4.3. L’économie d’endettement à l’épreuve des programmes d’ajustement structurel.

Dans la section précédente, nous avons tenté de rendre compte de la nature du procès de production du surplus en pays sous-développés et nous avons conclu au divorce du dit procès d’avec celui de la valorisation du surplus, c’est-à-dire de son accumulation. C’est tout à la fois le mode d’insertion des pays sous-développés dans la division internationale du travail et ce que nous avons appelé le mode de mise au travail des producteurs qui sont la cause de ce divorce qui se traduit par l’impossibilité de transformer le surplus en capital. C’est donc à une impasse logique qu’est en permanence conduit le procès de valorisation et le procès de production lui-même ne se renouvelle que grâce à l’emprunt étranger dont le gonflement est à l’origine de l’économie d’endettement. L’emprunt est le présupposé de ce procès comme A est le présupposé du procès A-M-A’ en économie de marché constituée. Mais à la différence de ce dernier, les ressources nécessaires à son renouvellement, le procès de production du surplus en pays sous-développé les trouve à l’extérieur de lui-même, dans l’endettement.

Le volume de la dette extérieure des pays sous-développés est devenu exorbitant depuis le début des années 1980 : de 70 milliards de dollars en 1970, le stock de la dette a atteint 465 milliards en 1980 et il a dépassé les 1000 milliards depuis 1986 384 . Dans la montée vertigineuse de l’endettement, les facteurs purement monétaires et financiers ne sont nullement négligeables : les variations de change des principales devises les unes par rapports aux autres et les fluctuations des taux d’intérêt ont d’abord été favorables aux pays sous-développés, les incitant à s’endetter, pour finir par leur être défavorables, contribuant de beaucoup au déclenchement de ce qu’on appelle depuis le début des années 1980 la crise de l’endettement. La remontée du dollar en lequel est libellé la majeure partie de la dette du Tiers-monde, le relèvement des taux d’intérêt et l’écourtement des échéances de remboursement ont en effet pesé lourdement dans l’exacerbation de la crise de l’endettement après avoir été eux-mêmes la conséquence des difficultés rencontrées par les pays endettés à faire face à leurs obligations.

Ces difficultés ont conduit le Mexique à décréter en août 1982 un moratoire unilatéral de trois mois sur la partie de sa dette arrivée à échéance. D’autres pays connurent bientôt les mêmes difficultés, amenant les banques créancières à leur accorder – comble de dérision – de nouveaux prêts destinés à faire face à ces difficultés de paiement. Ce fut le cas par exemple de l’Argentine qui bénéficia dans ce cadre d’un prêt de 100 millions de dollars en 1983. Le caractère pervers de la dette des pays sous-développés trouvait là sa meilleure expression. Puis – autre perversion – il y eut une inversion des flux nets de capitaux : les entrées d’argent frais dans les pays sous-développés sous forme d’investissement de portefeuille devinrent inférieures en valeur aux sorties d’argent des pays endettés vers les pays créanciers au titre du paiement du service de la dette ou de rapatriement des profits 385 . De nouvelles techniques furent donc mises au point pour sauver du naufrage 386 les pays les plus lourdement endettés. Celle du rééchelonnement fut la plus couramment adoptée et le FMI, naguère simple organisme multilatéral de surveillance du système monétaire international, devint l’initiateur des nouvelles règles du jeu. Appliquant ces nouvelles règles à tous les pays endettés qui ont des difficultés durables de paiement, il édicte toute une panoplie de conditionnalités auxquelles désormais devaient satisfaire les pays qui, confrontés à la crise de l’endettement, ont recours à lui pour cautionner leur demande de rééchelonnement de tout ou partie de la dette publique ou privée contractée par eux auprès des agents de la finance internationale affiliés au Club de Londres ou au Club de Paris. Fort de ce rôle inespéré 387 , le FMI impose aux pays endettés un plan de redressement dénommé «programme d’ajustement structurel» à travers lequel il ne se contente pas d’exiger des Etats concernés une meilleure gestion 388 des fonds empruntés mais se reconnaît le droit de leur dicter la politique à suivre en matière de dépenses budgétaires, de libéralisation du commerce extérieur, de privatisation des entreprises du secteur public etc., toutes questions sur lesquelles les gouvernants eux-mêmes doivent s’engager au préalable par la lettre d’intention qu’ils sont censés formuler de leur propre chef à l’adresse des autorités monétaires de cet organisme au sein duquel ils sont en principe représentés.

L’objet de la présente section n’est pas de présenter par le menu les programmes d’ajustement structurel (PAS) adoptés – sous la férule du FMI – par de nombreux pays frappés par la crise de l’endettement. Il n’est pas davantage de discuter de la cohérence interne au regard de ses hypothèses (ni de la validité de ces dernières) du modèle de base du PAS ou de ses variantes. Il est de chercher à rendre intelligible le contenu social et économique de ces programmes en l’interprétant à la lumière des développements précédents relatifs à l’économie d’endettement et à son soubassement historique, le sous-développement.

La question n’est pas tant de savoir si les programmes d’ajustement structurels offrent aux pays surendettés quelque chance de desserrement momentané de la contrainte financière qui pèse d’un poids écrasant sur leur économie. Elle n’est même pas de savoir si cette contrainte pourra être durablement allégée. C’est bien plutôt de savoir si les PAS sont de nature à lever définitivement cette épée de Damoclès que représente pour les pays sous-développés l’économie d’endettement dans le piège de laquelle ils sont enfermés. Questions subséquentes, sous quelles conditions et à quel prix cette contrainte pourra être levée ? Faut-il voir dans la libéralisation mondiale en cours et dans ce que la littérature économique la plus récente désigne sous le terme de globalisation une perspective porteuse de la promesse pour les pays surendettés de les sortir de la situation de parias où les maintient pour l’heure l’ordre économique mondial en place ? Voire! Pour qu’une telle perspective ait la moindre chance de se présenter, il faut rien moins qu’un changement de l’ordre ancien, changement qui, pour n’avoir pas la soudaineté d’une révolution, en a du moins les principales caractéristiques. Un tel changement doit se traduire non seulement par une refonte en profondeur des relations commerciales nord-sud – ce qui suppose la restructuration de la division internationale du travail en vigueur – mais aussi par une redéfinition du mode de mise au travail des producteurs en pays sous-développés, ce qui passe par l’instauration d’un nouveau statut de la propriété avec ce que cela comporte de modifications dans les rapports de travail qui leur sont associés. En tout état de cause, et contrairement en cela aux enseignements de l’économie académique, ces pays ne pourront échapper à la nécessité historique de chercher à maîtriser le principe de composition. C’est à l’aune de ce critère qu’il conviendra de juger de la pertinence des programmes d’ajustement structurel.

Notes
384.

Les chiffres concernant le stock de la dette des pays sous-développés sont à peine arrêtés qu’ils sont déjà dépassés. On trouve dans tous les ouvrages traitant de la dette du Tiers-monde une évaluation approximative à une date donnée. Les chiffres indiqués ici sont repris de O. de Solages: Réussites et déconvenues du développement dans le Tiers-monde, Ed. L’Harmattan, 1992. On peut aussi se reporter à P. Norel et E. Saint-Alary, L’endettement du Tiers-monde, Ed. Syros 1994..

385.

Sans parler des fuites de capitaux organisées par les détenteurs de la décision économique au sein des sphères dirigeantes des pays sous-développés.

386.

L’expression est de O. de Solages in Réussites et déconvenues du développement dans le Tiers-monde, Op. cité p 313.

387.

On se souvient des réticences manifestées par les Etats-Unis d’Amérique à lui confier à sa création le rôle de réguler le système monétaire international.

388.

L’idée communément admise au sein des organismes multilatéraux tels le FMI ou la Banque Mondiale est que la crise de l’endettement est directement liée à la mauvaise allocation des ressources par les pays emprunteurs. On met en cause en particulier la tendance qu’ont les autorités de ces pays à acheter la paix sociale au moyen des subventions et autres transferts au bénéfice des plus larges couches de la population. Jamais il n’est venu à l’idée des responsables de ces organismes que c’est dans la nature du procès de production du surplus et dans le mode d’insertion des pays sous-développés dans la division internationale du travail que réside le problème de la mésallocation des ressources, indépendamment de l’existence ou non de tous autres problèmes.