Chapitre quatrième : De l’économie d’endettement à l’économie sous ajustement : vrais problèmes et fausses solutions pour les pays n’ayant pas la maîtrise du principe de composition.

Dans le chapitre deuxième de la présente recherche, il a été fait état du rapport intime que le pouvoir entretient avec l’argent. Etudiant l’Occident médiéval, J.L Corriéras a pu montrer la face cachée de la toute-puissance du seigneur : plus que d’être chef de guerre ou justicier, celui-ci détenait son pouvoir du fait qu’il était d’abord un créancier.

Le système des rapports féodaux ne se réduisait certes pas à un asservissement par l’argent de paysans libres possédant en propre un lopin de terre qu’ils ne pouvaient exploiter, faute de moyens. C’est par les liens du servage que, même libérés, ils furent dans cet état de pauvreté qui les obligeait à contracter au prix fort des dettes dont ils n’allaient plus pouvoir se délier. Mais les rapports d’argent avaient maintenant toute la vigueur nécessaire pour bouter hors du champ social les rapports d’exploitation propres au système féodal. Le seigneur lui-même, on l’a vu, avait fait les frais de cette mutation. Ce sont les marchands qui, désormais, allaient occuper le devant de la scène. S’étant enrichis comme jamais en pratiquant le négoce entre continents, puis la traite des noirs, enfin le crédit à l’Etat, les marchands n’ont pas tardé à transformer l’ensemble des rapports économiques et à les organiser autour de la catégorie argent, expression fluctuante de la valeur en laquelle se résout en permanence le procès constamment renouvelé de substantiation de la richesse sociale. Désormais, il n’est point besoin de montrer sa force autrement qu’en faisant étal de sa fortune pour en imposer à tous ceux qui, héritiers de serfs libérés de toute attache à la glèbe et réduits à l’état de pauvres hères, exploitants de quelques lopin de terre ou artisan rivé à quelque instrument, n’ont de richesse que ce que leur apporte quotidiennement le procès de mise en valeur de leur propre force de travail.

Mais la toute-puissance de l’argent 334 ne s’est pas arrêtée là ; les marchands ne se sont pas contentés d’en amasser par pelletés au moyen du commerce ou du crédit à l’Etat : ils se sont emparé des activités productives d’abord en fournissant du travail à domicile aux artisans, puis en regroupant ces derniers dans des ateliers, ensuite en créant des manufactures, enfin en transformant celles-ci en fabriques, les fabriques en usines et les usines en complexes industriels intégrés. Ils ont ainsi pu tirer avantage non seulement de l’exploitation de la force de travail des gens, mais aussi de la domestication des forces naturelles que les développements impétueux de la science et de la technique leur ont assurée.

Ce faisant, la bourgeoisie n’a pas renoncé pour autant au commerce comme moyen de faire de l’argent. Tout au contraire, elle a opéré un renversement spectaculaire dans l’ordre des rapports économiques jusque-là en vigueur. Paraphrasant K Polanyi, il faudrait appeler la grande transformation ce bouleversement de l’ordre des déterminations sociales. L‘argent n’est plus en effet un simple intermédiaire – occasionnel ou nécessaire – des échanges : il est leur finalité même. De M-A-M (marchandise – argent – marchandise), on est passé sans coup férir à A-M-A (argent – marchandise – argent) 335 . Du coup l’argent acquit une existence autonome au point de se passer complètement de l’intermédiation de la marchandise pour se valoriser. A-A’, telle est, réduite à sa plus simple expression, la formule de valorisation du capital. Et les banques se multiplièrent, faisant de l’argent avec de l’argent comme si l’argent recelait en lui-même cette propriété qu’on croyait réservée aux êtres vivants : celle de se multiplier en faisant des petits.

On sait ce qu’il en est en réalité : expression de la valeur, l’argent ne peut être délié du procès de production de celle-ci et ne peut donc se passer de la marchandise pour se valoriser. Si les banques n’ont besoin que de disposer de fonds prêtables (A) pour réaliser A’, c’est parce que l’emprunteur aura fait des profits avec l’argent emprunté qu’il aura investi productivement – c’est-à-dire employé à produire des marchandises de valeur supérieure à la valeur des intrants – ce qui lui permet de rembourser la banque de l’argent emprunté augmenté des intérêts dont les contractants auront convenu au préalable du taux et des autres modalités.

Point n’est besoin de rappeler ici que c’est en faisant travailler au-delà du temps nécessaire à sa propre reproduction une main-d’œuvre quantitativement et qualitativement adéquate au procès spécifique de mise en valeur du capital engagé par l’investisseur dans une branche donnée de la production sociale que celui-ci (capitaliste de son état), peut espérer tirer un profit à même de le rémunérer de ses efforts ( et des risques qu’il prend) tout en lui permettant de servir sur le capital emprunté le montant dû au titre des intérêts. D’ailleurs le capitaliste ne travaille pas avec le seul argent des banques : il possède en propre une partie du capital et il réinvestit régulièrement une bonne partie des profits pour s’assurer une certaine autonomie vis-à-vis des établissements de crédit. A en croire P. Bairoch, l’un des « facteurs structurels ayant favorisé la diffusion régionale de la révolution industrielle [en Europe] réside dans les hauts profits et l’autofinancement» 336 . Autrement dit, c’est bien A-M-A’ qui est la formule générale du capital et non pas A-A’ qui ne s’applique qu’au capital financier dont la tâche consiste à capter l’épargne des agents économiques pour la recycler dans la production, tirant au passage sa part des bénéfices escomptés par l’investisseur engagé dans le seul vrai procès de valorisation du capital : celui ayant cours dans la production des marchandises.

Certes, la tendance à l’autonomisation 337 de A-A’ est d’autant plus forte que les banques de crédit sont des centres de création monétaire. Une monnaie de crédit a vu le jour en effet sous la forme scripturale à une époque fort lointaine, celle qui a vu naître la Banque d’Amsterdam. Mais jamais elle n’a joué un rôle aussi grand que depuis l’expansion d’après-guerre, « en fournissant à l’industrie les fonds nécessaires pour mettre en œuvre les technologies de production de masse», écrit R. Guttman 338 . C’est dire combien le capital bancaire a partie liée avec le capital industriel même si, en apparence, il mène une existence autonome, déroule son propre procès de valorisation.

Cette apparence en est-elle une dans le cas du capital de prêt qui, ne trouvant à s’investir dans son pays d’origine, prend le chemin de l’étranger ? L’endettement colossal des pays sous-développés ne tend-il pas à prouver que, tout au contraire de ce qu’on a pu dire dans ces pages, le capital bancaire s’alimente de l’incapacité des pays sous-développés à organiser un vrai procès de valorisation ? Se peut-il donc que le capital bancaire mette en œuvre une double logique selon le pays où il s’investit ? Et ces deux logiques seraient-elles totalement indépendantes l’une de l’autre ou seraient-elles liées l’une à l’autre par quelque force mystérieuse ?

C’est à ces questions que nous nous proposons de répondre dans le présent chapitre. La thèse que nous chercherons à défendre est que c’est dans la nature particulière des relations économiques en leur forme commerciale existant entre pays à économie de marché constituée et pays sous-développés que prend racine et que se développe l’économie d’endettement international caractéristique des pays sous-développés. Comme nous aurons à le montrer, ces relations ont ceci de particulier qu’elles forment une combinaison originale des rapports marchands simples et des rapports marchands capitalistes. Cette combinaison renvoie au mode d’insertion des pays sous-développés dans la division internationale du travail et par-delà, à l’histoire économique du monde en tant que processus intégral dont procède et le développement et le sous-développement de pays, régions et continents du globe. Sans qu’il soit besoin de reprendre ici en détail toutes les thèses de la théorie du développement (et tout particulièrement la fameuse théorie de la dépendance due à des auteurs latino-américains confrontés pour ainsi dire de l’intérieur au problème du sous-développement), on ne peut néanmoins ignorer purement et simplement leurs enseignements sous prétexte qu’ils ne sont plus d’aucune utilité en ces temps de libéralisation mondiale. Pour autant que l’on considère l’histoire économique du monde comme un continuum, les nouvelles réalités ont quelque chose à voir avec le passé. Cette seule raison suffit à justifier notre tentative de renouveler les recherches sur le thème mille fois abordé du lien entre sous-développement et capitalisme.

C’est, comme l’intitulé même du présent chapitre l’indique, sur la question de l’endettement international que nous concentrerons la réflexion. L’idée de base est que, de la combinaison originale dont on a parlé entre rapports marchands simples et rapports marchands capitalistes, a résulté un besoin permanent de capitaux pour les pays sous-développés ; besoin qui, comme par enchantement, trouve dans les excédents de capitaux des pays développés les moyens de son financement. En l’absence d’une volonté politique forte (incarnée par un régime autoritaire porteur d’un projet de société tendant à endogénéiser le principe de composition), cette combinaison joue à plein contre les pays sous-développés qui n’ont pas les moyens d’accéder à la maîtrise du principe de composition. C’est que, à l’exception de quelques-uns d’entre eux où le régime autoritaire de gouvernement a su s’acquitter de sa mission historique d’édifier un Etat-nation, la plupart en sont encore à se dépêtrer de l’imbroglio créé par l’enchevêtrement inextricable de rapports claniques et tribaux doublés parfois de rapports d’allégeance à l’égard de l’ancienne puissance coloniale ou à l’égard d’autres puissances économiques ou militaires du moment 339 . Dans ces conditions, les régimes autoritaires de gouvernement qui s’instaurent dans ces pays n’ont de portée historique que de représenter le type de régime inféodé à d’autres, ceux ayant cours dans les anciennes puissances coloniales.

Notes
334.

L’expression est de M. Beaud in Le basculement du monde, Ed. La Découverte, Paris 2000.

335.

M-A-M et A-M-A’ sont les formules célèbres par lesquelles Marx avait rendu compte de la transition du système de production marchande simple au système de production marchande capitaliste.

336.

Le Tiers-monde dans l’impasse, Ed. La Découverte, Paris 1992, p 93.

337.

Par autonomisation de A-A’ il faut entendre la tendance du capital financier à imposer sa propre logique de valorisation au capital industriel. Ainsi le calcul économique rationnel auquel se livre même l’investisseur engagé dans un procès de production industriel consiste à comparer en permanence le rapport de son capital avec celui, hypothétique, de son placement en banque. Dans la réalité c’est plutôt le capital bancaire qui se met à la recherche de sources de profit en amont. N’assiste-t-on pas en effet à l’interpénétration toujours plus poussée du capital bancaire et du capital industriel au moyen de participations croisées ? C’est d’ailleurs cette imbrication des deux sortes de capital qu’Hilferding désignait déjà au début du 20e siècle par capital financier.

338.

Monnaie et crédit dans la théorie de la régulation, in Théorie de la régulation, l’état des savoirs, (sous la direction de) R. Boyer et Y. Saillard, Ed. La Découverte, Paris 1995, p 85 et suiv.

339.

On assiste en ces jours de préparatifs pour ce qu’il est convenu d’appeler par anticipation la deuxième guerre du Golfe (février 2003), à des déclarations tonitruantes de soutien aux Etats-Unis d’Amérique dans leur croisade contre l’Irak. Ces déclarations ne viennent pas toujours de ceux qui, du temps de la guerre froide, avaient affiché leur alignement sur le pays de l’oncle Sam. Elles sont le plus souvent un appel implicite à l’aide américaine, dont on sait qu’elle est sélective et nullement désintéressée.