille situation, c’est par un financement monétaire que les autorités de ce pays ont pu poursuivre leur politique d’industrialisation par substitution d’importations. Il y eut tout à la fois redoublement de l’inflation et dépendance accrue à l’égard du crédit international, ce qui a transformé l’économie turque en une économie d’endettement justiciable des mêmes traitements que les économies moins développées industriellement parlant : en butte à une crise permanente des paiements courants, la Turquie ne put éviter de passer par les fourches caudines de l’ajustement. En fait elle a même précédé les autres pays dans cette voie. Mais au moins, et à l’inverse de ceux-là, la Turquie a pu accéder à un certain développement industriel grâce à un projet étatique combinant investissements productifs à long délai de maturation et protectionnisme. «Le développement endogène des forces productives, écrit P. Béraud, a permis aux entreprises publiques et privées de s’inscrire à l’intérieur de structures spatio-temporelles fondées sur l’apprentissage technologique et organisationnel et sur des formes d’intégration industrielle» 313 . Le résultat a été que la Turquie a pu se placer sur les marchés extérieurs davantage par ses exportations de biens industriels que par ses exportations de produits alimentaires et autres matières brutes. Toutefois, et c’est là où apparaît toute la limite de sa politique industrielle, la balance commerciale de la Turquie par produit est structurellement déficitaire pour ce qui est des produits industriels alors qu’elle est excédentaire pour les produits alimentaires ainsi que l’indique le tableau ci-après.

Balance commerciale par famille de produits (en millions de $)
Balance commerciale par famille de produits (en millions de $)

Ce tableau montre clairement où se situe la faiblesse de cette politique : dans la mise sur pied d’un complexe de machines à même de répondre aux besoins de l’économie turque. Aussi, quelque velléité qu’elle ait eu de se développer et d’accéder à la modernité en adoptant le mode de vie occidental et jusqu’à son alphabet, la Turquie n’est pas de ces pays dont on peut dire qu’ils ont pleinement réussi à endogénéiser le principe de composition. On ne peut donc pas s’étonner de ce que le déficit structurel de la balance des biens et services soit dû en grande partie à la faiblesse caractérisée de son système productif ; faiblesse que M. Lanzarotti place au cœur de sa définition du sous-développement. Partant, si la balance des paiements n’est pas elle aussi déficitaire, c’est parce que la Turquie bénéficie d’apports en capitaux privés à long et à court termes très substantiels depuis 1986. Ce sont donc les prêts étrangers (investissements de portefeuille 314 ) qui servent de facteur d’équilibration de la balance des paiements. Les crédits étrangers ont néanmoins ceci de particulier qu’ils ne produisent d’effets pervers qu’à terme : à moins de disposer de ressources-miracle pour faire face au service de la dette, ils alourdissent la dette extérieure du pays et se soldent par une crise des paiements extérieurs en cas de déficit persistant de la balance des biens et services. De fait, c’est bien ce qui s’est produit en Turquie puisque la dette à moyen et long termes y est passée de 32.605 millions de dollars en 1987 à 58.808 millions de dollars en 1995 et que la dette à court terme est passée de 7.623 à 19.234 millions de dollars au cours de la même période 315 . Quelle conséquence cela a-t-il sur l’économie turque ? La contraction de la demande intérieure évidemment, étant donnée la dépréciation impressionnante de la livre turque 316 qui a conduit à une inflation et à une expansion monétaire considérables. « L’inflation forte et persistante sape la vitalité de l’économie turque » note l’étude de l’OCDE susmentionnée 317 qui incrimine la politique gouvernementale sans établir de lien formel entre l’inflation, l’afflux des capitaux étrangers à dominante spéculative et la faiblesse de l’économie réelle de la Turquie perceptible à travers le poids relatif de la production de machines et autres matériels dans la structure du système productif. L’inflation se traduit par un accroissement considérable de la masse monétaire. En milliards de livres turques, l’agrégat M1 est passé de 19.558 à 831.415 entre 1987 et 1996 alors que l’agrégat M2 est passé dans le même temps de 47.139 milliards de livres turques à 2.801.675 milliards 318  ! L’étude susmentionnée de l’OCDE conclut à une financiarisation accrue de l’économie turque en situation de grande incertitude alimentée tant par l’instabilité politique que par la dérive des paramètres monétaires dont le taux d’intérêt, devenu prohibitif et dissuadant pour cette raison l’investissement.

Toute la question est maintenant de savoir si le degré de maîtrise du principe de composition atteint par la Turquie dépasse le point en deçà duquel la libéralisation économique ne met pas en cause l’existence de l’Etat-nation et n’est pas synonyme d’un retour en arrière dans la quête historique du devenir social amorcée par Mustapha Kémal. Au vu des développements récents de la scène politique turque 319 , le projet kémaliste est, sinon en passe d’être abandonné, du moins en butte à de sérieuses difficultés. Sur le plan économique, l’embellie dont fait état l’étude de l’OCDE pour les années 1996 et 1997 ne peut occulter les difficultés du pays en sorte qu’on peut se demander si la stratégie de substitution aux importations adoptée par la Turquie ne rencontre pas une limite dans l’étroitesse du marché intérieur dont pourtant on a dit qu’il était de nature à conférer du sens au projet national. Si tel est le cas, la Turquie est placée devant la nécessité sinon de changer complètement de stratégie pour adopter celle fondée sur la promotion des exportations, du moins de trouver un compromis entre celle-ci et celle-là de façon à accroître les capacités d’absorption du marché tout en poursuivant sa quête d’une plus grande maîtrise du principe de composition sur des bases nationales. Encore faut-il, pour ce faire, que la libéralisation ne soit pas, comme ce semble être le cas, réduite à n’être qu’un motif pour le capital étranger de se valoriser en Turquie sur des bases spéculatives.

Notes
306.

P. Béraud, Les voies étroites du libéralisme économique en Turquie, in L’ajustement structurel et après? (sous la direction de O. .Castel), Ed. Maisonneuve & Larose 199, p 160.

307.

S. Kançal, op. cit. p184.

308.

Op. cit. p161.

309.

Etudes économiques de l’OCDE, Turquie, 1997, p 66.

310.

L’expression est de P.Béraud.

311.

Id. p 161

312.

Id.

313.

Les voies étroites du libéralisme économique en Turquie, op. cit. p162.

314.

Les investissements directs étrangers sont plutôt faibles : de l’ordre du milliard de dollars depuis 1986 selon l’étude susmentionnée de l’OCDE.

315.

Selon étude de l’OCDE susmentionnée, p 120.

316.

« En 1983, il fallait 225 livres turques pour acheter un dollar des Etats-Unis ; en mars 1997, un dollar valait 125.000 livres turques », Eude de l’OCDE (1997), page 2.

317.

Page 47.

318.

Id. p 120.

319.

Après avoir été interdit, le parti islamiste turc reconstitué sous un autre nom a été plébiscité lors des élections législatives de 2002, obligeant le président de la république à désigner en son sein le nouveau premier ministre.