4.1.3. Le point de vue des auteurs d’inspiration marxiste.

Les auteurs d’obédience marxiste ne s’en sont pas tenus aux quelques considérations de l’auteur de Das Kapital dans leur analyse des relations pays développés/pays sous-développés. Si, dans Misère de la philosophie, celui-ci avait donné une indication prometteuse 350 sur la façon dont on pouvait aborder l’étude de ces relations, il n’a que très peu exploré par la suite ce sujet, se contentant de relever l’ambivalence des effets du développement capitaliste sur les colonies 351 . Ainsi concluait-il un article sur l’Inde : «[...] quelque tristesse que nous puissions ressentir au spectacle de l’effondrement d’un monde ancien nous avons le droit de nous exclamer avec Goethe :

‘‘Sollte diese Qual uns quälen
Da sie unsere Lust vermehrt,
Hat nicht Myriaden Seelen
Timur’s Herrschaft aufgezehrt ? 352  »’

Tout comme Marx, Lénine voyait dans le système capitaliste un facteur de progrès pour l’humanité dans la mesure où il contribuait à accroître d’une façon jusque-là inédite les forces productives de la société et qu’il amenait malgré lui à une socialisation croissante de la production, cause de son propre dépérissement ultérieur. Mais Lénine n’a pas manqué de souligner, sur la base d’un examen attentif de la situation en Russie 353 , le caractère inégal du développement du capitalisme, allant jusqu’à ériger en loi du système cette caractéristique. La thèse du développement inégal a sans aucun doute inspiré de nombreux auteurs se réclamant ou non du marxisme, non pas tant seulement comme fondement des politiques de croissance accélérée (Feldman-Mahalanobis, G. de Bernis), mais comme base des théories de la dépendance et de la domination dont il a déjà était question et d’autres théories 354 . L’idée principale des théoriciens de la dépendance par exemple est que le capital international, s’alliant avec les élites traditionnelles des pays sous-développés qui forment de véritables oligarchies féodales, constituerait un obstacle à l’industrialisation de ces pays plutôt qu’elle ne la favoriserait.

Pour Rosa Luxemburg 355 , les colonies servent d’exutoire à l’excédent de marchandises des métropoles, pays hautement industrialisés qui allaient connaître tôt ou tard un problème de réalisation, c’est-à-dire de transformation en argent de ces excédents que le marché métropolitain n’est pas en état d’absorber. R. Luxemburg n’a pas accordé d’importance particulière aux relations commerciales entre pays développés et pays sous-développés si ce n’est pour souligner que les colonies sont appelées à être intégrées dans le système capitaliste, reposant à terme le même problème de réalisation pour la poursuite de l’accumulation du capital.

Que ce soit pour Marx, Lénine ou R. Luxemburg, le contexte historique, le climat intellectuel et les enjeux politiques de leurs époques respectives ont sans aucun doute joué un très grand rôle dans le développement et l’orientation de leur pensée en matière de théorie économique. En cela, leur apport à la science économique et à d’autres domaines du savoir est en parfaite adéquation avec l’un des principes fondamentaux du marxisme, à savoir que c’est l’être qui détermine la conscience et non pas la conscience qui détermine l’être ; l’être étant historiquement et socialement déterminé. On ne peut donc leur faire grief de ne pas avoir envisagé, autrement que sous leur aspect de rapports métropoles/colonies, les relations qui se développeront ultérieurement entre pays développés et pays sous-développés. Il n’empêche que, d’un point de vue conceptuel et méthodologique, il y a de grands enseignements à tirer de leurs écrits, quitte à conférer un contenu plus large aux concepts et catégories économiques qu’ils ont forgés 356 .

Le concept de surplus est sans doute celui qui a été le plus investi par les théoriciens d’obédience marxiste dans leurs approches des problèmes du sous-développement. L’idée qu’on retrouve chez la plupart des auteurs – y compris les théoriciens de la dépendance plus enclins à l’éclectisme – est qu’il y a transfert du surplus économique des pays pauvres vers les pays riches. La thèse est déclinée sous de multiples formes : détérioration des termes de l’échange chez R. Prébisch et les analystes de la CEPAL, échange inégal chez A. Emmanuel, développement inégal chez S. Amin, rapatriement des profits par les firmes multinationales chez C. Palloix et d’autres théoriciens de l’internationalisation du capital etc.

C’est P. Baran qui, le premier, a développé la thèse du transfert du surplus des pays pauvres vers les pays riches dans son ouvrage : L’économie politique de la croissance. Malgré le potentiel de croissance que recèlent les économies des pays sous-développés, potentiel resté largement inexploité en raison de l’inefficience de leur système productif, les élites traditionnelles et l’Etat, plus soucieux de maintenir leur train de vie luxueux et de préserver la sécurité interne que de se lancer dans des programmes ambitieux de développement, se livrent à un pillage en règle des ressources de leurs pays respectifs. Quant au surplus réel, il est transféré en majorité à l’étranger sous la forme de rapatriement de bénéfices par les firmes multinationales ou de fuite de capitaux organisée par les élites locales. Tout en mettant l’accent sur les déterminations internes du sous-développement, P. Baran, rejoint par P. Sweezy, ne ménagent aucunement le système capitaliste dont ils soulignent le rôle historique dans la formation du sous-développement. «Loin de servir de moteur à l’expansion économique, au progrès technologique et au changement social, écrivent-ils, l’ordre capitaliste a servi de cadre, dans ces pays [i.e les pays sous-développés] à la stagnation économique, à l’archaïsme technologique et au retard social» 357 .

La thèse du transfert du surplus des pays pauvres vers les pays riches développée par P. Baran et P .Sweezy n’a apparemment pas convaincu A. Emmanuel dans la mesure où elle se présente comme une tentative de théorisation a posteriori ; ces auteurs se contentant, selon lui, de relater dans le langage marxiste des faits que la simple observation empirique peut révéler. Résumant par ailleurs la théorie des avantages comparatifs qui ne permet de saisir l’échange inégal qu’en termes de partage des gains entre les pays, excluant ainsi l’idée même de perte de l’un au profit de l’autre, A. Emmanuel se fixe l’objectif hautement théorique «d’expliquer la différence des niveaux de développement et même l’approfondissement de l’écart entre nations riches et nations pauvres malgré des siècles d’échange et de liberté du commerce» 358 . C’est donc à une construction théorique préalable à toute observation que se livre A. Emmanuel 359 . Le cadre en est l’analyse marxienne de la transformation des valeurs en prix et de la plus-value en profit développée dans le livre III de Das Kapital. Dans ce livre, Marx tente – sans succès si l’on en croit ses critiques 360 – de passer de l’ésotérisme des catégories de valeur et de plus-value qui lui ont servi à mettre à nu les déterminations du capital comme rapport social, à l’exotérisme des catégories de prix et de profit qui, tout en occultant ces mêmes déterminations, mettent en exergue le mode de fonctionnement global du capital et révèlent ainsi sa dynamique sociale réelle.

Replacée dans le contexte du capitalisme concurrentiel de l’époque, l’analyse de Marx a montré que, sous peine de voir le capital déserter les branches de production à forte composition organique 361 de loin moins productives de plus-value que les autres, il s’établit une péréquation des taux de profit définis comme les rapports de la masse de plus-value sectorielles au volume du capital engagé dans chaque secteur ou branche de la production marchande capitaliste. Il en résulte un transfert de valeur des branches d’industries à faible composition organique du capital vers les branches à forte composition organique, transfert d’autant plus important que la différence de composition organique du capital est élevée et que les conditions de la production sont disparates.

C’est sur cette idée qu’A. Emmanuel a cru pouvoir fonder sa théorie de l’échange inégal en la transposant à l’étude des relations entre pays développés et pays sous-développés. Celle-ci revient à postuler l’existence d’un transfert de valeur des pays pauvres vers les pays riches par le seul fait de l’inégalité des compositions organiques du capital engagé dans ces deux groupes de pays. A. Emmanuel tire un argument supplémentaire pour justifier sa thèse de l’échange inégal du fait que, à l’échelle internationale, c’est l’immobilité relative des facteurs qui prévaut sur leur mobilité, contrairement en cela à ce qui se passe dans un même pays entre les branches d’industrie à compositions organiques du capital différentes.

Sans entrer dans la critique interne de la thèse de l’échange inégal en discutant du réalisme de ses hypothèses et sans même rappeler la polémique qu’elle a suscitée en son temps entre son auteur et ses contradicteurs – tel C. Bettelheim 362 – qui lui reprochent de s’être servi de la théorie économique de Marx comme de la théorie orthodoxe de la spécialisation internationale, on notera qu’elle procède d’un a priori qui, plutôt que de lui conférer le statut de théorie comme A. Emmanuel l’avait cru, la fragilise au contraire pour ne la faire apparaître que comme une idée spéculative certes séduisante mais complètement déconnectée du réel. Cet a priori réside dans le fait implicite que, pour l’auteur de l’échange inégal, le même régime capitaliste prévaut dans les pays sous-développés et dans les pays développés ; la même logique y est à l’œuvre et les mêmes lois y opèrent (en particulier la loi de l’accumulation du capital dont nous aurons à évoquer toute la spécificité dans le cas des pays sous-développés).

C’est sur ces prémisses que des auteurs qualifiés de « marxistes orthodoxes » tels M. Dobb 363 et d’autres portent la critique aux «néo-marxistes» plus soucieux à leurs yeux de sacrifier à la cohérence formelle du discours que d’investir dans la compréhension des rapports réels prévalant tant à l’intérieur des formations sociales sous-développées qu’entre celles-ci et les pays capitalistes développés. S’appuyant sur la définition classique du capitalisme comme ensemble de rapports sociaux impliquant la transformation en marchandises non seulement des produits du travail mais également des moyens et de la force de travail, cet auteur met l’accent sur le caractère précapitaliste (ou non capitaliste) des rapports sociaux prévalant dans les formations sociales sous-développées où ne prédominent pas les relations salariales. Si donc l’extorsion du surplus et son transfert des pays sous-développés vers les pays développés est une réalité soulignée à juste titre par la plupart des auteurs traitant des causes du sous-développement, il reste que leurs approches n’accordent que peu d’importance aux causes internes de ce phénomène. Une telle investigation les aurait amenés en effet à réinvestir dans l’analyse les concepts de rapports de production, de forces productives et de classes sociales pour rendre compte des réalités des formations sociales sous-développées dont seule l’apparence les rapproche de celles des pays capitalistes développés. La thèse de l’échange inégal n’échappe évidemment pas à cette critique même si celle-ci lui est chronologiquement antérieure. Ses implications logiques – notamment celle qui revient à considérer que les travailleurs des pays capitalistes développés participent au partage des fruits de l’exploitation des anciennes colonies dont seul le statut politique aurait changé avec leur accession à l’indépendance – ces implications donc, tombent sous le coup des mêmes critiques que la thèse elle-même et que toutes les thèses s’articulant autour des notions de centre et de périphérie.

Pour éclairantes que puissent être ces critiques, elles pèchent pourtant par l’absence de perspective offerte à l’étude du sous-développement comme phénomène global. L’approche régulationniste qui s’est développée depuis le milieu des années 1970 comme, sinon une alternative théorique au marxisme, du moins comme une synthèse des apports de Marx et de Keynes, ne semble pas avoir atteint un niveau de préoccupation intégrant les problèmes du sous-développement, encore que, sur les questions de la monnaie et de l’endettement, des percées ont eu lieu qui ne demandent qu’à être prolongées par une réflexion plus systématique.

Au total, si du point du vue de Marx et de la tradition marxiste la théorie ne se justifie que pour autant qu’elle se présente comme théorisation de la pratique, c’est-à-dire comme acte réflexif qui ressortit à la praxis, il semble que la diversité des situations en matière de sous-développement voue à l’échec toute tentative nouvelle de théorisation ambitionnant d’en rendre compte concrètement. C’est pourtant ce à quoi nous nous essaierons dans la section qui suit en articulant toute notre recherche autour d’une idée : celle de l’incapacité où se trouvent les pays sous-développés à organiser un véritable procès d’accumulation du capital, incapacité qui s’explique à nos yeux par la non maîtrise du principe de composition et qui explique à son tour l’impossibilité où ils se trouvent de se soustraire à la spirale infernale de l’endettement international.

Notes
350.

Il écrit en effet «si les libres-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens d’un autre, nous ne devons pas en être étonnés puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l’intérieur d’un même pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe», Ed. Sociales 1972. Cette idée a inspiré A. Emmanuel qui l’a mise en épigraphe à son livre L’Echange inégal.

351.

Tout en notant que les colonies souffraient du développement du capitalisme, il ajoutait qu’elles souffraient également du caractère incomplet de ce développement. Sa conclusion était que «le pays le plus développé sur le plan industriel fournit seulement au pays moins développé l’image de son propre avenir»

352.

‘Cette peine doit-elle nous tourmenter.

Puisqu’elle augmente notre joie,

Le joug de Timour n’a-t-il pas écrasé

Des myriades de vies humaines ?’

in Marx – Engels, Textes sur le colonialisme, Ed. du Progrès, Moscou 1977, p 42/43.

353.

Voir Le développement du capitalisme en Russie, Œuvres complètes, Ed. de Moscou, 1976.

354.

L’un des ouvrages les plus importants de S. Amin s’intitule précisément Le Développement inégal.

355.

Voir L’Accumulation du capital, Ed. F. Maspéro, 1976.

356.

Ce que nous essaierons de faire dans l’analyse des problèmes économiques de l’ALgérie indépendante développée dans la deuxième partie de la présente étude.

357.

Monopoly Capital, Monthly Review, New York, 1966. Cité par CP. Oman et G. Wignaraja in l’évolution de la pensée économique sur le développement depuis 1945. Op. cit. P 186.

358.

L’Echange inégal, Ed. F. Maspéro 1977, p 37.

359.

L’auteur écrit en effet au sujet de la détérioration des termes de l’échange: «l’explication des terms of traide par les vicissitudes de la demande aurait quelque valeur si elle était faite a priori, c’est-à-dire si elle était intégrée dans une théorie générale du commerce extérieur, de sorte qu’on pût dire que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets…» Op. cité p 32. Cette attitude tranche avec la position de l’auteur concernant le divorce de la pensée d’avec la praxis qui se trouve selon lui à la base du théorème «irréfutable» des coûts comparatifs. Ne reproche-t-il pas aux économistes de s’être laissé convaincre «qu’il y a deux mondes, le monde raisonné de l’économie politique et le monde fou de la politique économique»?

360.

Voir à ce sujet l’ouvrage de G. Dostaler, Valeur et prix, histoire d’un débat, Ed. Presses Universitaires de Grenoble et F. Maspéro, 1978.

361.

Marx définit ainsi la composition organique du capital : « Enfin, pour exprimer le lien intime qu’il y a entre l’une et l’autre [i-e la composition en valeur du capital et sa composition technique], nous appellerons composition organique du capital sa composition-valeur en tant qu’elle dépend de sa composition technique et que, par conséquent, les changements survenus dans celle-ci se réfléchissent dans celle-là ». in Le Capital, Livre premier, tome 3, Ed. Sociales 1972, p 54.

362.

Cet auteur a préfacé l’ouvrage d’A. Emmanuel qui contient en outre en guise d’épilogue un texte de C. Bettelheim où il est fait état de critiques internes comme de critiques externe à l’endroit de la thèse de l’échange inégal.

363.

Il est intéressant de noter que cet auteur est l’un des spécialistes reconnus de la transition du féodalisme au capitalisme en Europe. C’est donc à bon droit qu’il en vient à s’intéresser aux questions du sous-développement en tant qu’elles relèvent aussi d’une certaine transition.