4.1.1. Le point de vue de l’économie du développement, l’approche néo-classique orthodoxe.

Concernant la question des relations économiques entre pays développés et pays sous-développés, une littérature foisonnante a vu le jour depuis que, à la faveur du mouvement de libération nationale qui a pris son essor dès la fin de la deuxième guerre mondiale, de nombreux pays anciennement colonisés ont entrepris de s’industrialiser pour se sortir du sous-développement. L’on aurait donc pu s’attendre à ce que tous les auteurs adoptent une attitude critique vis-à-vis de la théorie néo-classique de l’échange dans leur approche des problèmes spécifiques des pays nouvellement indépendants. Rappelons que cette théorie, fondée sur le concept d’avantages comparatifs mis au point par D. Ricardo revisité et stylisé par H. Heckscher et B. Ohlin, au début du vingtième siècle, est bâtie sur un certain nombre d’hypothèses dont le manque de réalisme saute aux yeux dans le cas des pays sous-développés. Parmi ces hypothèses, la plus irréaliste est sans conteste celle qui postule l’identité des fonctions de production entre pays par produit. Quant à l’hypothèse selon laquelle tous les marchés des facteurs et des produits sont des marchés de concurrence parfaite, nonobstant son irréalisme intrinsèque, elle revient à assimiler le système économique des pays sous-développés au système capitaliste qui prévaut dans les pays développés à économie de marché.

Sur la base d’hypothèses de ce genre, la conclusion qui s’impose est que tous les pays participant à l’échange international bénéficient de la croissance de la production mondiale sans avoir à augmenter outre mesure leurs ressources, et sans amélioration notable de leur potentiel technologique. Tout ce que chacun d’eux a à faire, c’est de se spécialiser dans la production de biens pour lesquels il a un avantage comparatif. Concernant les pays sous-développés, l’implication logique de cette doctrine est qu’ils devraient (continuer à) se spécialiser dans la production des matières premières et des produits de base dont l’exportation leur permettra de financer leurs importations de produits industriels à fort contenu technologique.

Cette thèse était défendue par des auteurs comme J. Viner 341 et G. Haberler 342 à une époque où, excepté dans certains pays d’Amérique Latine qui s’y étaient engagés dès le premier tiers du vingtième siècle, l’industrialisation des pays anciennement colonisés n’était pas encore apparue comme l’issue inéluctable au sous-développement.

Devant l’inanité d’une telle conception, d’autres auteurs ont cherché à intégrer dans la théorie orthodoxe les questions cruciales de la formation du capital et de l’industrialisation comme des préalables à la sortie du sous-développement. Si R. Nurkse 343 développait à ce sujet un point de vue nihiliste articulé autour de l’idée de l’existence d’un «cercle vicieux de la pauvreté», W. Rostow 344 formulait quelques années plus tard une théorie selon laquelle le développement passait par cinq stades ; théorie dont il tirait la conclusion que les pays sous-développés sont simplement en situation de retard de croissance par rapport aux pays développés. Si tous les pays devaient nécessairement passer par tous les stades de la croissance, une certaine politique d’investissement pouvait accélérer le passage d’un stade à un autre. En aucun cas cependant la théorie de Rostow ne met en cause la nature des relations économiques entre pays développés et pays sous-développés : reléguant au second plan les motifs économiques de la colonisation, il ne décelait aucun lien de cause à effet entre le développement des uns et le sous-développement des autres 345 .

Malgré tout Nurkse et Rostow se situent dans la lignée des auteurs qui, tout en se réclamant de la théorie économique orthodoxe, ont cherché à analyser les problèmes spécifiques des pays sous-développés, reconnaissant par cela même la nécessité de leur réserver un traitement adéquat. L’accent est mis sur les difficultés de la formation de capital (Nurkse) 346 ou sur les problèmes particuliers de l’investissement productif (Rostow) ; difficultés et problèmes qui soulèvent la question fondamentale non pas seulement de l’industrialisation des pays du Tiers-monde, mais du contenu social de cette industrialisation. Toujours est-il que, implicitement tout au moins, l’hypothèse de l’identité des fonctions de production par produit entre pays est ainsi infirmée, mettant en cause dans ses fondements la théorie néo-classique de l’économie du développement.

De fait, l’industrialisation était apparue au fil du temps comme un des préalables – sinon le seul – du développement. Comme le notent CP Oman et G. Wignaraja, « nombreux étaient ceux qui considéraient explicitement ou sans le dire que les pays développés étaient riches parce qu’ils étaient industrialisés et que les pays du Tiers-monde étaient pauvres parce que leur économie demeurait essentiellement à base d’agriculture de subsistance » 347 . Dès lors l’attention fut portée sur les conditions de l’industrialisation, les auteurs se souciant fort peu de satisfaire ou non à l’hypothèse néo-classique d’identité des fonctions de production par produit entre pays.

Deux grands courants ont vu le jour parmi les auteurs s’intéressant aux problèmes de l’industrialisation et de la croissance :

  • un courant adepte de la croissance équilibrée. Par croissance équilibrée, on entendait la diffusion synchronisée et simultanée des capitaux dans l’ensemble des branches d’activité tendant à relever le niveau d’industrialisation du pays et suscitant une expansion généralisée des marchés. C’est R. Nurkse qui est le principal représentant de ce courant. Nurkse, comme d’autres auteurs adeptes de la croissance équilibrée, a mis l’accent sur la contrainte imposée à l’investissement et donc à la croissance globale par la «taille limitée du marché dans les pays sous-développés» mais au contraire de ces auteurs, il n’adhère pas à l’idée que la demande extérieure puisse jouer le même rôle que dans certains pays aujourd’hui développés de facteur de croissance et d’industrialisation. C’est donc le marché intérieur qui, seul, peut, en s’élargissant, donner l’impulsion nécessaire à l’amorce du développement. Cependant Nurkse ne dit mot sur les conditions sociopolitiques à réunir par les pays sous-développés pour que, non seulement une demande intérieure diversifiée s’élabore mais aussi qu’elle se manifeste sous la forme marchande, autrement dit qu’elle soit solvable ;
  • un courant adepte de la croissance déséquilibrée. Ce courant est représenté, dans la théorie orthodoxe, par de nombreux auteurs. C’est Rosenstein-Rodan qui, le premier en 1943, soulignait l’importance des «discontinuités» dans le développement industriel et se prononçait en faveur d’une stratégie de développement reposant sur «une grande poussée». L’idée de cet auteur est que l’investissement devait se concentrer dans quelques branches d’industrie complémentaires susceptibles de bénéficier d’effets financiers et technologiques extérieurs à même de produire tout à la fois une croissance substantielle du revenu national et de la taille du marché intérieur. La thèse de Rosenstein-Rodan a inspiré de nombreux organismes multilatéraux d’aide et de crédit au développement. Elle fut reprise à leur compte, développée ou amendée par des auteurs ayant obtenu par la suite une grande notoriété tant au sein de la communauté académique qu’auprès des responsables des pays sous-développés demandeurs et des pays développés donateurs d’aide et de crédit au développement.

Reformulant l’idée de Rosenstein-Rodan des discontinuités dans le développement en termes de «faiblesses des liaisons interindustrielles», A. Hirschman a soutenu en 1958 que la meilleure stratégie de développement possible consistait à concentrer les investissements dans les branches comportant le plus grand nombre possible de liaisons interindustrielles, quitte pour cela à créer délibérément des déséquilibres dans la croissance globale. Outre le fait que la thèse de la croissance déséquilibrée – notamment sa version hirschmanienne – impliquait l’intervention des pouvoirs publics dans l’orientation de l’investissement (ce qui revenait à ne pas se fier à la main invisible du marché et donc à aller à contresens de la thèse néo-classique la plus orthodoxe), elle s’appuyait implicitement sur l’existence d’une demande externe. Mais ni Rosenstein-Rodan, ni Hirschman ne s’étaient interrogés sur la nature des relations économiques entre pays développés à économie de marché et pays sous-développés, l’un et l’autre s’en remettant en cela à l’enseignement le plus classique de la théorie économique orthodoxe, celui des avantages comparatifs dans sa version moderne.

Notes
341.

International traide and economic development, The Free Press, 1952.

342.

Intrnational traide and economic development, Le Caire, 1959.

343.

Les problèmes de la formation du capital dans les pays sous-développés, Ed. Cujas, 1968.

344.

Les étapes de la croissance économique, Ed. du Seuil, 1963.

345.

«La course aux colonies, écrit-il, avait lieu essentiellement parce que les appétits rivaux des nationalismes étaient de règle sur la scène mondiale et que les colonies étaient, sur cette scène, le symbole accepté de la grandeur et de la puissance», Op. cité p 169.

346.

Notion qui s’apparente à celle d’accumulation du capital dont nous étudierons dans la section 2 du présent chapitre toutes les déterminations négatives. Nurkse est ici plus proche de la réalité que bien des auteurs modernes qui font une confusion de sens entre accumulation et investissement. Nous aurons à y revenir dans la deuxième partie de la présente recherche au sujet de l’expérience algérienne d’industrialisation.

347.

L’évolution de la pensée économique sur le développement depuis 1945, OCDE, 1991, p 19.