4.3.2. Critique du modèle d’ajustement fondé sur l’approche monétaire de la balance des paiements.

La balance des paiements est un état comptable où est consigné l’ensemble des mouvements de fonds qui ont lieu entre un pays et l’étranger. Ces mouvements se traduisent par des entrées de fonds (ressources) et par des sorties (emplois) censés s’équilibrer, l’équilibre ne signifiant paradoxalement pas nécessairement un état de bonne santé économique du pays. Outre le fait que l’équilibre global peut cacher de grands déséquilibres partiels (le plus important étant celui de la balance courante), il peut résulter de l’action corrective de paramètre purement monétaires sur les flux réels plutôt que d’un ajustement de ces derniers les uns par rapport aux autres. L’approche monétaire de la balance des paiements fait porter à la monnaie tout le poids des ajustements réels. La question est de savoir si, dans le cas des pays sous-développés à régime étatique d’économie qui n’ont pas accédé à la maîtrise du principe de composition – économie que d’aucuns qualifient d’économie de pénurie – cette approche garde toute sa pertinence.

L’approche monétaire de la balance des paiements s’inscrit dans la tradition de la théorie quantitative de la monnaie. Elle consiste à « attribuer la responsabilité d’un déficit des échanges extérieurs à un excès d’émission monétaire » 399 . Selon les tenants de cette théorie, la détention d’encaisses monétaires non désirées par les agents les amène à vouloir se défaire des excédents en achetant des biens ou des titres à l’extérieur. Cela a pour effet de provoquer un déficit de la balance des paiements à moins que les réserves extérieures ne soient à même de couvrir les dépenses engendrées par ces achats. C’est donc par une politique monétaire restrictive qu’on peut remédier à cet état de faits, celle-ci ayant pour conséquence d’éponger les surliquidités et de dissuader par cela même la consommation interne de produits étrangers, ce qui devrait suffire à rétablir l’équilibre de la balance des paiements.

Sous réserve des limites inhérentes au modèle d’ajustement dont il a été fait état précédemment, ce schéma trouve sans doute un terrain d’application dans l’économie monétaire de production où les flux monétaires exercent sur les flux réels une action sinon immédiate, du moins effective. Les flux réels ne sont-ils pas d’ailleurs saisis dans la même unité de compte que les flux monétaires ? Comment donc faire la part des choses entre l’action corrective des paramètres monétaires et celle d’un ajustement réel ? Ces questions ne semblent pas retenir l’attention des tenants de l’approche monétaire de la balance des paiements qui s’en tiennent à l’idée de l’action des paramètres monétaires sur la sphère réelle. Le fait est que, même si cette approche se justifiait dans le cas d’une économie monétaire de production, les économies des pays sous-développés qui relèvent pour la plupart du régime étatique d’économie, ne s’inscrivent pas dans ce schéma, la monnaie elle-même n’ayant pas dans leur cas le statut qu’elle a en économie de marché constituée 400 .

Même largement ouverte sur le marché mondial, ce type d’économie n’est pas régie à l’identique par les mêmes lois que l’économie de marché, ce que nous avons tenté de montrer dans la section précédente. Les manipulations du taux de change par exemple ne produisent pas les mêmes effets. Dans bien des cas, un taux de change fixe surévalué est le lot des économies dirigées sans que cela ne provoque d’effet déflationniste. Tout au contraire, les autorités font fonctionner à plein la planche à billets pour satisfaire une demande interne de monnaie d’autant plus forte que les prix ont plutôt tendance à s’élever en raison de la faiblesse et de la rigidité de l’offre de produits. En pareil cas, le taux de change ne joue évidemment pas le rôle qui lui est habituellement dévolu de variable d’ajustement dans la balance des paiements. Toute l’analyse classique du mécanisme d’ajustement par le taux de change se trouve prise en défaut. La raison en est que ce mécanisme ne fonctionne convenablement que dans le cas d’une économie monétaire de production où les paramètres monétaires – le taux de change en l’occurrence – ne sont pas exogènes au système dans lequel Etat et Capital ont tous deux le même statut théorique et exercent concurremment mais de façon complémentaire la même fonction de régulation économique 401 . Dans une économie dirigée au contraire, le taux de change, fixé politiquement, ne joue qu’un rôle mineur et la monnaie elle-même est réduite à sa plus simple fonction d’unité de compte, la régulation économique étant assurée au moyen d’injonctions administratives. Ayant perdu sa fonction de réserve de valeur, l’argent n’est plus du capital, c’est-à-dire un rapport social d’appropriation privative du produit du travail d’autrui, mais un simple revenu. C’est l’Etat qui le remplace dans cette fonction, devenant lui-même, en même temps qu’un instrument de coercition, un instrument d’enrichissement personnel d’agents privés investis ou non de l’autorité qui leur permet d’exercer la violence légitime 402 . Cette situation se rencontre avec le plus de netteté dans les pays à économie (re)distributive comme celle de l’Algérie où le système productif lui-même fournit des alibis à la distribution/redistribution de la richesse sociale, créée en majeure partie en dehors de lui et constituée de la rente pétrolière. Nous aurons à y revenir en détail dans la deuxième partie de la présente recherche.

De ce qui précède on déduit aisément les limites de l’approche monétaire de la balance des paiements et des politiques d’ajustement qui s’y réfèrent quant au traitement des dysfonctionnements du régime étatique d’économie. Ce type d’économie est, en règle générale, une économie de pénurie au sens de J. Kornaï sur laquelle les mesures classiques d’ajustement, de nature monétaire, n’ont pas les mêmes effets que ceux qu’elles produisent en économie de marché constituée qui est une économie monétaire de production au sens de J.M. Keynes. On peut donc se demander à bon droit quel effet une politique monétaire restrictive peut avoir sur un déficit commercial en économie de pénurie. En principe, le déficit de la balance commerciale réalisant une sévère ponction sur les revenus des résidents, une politique monétaire restrictive doit conduire à une baisse sensible de la consommation interne et donc à une réduction des importations, ce qui doit avoir pour conséquence de résorber le déficit commercial et de rétablir l’équilibre de la balance des paiements sans recours à l’emprunt étranger et sans effort accru d’exportation. Tel n’est cependant pas le cas en économie de pénurie parce que la consommation interne est déjà fortement réprimée. En outre, et ceci est encore plus important dans le cas des pays à économie (re)distributive arrimée à la rente pétrolière ou à un autre type de rente, les restrictions du crédit intérieur exprimé en monnaie locale n’ont aucun effet dissuasif sur les importations si elles ne sont pas accompagnées de mesures non monétaires de limitation de celles-ci (contingentement et autres barrières non tarifaires à l’entrée des produits étrangers). La raison en que les importations, libellées en monnaies étrangères, ne sont pas payables en monnaie locale, celle-ci étant déconnectée du système monétaire international et ne possédant donc pas la qualité inhérente à toute monnaie de ce système : celle d’être une monnaie de règlement des dettes et de recouvrement des créances 403 . On voit bien, dans ces conditions, combien est illusoire la politique d’ajustement fondée sur les restrictions monétaires. Certains auteurs soulignent d’ailleurs le fait que, indépendamment des arguments ci-dessus se rapportant à la nature de la monnaie en régime étatique d’économie «une politique monétaire restrictive peut n’avoir aucune influence sur le déficit commercial extérieur dans la mesure où les importations sont indispensables à la survie économique du pays et ne sont pas compressibles» 404 . Tel est évidemment le cas de la plupart des pays sous-développés qui n’ont pas atteint un certain degré dans la maîtrise du principe de composition. Les autres mesures entrant dans le cadre des programmes d’ajustement structurel sont-elles mieux adaptées à l’économie de pénurie ? Et d’abord permettent-elles aux pays qui les ont adoptées de se sortir de ce système d’économie ? C’est ce que nous nous proposons de discuter dans le paragraphe qui suit.

Notes
399.

M. Aglietta et S. Moatti, Le FMI, de l’ordre monétaire aux désordres financiers, Ed. Economica, 2000, p 83.

400.

Nous illustrerons cette assertion dans la deuxième partie de la présente recherche en consacrant une section du chapitre huitième à la question du statut de la monnaie dans son rapport au procès d’accumulation en Algérie.

401.

Dans Régimes économiques de l’ordre politique, esquisse d’une théorie régulationniste des limites de l’Etat, B. Théret développe l’idée que l’Etat est un rapport social d’appropriation/expropriation des moyens de la coercition, ce qui ne le distingue du capital – autre rapport social – que par l’objet de l’appropriation/expropriation qui, dans le cas de ce dernier, est représenté par les produits du travail humain. Ed. PUF, 1992, p 35.

402.

Dans De la privatisation des économies à la privatisation des Etats, une analyse de la formation continue de l’Etat , B. Hibou écrit à ce sujet: « […] les pratiques de chevauchement (straddling) entre positions et pratiques de pouvoir et d’accumulation économique* interdisent […] de faire une distinction claire et tranchée entre public et privé, entre Etat et marché, entre réseaux de pouvoir et réseaux d’accumulation etc.». in «La privatisation des Etats», Ed. Karthala, 1999, p 30.

* Ce que nous avons dit du procès d’accumulation en pays sous-développé dans la section précédente nous conduit à parler d’enrichissement plutôt que d’accumulation comme le fait ici B. Hibou.

403.

Pas tant à cause de l’inconvertibilité de cette monnaie décidée par les autorités du pays que parce que celle-ci n’a pas, à l’intérieur même du pays, tous les attributs de la monnaie, en particulier celui d’être réserve de valeur.

404.

P. Prisset et A. Piqueinal, Stratégie et économie des échanges internationaux, Collection Banque, 1993.