3.3.1.3. Une libéralisation d’abord hésitante puis résolue.

Comme il a été dit précédemment, le projet étatiste de développement économique de la Turquie et plus spécialement son volet industrialisation s’est heurté d’emblée à la contrainte du financement. Il ne fut possible ni de pressurer outre mesure les paysans 320 , ni de disposer de quelque autre source interne de financement en dehors de la planche à billets. C’est donc à l’endettement externe que les autorités eurent très tôt recours. Ayant contracté alliance avec l’Occident contre les pays du bloc soviétique après la guerre, la Turquie a certes bénéficié de l’aide américaine dans le cadre du plan Marshall pour sa reconstruction et son développement. Mais cette aide n’a pas été sans réciprocité : experts étrangers et missions officielles de l’OECE puis de l’OCDE se sont succédés dans le pays pour énoncer la même recommandation, la nécessité de la libéralisation économique. Cette recommandation heurtait de front l’idéologie étatiste très ancrée dans la mentalité des dirigeants, mais elle s’imposait à la Turquie ne serait-ce que parce que ce pays était membre de L’OECE et qu’à ce titre obligation lui était faite de libéraliser son commerce extérieur. Or les conditions économiques d’après-guerre étaient plus que défavorables : après avoir été excédentaire de 1930 à 1946, la balance commerciale de la Turquie devint chroniquement déficitaire. L’aide américaine étant insuffisante, c’est par les crédits étrangers que ce déficit a pu être comblé plutôt que par un surcroît d’exportations.

La politique d’ouverture économique prônée par le Parti démocrate de Menderes arrivé au pouvoir par les élections en 1950 avait essuyé un cuisant échec en raison de la baisse des exportations qu’avait induite la contraction de la demande en provenance de l’Europe d’après-guerre en butte à des difficultés économiques internes. Aussi était-on vite revenu, avec le coup d’Etat militaire de 1960, à l’idéologie étatiste combinant les principes de la planification avec ceux du libéralisme sous la dénomination éloquente de capitalisme de rattrapage d’Etat. Bien évidemment, la libéralisation du commerce extérieur fit les frais de cette nouvelle orientation de l’économie. Le contrôle des échanges extérieurs fut rétabli : licences d’exportation et d’importation, primes à l’exportation, remise d’impôts et autres subventions furent, avec l’instauration de barrières tarifaires, autant d’instruments de la nouvelle politique en la matière.

Mais l’économie turque croulait déjà sous le poids de la dette extérieure. Pays membre de l’OCDE, la Turquie a dû accepter de passer par l’ajustement structurel pour réduire l’impact du service de la dette sur le déséquilibre de la balance des paiements. Par deux fois en quinze ans (1965 et 1978-80), le pays a bénéficié d’un rééchelonnement de sa dette extérieure en contrepartie de quoi il a procédé à un ajustement autonome consistant à réduire les prélèvements opérés par les entreprises et les collectivités publiques sur le budget de l’Etat ; mesure qu’on avait crue suffisante pour rétablir les grands équilibres.

Il n’en fut rien et pour cause ! Bien que la nouvelle politique budgétaire ait exercé un effet déflationniste, l’expansion monétaire est restée élevée : le taux d’augmentation de l’offre de monnaie qui était de 5,6 points supérieur au taux de croissance du revenu national en 1962-63, est passé à 31,8 points au dessus de ce dernier entre 1975 et 1979 321 . Ce fait est, paradoxalement, le résultat de la libéralisation économique : à l’instar des autres prix, les salaires dans le secteur public et surtout dans le secteur privé ont augmenté plus que proportionnellement au taux de croissance du revenu national, bénéficiant eux aussi de la vague des libéralisations (libéralisation du marché du travail). Ce n’est que vers la fin de la décennie 1970 que, la demande intérieure sévèrement réprimée, la monnaie nationale fortement dépréciée, les salaires réels furent ramenés à un niveau compatible avec l’accroissement de la productivité. Celle-ci a bénéficié du fait que la plupart des investissements productifs réalisés pendant toute la période dite de capitalisme de rattrapage d’Etat, étaient maintenant arrivés à maturité, ce qui a eu pour effet d’abaisser les coûts de production à des niveaux compétitifs sur les marchés extérieurs. C’est bien entendu dans les industries manufacturières que ces investissements ont été réalisés en majeure partie. Sur la période 1963-1976, le taux de croissance annuel moyen de la productivité totale des facteurs dans les industries manufacturières est de l’ordre de 2,1%, pourcentage jugé satisfaisant par S. Kançal sur une période de près de quinze ans marquée par les deux chocs pétroliers (de 1973 et 1979) ayant eu pour effet d’alourdir considérablement la facture énergétique de la Turquie. Mais le développement des industries manufacturières ne reflète que faiblement le degré de maîtrise du principe de composition dans la mesure où elles ne représentent pas le cœur du complexe industriel d’un pays où a lieu l’application des innovations techniques les plus déterminantes.

On sait, pour l’avoir explicité dans les pages qui précèdent, que l’élévation de la productivité est le signe d’un changement de régime d’accumulation. De fait la Turquie « a aujourd’hui une position intermédiaire entre les économies très développées à faible protection douanière et les nouveaux pays industriels devenus à leur tour de redoutables concurrents grâce à des coûts salariaux sensiblement moins élevés [que ceux ayant cours en Turquie] » 322 . C’est de cette position intermédiaire que la Turquie tente à présent de tirer avantage en accélérant la libéralisation, aidée en cela par le FMI et l’OCDE.

Un accord de confirmation de trois ans signé avec le FMI et une aide spéciale de l’OCDE soutinrent en effet le programme de T. Ozal devenu chef du gouvernement après le retrait des militaires de la scène politique. Développement des marchés des capitaux, création de la Bourse des valeurs d’Istanbul, abandon par la Banque Centrale de la fixité des taux d’intérêt directeurs sont autant de mesures censées réguler autrement l’économie que de la façon dont cela se faisait, c’est-à-dire de façon administrative. Un programme de privatisation des entreprises et des banques publiques fut mis en œuvre tandis que des mesures sont prises pour améliorer les rentrées fiscales.

Les résultats parurent probants puisque la croissance économique reprit à partir de 1981. Le PIB réel augmenta de 4,8% en moyenne pendant toute la décennie 80 alors que ce taux n’était que de 2,7% pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Mais il faut croire que ce ne fut là que l’effet provisoire des mesures de libéralisation qui ont bénéficié de l’appui financier du FMI et de l’OCDE : malgré la bonne tenue de la croissance depuis 1992, on assiste à partir de 1994 à une aggravation des déséquilibres macroéconomiques. Tandis que l’inflation a atteint des sommets jamais égalés dans la zone OCDE à laquelle appartient – faut-il le rappeler – la Turquie, la balance commerciale, entraînée par la vigoureuse expansion de la demande intérieure, n’a pas cessé d’être déficitaire depuis 1985, signe tout à la fois d’un dynamisme réel de l’économie et de sa faiblesse caractérisée.

Notes
320.

On rappellera tout de même que la dîme pesait lourdement sur cette catégorie de la population majoritairement pauvre.

321.

Chiffres donnés par S. Kançal, op. cit.

322.

P.A Carpentier, la Turquie, pays de tous les défis, Revue Futurible, novembre 1994, p 106.