4.1.2. Le point de vue de l’économie du développement, l’approche non orthodoxe.

Un autre point de vue s’apparentant fortement à la théorie de la croissance déséquilibrée développée par A. Hirschman est celui de F. Perroux. Mais F. Perroux 348 , à l’inverse de A. Hirschman, est un auteur inclassable qui, profondément marqué par Marx et Keynes, tente néanmoins d’échapper à leur emprise, ce qui l’amène à des positions originales sur de nombreuses questions de l’heure en matière de théorie économique. Sa contribution à l’étude des relations interindustrielles et de leurs conséquences sur le développement des pays sous-développés s’articule autour de la notion de «pôle de croissance». Très brièvement résumée, l’analyse de F. Perroux peut être ainsi rendue : il existe dans l’économie certaines branches dynamiques ou «secteurs d’impulsion» qui, en se développant, produisent des effets d’entraînement sur d’autres branches d’activité qui bénéficient ainsi d’économies externes. La thèse de F. Perroux selon laquelle les branches dynamiques de l’économie exercent une impulsion sur la croissance d’autres branches ne nie aucunement le fait que le dynamisme des premières se traduit en actions déstabilisatrices sur les secondes. Tout au contraire, l’auteur associe cette caractéristique avec cette autre caractéristique des branches porteuses d’effets d’entraînement, à savoir que ces dernières sont dominées par des firmes oligopolistiques plus à même de réaliser l’accumulation du capital que les entreprises opérant en régime de concurrence ouverte. Cependant l’oligopole est la forme même que revêt, dans les économies modernes, le principe de domination qui semble être à la base de toutes les actions humaines. Tirant la conclusion de ce constat, F. Perroux voyait dans le caractère oligopolistique du capital opérant dans les secteurs dominants de l’économie le motif principal des conflits sévissant tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale ; ce en quoi il se sépare complètement de la théorie orthodoxe si tant est qu’il en ait jamais été proche. Pour lui, de tels conflits mettent en péril la paix et la prospérité mondiales.

Comme on peut le constater, F. Perroux est de ces auteurs que l’on ne peut classer parmi les tenants de l’une ou l’autre des deux principales doctrines en économie. Sans adhérer explicitement au marxisme, il développe néanmoins un point de vue original ou critique par rapport à la théorie académique dominante. Mais si l’idée de secteurs dominants est potentiellement féconde, F. Perroux n’a pas cherché à en tirer avantage dans l’analyse des relations nord-sud autrement qu’en la transposant en termes d’économies dominantes/économies dominées. Ce sont d’autres auteurs qui l’ont fait en situant d’emblée ces relations dans le champ plus vaste de la dépendance des pays du Tiers-monde vis-à-vis des pays capitalistes développés. Ces auteurs ont toutefois l’avantage sur F. Perroux de connaître le sous-développement pour ainsi dire de l’intérieur, étant originaires des pays d’Amérique Latine en proie aux plus néfastes effets de ce phénomène sur l’économie de leurs pays respectifs.

Le point de vue de ces auteurs que l’on qualifie de structuralistes est indissociable de l’expérience originale d’industrialisation de certains pays d’Amérique Latine. Cette expérience est connue sous le nom d’industrialisation par substitution des importations (ISI).

Sans avoir à rappeler ici les conditions particulières dans lesquelles elle a été menée, on notera que c’est par une impulsion toute circonstancielle que cette expérience a débuté. C’est la guerre en effet qui, ayant contracté l’offre des pays industrialisés en produits manufacturés, a suscité le développement local d’industries de production de biens de consommation pour répondre à la forte demande intérieure en ces produits devenus indisponibles sur les marchés extérieurs traditionnels des pays d’Amérique Latine. Ce que la première guerre mondiale a amorcé (car c’est d’elle qu’il s’agit), la crise des années 30 et la seconde guerre mondiale l’ont accentué : de simple effet des pénuries induites par la première, l’ISI est devenue avec la seconde et dès les années 30 donc une politique délibérée. Mais l’ISI n’a pas tardé à montrer ses limites au regard des espoirs qu’elle a suscités : plutôt que de soustraire au sous-développement les pays qui l’ont adoptée, elle n’a fait que modifier les formes de leur dépendance structurelle à l’égard des pays industrialisés à économie de marché. Ni le chômage endémique, ni le déficit extérieur chronique, ni aucune des autres caractéristiques du sous-développement telle l’extrême inégalité de la répartition des revenus, n’ont disparu ou simplement ramenées à de plus justes proportions. Quant aux relations commerciales «centre-périphérie», elles n’échappent pas davantage que par le passé à la détérioration séculaire des termes de l’échange qui profite aux pays industrialisés. La raison en est l’extrême hétérogénéité des structures productives dans les pays de la périphérie, hétérogénéité qui ne fait qu’accentuer le décalage existant entre ces deux blocs de pays en matière d’intégration économique et par voie de conséquence de progrès technologique avec ce que cela représente de maîtrise du principe de composition. C’est R. Prébisch qui a tenté de fournir à l’appui de la thèse de la détérioration des termes de l’échange un argumentaire économique complet. Selon cet auteur, «les revenus des entrepreneurs et des facteurs productifs ont augmenté plus vite [dans les pays développés] que la productivité tandis que dans les pays de la périphérie, l’augmentation du revenu était plus faible que celle de la productivité» 349 .

Sans doute est-ce là, aux yeux des tenants de la théorie orthodoxe de la spécialisation internationale, un paradoxe difficile à admettre. Mais c’est le résultat auquel conduit l’absence de mobilité internationale complète des facteurs de production dont ils ont fait un postulat. Tandis que dans les pays développés, les gains de productivité étaient entièrement absorbés par les rémunérations des facteurs, ce qui se traduisait par le maintien de prix à l’exportation élevés, dans les pays sous-développés l’existence d’une main-d’œuvre abondante d’origine agricole déprimait les salaires à un niveau tel que, malgré la faiblesse de la productivité des facteurs, les prix à l’exportation restaient plus faibles que ne le requérait le commerce entre les deux groupes de pays. La détérioration des termes de l’échange des pays sous-développés trouvait là une explication logique et ne relevait plus du simple constat empirique. C’est A. Lewis qui, à la suite des travaux de R. Prebisch et d’un groupe de spécialistes en sciences sociales travaillant pour le compte de la Commission Economique Pour l’Amérique Latine (CEPAL) des Nations Unies, a mis l’accent sur les salaires comme facteur explicatif de la détérioration des termes de l’échange. Généralisant cette analyse, C. Furtado élabore le concept d’économie duale à l’aide duquel il tente de rendre compte de la réalité économique des pays sous-développés. Celle-ci se caractériserait par l’existence concomitante de deux types de structures : capitalistes et précapitalistes, modernes et traditionnelles ; les unes s’intégrant dans le système capitaliste mondial, les autres échappant à ses lois, le tout formant un système dénué de toute dynamique intrinsèque.

Au total et pour nous en tenir à ces seuls auteurs pour ce qui est de l’approche structuraliste, on retiendra que, abordée sous divers angles, l’analyse du sous-développement est riche d’enseignements. Que l’on s’en tienne à la thèse de la détérioration séculaire des termes de l’échange ou que l’on aille jusqu’à faire sienne l’approche dualiste, ce qui ressort de toutes ces analyses, c’est l’existence d’un lien de cause à effet entre développement capitaliste et sous-développement. Cette idée, on la retrouve dans le titre même d’un ouvrage d’A. Gunder Frank tandis que les auteurs néo-marxistes chercheront avec plus ou moins de bonheur à l’étayer par leurs analyses.

Notes
348.

Voir en particulier L’économie du XXème siècle, Ed. PUF, 1964.

349.

Le développement de l’Amérique Latine et ses principaux problèmes, Bulletin économique de l’Amérique Latine n°1, fevrier 1962, p5.