4.3.3. Les programmes d’ajustement structurel : entre l’échec et l’insuccès.

La plupart des pays sous-développés ayant adopté un programme d’ajustement structurel sous l’égide du FMI et de la Banque Mondiale l‘ont fait pour résoudre un problème de déficit durable de leur balance courante qui les a amenés, en l’absence d’autres ressources d’origine interne (réserves de change) ou d’origine externe (investissements directs) à recourir à l’emprunt étranger (investissements de portefeuille) dont ils se sont révélés par la suite incapables d’assurer le remboursement dans les délais prescrits et aux conditions acceptées par eux. Si le volet Stabilisation du PAS vise à rétablir les grands équilibres macroéconomiques par la compression de la demande globale dont l’excédent sur l’offre globale se lit dans le déficit de la balance courante, le volet Ajustement proprement dit vise à créer une situation qui empêche la réapparition des déficits et à permettre ainsi «la mise en route d’une croissance durable» 405 . C’est par la refonte du mode d’allocation des ressources et la réforme des institutions que ce double objectif paraît devoir être atteint. Désengagement de l’Etat, libéralisation des marchés, privatisation des entreprises publiques forment l’architecture des programmes d’ajustement structurel qui ne se réduisent donc pas, dans l’esprit de leurs concepteurs, à de simples mesures de politique économique, fussent-elles de moyen-long terme. Ces programmes tentent de créer un environnement macroéconomique propice à l’initiative individuelle jugée plus apte à relancer l’investissement dont dépend l’accroissement de l’offre. Si nombreux que soient les pays sous-développés à s’être engouffrés dans cette voie pour bénéficier des ressources du FMI et de la Banque Mondiale (soumises à conditionnalité), les résultats ne paraissent pas probants au vu de la situation actuelle de la plupart d’entre eux. Les constats établis par des études menées tant au sein de ces organismes qu’en dehors d’eux évoquent un succès mitigé ou font état d’un franc échec mais jamais ne relatent d’expérience réussie.

Synthétisant les résultats de ces études, J.M. Fontaine a tenté de rendre compte en sept indicateurs de l’efficacité relative des programmes d’ajustement structurel. Le tableau synoptique qu’il obtient est riche d’enseignements.

Tableau synoptique des résultats sur 7 indicateurs
Tableau synoptique des résultats sur 7 indicateurs Source: JM Fontaine Demande et investissement dans le processus d’ajustement, Revue Tiers-monde n°135, juillet-septembre 1993, p 492. .

Les principales constatations faites par J.M. Fontaine sur la base de ce tableau sont au nombre de deux :

Relatant ensuite mesure par mesure le degré de mise en œuvre des réformes d’ajustement, J.M. Fontaine, qui s’appuie sur les rapports de la Banque Mondiale, montre que pour l’ensemble des pays objet de l’étude le taux de réalisation des objectifs ne dépasse pas les 60% et que ce sont les mesures les moins sujettes à contestation – les mesures de stabilisation macroéconomique en l’occurrence – qui sont les plus fréquemment mises en oeuvre. Le PAS en est réduit à n’être qu’une «politique de stabilisation de long terme «comme le faisaient déjà remarquer Corbo et Fischer dans une étude pour le compte de la Banque Mondiale »» 408 . Par leurs effets contradictoires (inflationniste pour certaines, déflationniste pour d’autres), ces mesures (telle la dévaluation, la levée des obstacles tarifaires et non tarifaires etc.) ne contribuent à rétablir les grands équilibres et à stimuler les exportations que de façon mitigée alors qu’elles ne contribuent en rien à la relance de l’investissement. C’est donc à une situation de récession durable qu’aboutit le PAS et non, comme c’est son objectif affiché, à une croissance durable. Ce constat est corroboré par les analyses d’autres auteurs tels Ph. Hugon, P. Diaz Alvarado, G. Pouppard, A. Léon, et D. Zine eddine qui se sont intéressés aux expériences africaines et latino-américaines d’ajustement. Ph. Hugon observe que si « les programmes de stabilisation et les corrections des prix relatifs étaient nécessaires, […] ils se sont souvent réalisés sans conduire à une croissance durable faute de conditions requises (incitations à des progrès de productivité, amélioration du capital humain, anticipation optimiste des opérateurs, environnement sécurisé permettant le risque de l’investissement)» 409 . Le même auteur met en cause la libéralisation financière qui, «[réalisée] dans un contexte de poids élevé des créances douteuses, de vulnérabilité des banques et de faibles projets bancables, conduit à réorienter les crédits vers le court terme, vers des activités commerciales à taux rapide de retour de capital et les plus rentables » 410 . Dressant la liste des principales mesures d’ajustement et de leurs effets régionaux (l’auteur s’intéresse aux expériences des pays de l’Afrique subsaharienne), A. Léon parle de désajustements structurels et évoque à ce sujet les difficultés d’intégration régionale résultant de l’absence d’un tissu industriel significatif, de l’accès conditionnel aux financements internationaux etc. pour conclure à l’incapacité des Etats d’Afrique subsaharienne à influer sur l’évolution des relations économiques internationales dans lesquelles ils se trouvent insérés. Pour cet auteur, « l’évolution technologique très rapide, l’internationalisation des échanges et la constitution de réseaux de firmes réduisent considérablement le pouvoir des Etats-nations pour fixer les règles du jeu» 411 . Tout ceci fait que, malgré l’adoption de politiques libérales dans le cadre de programmes d’ajustement structurel, les pays d’Afrique subsaharienne comme d’ailleurs de nombreux pays en transition à l’économie de marché, «sont confrontés à une exacerbation de la concurrence globale» alors même que les pays développés à économie de marché constituée «multiplient les obstacles non tarifaires et redécouvrent les vertus du protectionnisme». Pour sa part, D.Zine Eddine parle de l’ajustement subi au sujet du Maroc dont l’économie souffre de son point de vue d’une extraversion élevée. Qualifiant le régime d’accumulation marocain de mixte (extensif/intensif), l’auteur indique le rôle joué par l’investissement et le capital étrangers dans l’extraversion de l’économie qui s’expose selon lui «à de terribles chocs externes». Les exportations ont beau s’accroître sous l’effet des mesures d’ajustement, la logique d’accumulation à l’œuvre dans cette économie exige de plus en plus de biens d’équipements et de produits semi-finis d’importation, ce qui a pour effet de détériorer la position de la balance courante du pays et de pousser au raidissement des mesures d’ajustement. Résumant les enseignements de toutes ces expériences, Ph. Hugon se demande si, finalement, « les bases productives étaient suffisamment ancrées pour s’insérer positivement dans le marché mondial » 412

Comme on peut le constater, les PAS n’ont finalement abouti qu’à des résultats économiques mitigés. Leur logique interne n’a pas résisté au choc avec celles, autrement plus prégnantes, de réalités aussi diverses que déconcertantes. Déjà porteuse de ce que J.M. Fontaine appelle un biais anti-investissement qui ne favorise nullement la reprise de la croissance, cette logique se heurte, dans la plupart des pays sous-développés ayant adopté un programme d’ajustement structurel, à un écueil d’une autre nature en ce qui concerne l’investissement : nous voulons parler de la non maîtrise du principe de composition dont nous avons précisé le contenu dans les chapitres précédents. On connaît, pour l’avoir explicité dans ces chapitres, le rôle particulièrement important joué par le principe de composition dans la formation économique des Etats-nations modernes sous des régimes autoritaires de gouvernement. Dans le cas des pays sous-développés n’ayant pas accédé à la maîtrise du principe de composition, c’est le raisonnement à la base du modèle d’ajustement qui se trouve pris en défaut. A supposer même en effet qu’un tel modèle ne contienne aucun biais anti-investissement, la non maîtrise du principe de composition constituera toujours un obstacle à la croissance dans la mesure où l’investissement, de quelque importance qu’il soit, ne s’intégrera pas dans un procès d’accumulation tout entier régi par le principe de composition. Son efficacité productive s’en trouvera anéantie et il n’apparaîtra plus que comme un surcroît de dépenses en situation de pénurie de ressources. On ne peut donc s’étonner de ce que, dans de nombreux pays sous-développés ayant adopté un programme d’ajustement structurel, l’investissement productif n’ait réellement prévalu sur d’autres formes d’investissement. Tout se passe comme si « la réforme [entendre le PAS] redistribue le pouvoir économique, réorganise les statuts sociaux, transforme rapidement la répartition des revenus, affecte la répartition des rentes et des prébendes » 413 sans jamais relancer la production. Même la privatisation des entreprises du secteur public sur laquelle le FMI et la Banque Mondiale fondaient tant d’espoirs pour la reprise de l’investissement est de peu d’effet. Parlant de la privatisation en Turquie, A. Benachenhou écrit que sa «fonction budgétaire semble l’emporter sur sa fonction économique» 414 , formule euphémique pour rendre compte de la réalité des privatisations en pays sous-développés. Celles-ci s’apparentent à une forme d’accaparement fondé sur ce que nous avons appelé ailleurs 415 la violence légitimante par opposition à la violence légitime théorisée par M. Weber. L’accaparement (appropriation par la violence des biens d’autrui) n’ayant aucun fondement juridique parce que le droit suppose la propriété dont il est l’expression institutionnelle, on s’explique la faiblesse sinon l’absence de cadre juridico-institutionnel de règlement des conflits en pays sous-développé et le florilège de types d’expression de la violence sociale auquel il donne naissance.

Si même on écartait l’idée qu’il existerait un biais anti-investissement du PAS et que l’on ne retenait pas cette autre idée selon laquelle la maîtrise du principe de composition conditionnerait la relance de l’investissement, il resterait encore à convaincre les nouveaux détenteurs de richesse de l’intérêt qu’ils auraient à l’investir productivement alors même que s’offrent à eux des occasions de placements autrement plus avantageux en termes de délais et de rentabilité dans un contexte marqué par l’incertitude des lendemains. Le même auteur cité précédemment est fondé à écrire sur ce sujet en parlant des entreprises privées en pays tiers-méditerranéens: « […] les engagements en matière d’emploi, de développement industriel et de recherche sont marginalisés ou absents » 416 . Sur un plan strictement économique donc et sans même invoquer les effets sociaux désastreux de l’ajustement, on ne peut que conclure à l’échec des PAS au vu de ses résultats. C’est du moins le cas pour les pays sous-développés à régime autoritaire n’ayant pas accédé à la maîtrise du principe de composition, où l’Etat-nation lui-même, travaillé de l’intérieur comme de l’extérieur par des forces délétères, est poussé dans ses derniers retranchements si même il n’est pas déjà en complète déréliction. Il n’y a guère que les pays dits émergents (dont quelques pays à économie anciennement planifiée) – qui ont passé avec un certain succès le cap de l’assimilation du principe de composition – qui aient été en mesure d’accuser le choc de la libéralisation économique imposée par les programmes d’ajustement. Mais ils n’ont pas échappé à l’épreuve de la libéralisation financière qui les a conduits à la plus grave crise de leur histoire.

Tout comme les pays sous-développés n’ayant pas la maîtrise du principe de composition, les pays émergents ont financé par l’endettement extérieur leurs déficits courants. Lorsque ces pays ont pu rétablir l’équilibre de leur balance courante, ils se sont trouvés écrasés par le poids de la dette extérieure. Leur balance des paiements restait déficitaire, les obligeant à adopter un programme d’ajustement mettant l’accent non pas tant sur la balance courante mais sur celle des capitaux non monétaires. “D’un ajustement par le haut de la balance des paiements, on est passé à un ajustement par le bas” 417 . Ceci a été rendu possible non seulement par la titrisation de la dette apparue au début des années 1990, mais aussi par une libéralisation financière devant aboutir à une redistribution des droits de propriété sur les actifs financiers au profit d’investisseurs étrangers. Le processus de globalisation financière gagnait ainsi les pays émergents dont on attendait qu’il leur apportât l’argent nécessaire au financement des déficits durables de leur balance des paiements. Le plan Brady (du nom du secrétaire au Trésor américain dans les années 1990) prévoyait d’accentuer la libéralisation des mouvements de capitaux jusqu’à transformer les économies des pays émergents en économies de marché concurrentielles.

Malgré l’adoption par ces pays de formules d’ancrage nominal du change 418 censées limiter les attaques spéculatives sur leur monnaie en même temps qu’elles aideraient à stabiliser les prix intérieurs, le PAS a favorisé l’attraction de capitaux volatils dont la caractéristique est, comme leur nom l’indique, de s’envoler aussi vite qu’ils accourent au moindre frémissement des marchés financiers. Or ces marchés sont encore insuffisamment développés “très incomplets et peu transparents” 419 . L’afflux massif de capitaux extérieurs favorisant l’octroi de crédit à des entreprises déjà lourdement endettées, allait accroître la vulnérabilité des systèmes financiers des pays émergents jusqu’à leur effondrement. La crise mexicaine des années 1994-1995, la crise asiatique de 1997 et même la crise russe de 1998 sont les conséquences de la globalisation financière à l’œuvre dans les économies émergentes. Paul R. Krugman a beau clamer: “la mondialisation n’est pas coupable” 420 , D. Rodrik, qui ne se place pourtant pas du point de vue des pays émergents ni, a fortiori, de celui des autres pays sous-développés n’ayant pas accédé à la maîtrise du principe de composition, lui rétorque dans un élan de sincère inquiétude: “ Has globalization gone too far ? » 421 .

D’autres auteurs, tel P. Gowan, ont un point de vue complètement différent de celui de Paul R. Krugman sur la mondialisation. Dans un article intitulé “le régime Dollar-Wall Street d’hégémonie mondiale” 422 , l’auteur rappelle ce que souvent d’autres négligent, à savoir que les rapports économiques internationaux à l’œuvre dans le processus en cours de mondialisation ne sont nullement dissociables des rapports de pouvoir existants entre les Etats-nations. Il se trouve que ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, tiennent le haut du pavé en ce domaine. Avec l’effondrement du système de Bretton-Woods – qui, dès avant la fin de la guerre, avait établi l’hégémonie américaine dans les relations monétaires et financières inernationales – un régime Dollar-Wall Street (D-WS) a vu le jour qui consacre l’hégémonie de ce pays. Empruntant cette définition à S. Krasner 423 l’auteur appelle régime l’existence de “principes, normes, règles et procédures de décision sur lesquelles convergent les anticipations des acteurs dans un certain domaine” 424 , en l’occurrence ici les relations monétaires et financières internationales. Le régime D-WS est un état de fait 425 résultant de la domination exercée par le dollar (comme monnaie des règlements internationaux) et Wall Street (comme centre financier) sur le système monétaire et financier international. C’est ainsi par exemple que la Réserve fédérale américaine est en mesure de déterminer le coût international du crédit en modifiant à sa guise les taux d’intérêt américains auxquels sont implicitement indexés les taux d’intérêt internationaux. Des entreprises fondamentalement saines au départ peuvent se voir menées à la faillite par le simple fait de ne pouvoir accéder à un crédit bon marché à la suite d’une décision de la Réserve fédérale d’augmenter les taux d’intérêt intérieurs suivant l’évolution de la conjoncture américaine. De même Wall-Street exerce une grande influence sur l’état de la finance internationale : en modifiant les modalités de prêt sur les marchés obligataires, il peut orienter le crédit vers des prêts à court terme au lieu de favoriser les prêts à moyen et long termes, ce qui ne peut manquer de se répercuter négativement sur les investissements productifs à long délai de maturation. Retraçant la dynamique internationale du régime D-WS, l’auteur indique que les difficultés écoonomiques de certains pays proviennent des brusques oscillations dans le cours du dollar qui provoquent des fluctuations soudaines dans les balances extérieures et dans les termes des échanges de ces pays. Ceux-ci sont placés devant l’alternative suivante : corriger le déficit commercial en faisant peser le coût de cet ajustement sur divers groupes sociaux ou bien décider d’emprunter à Wall Street, différant ainsi l’ajustement pour le rendre encore plus impératif et plus coûteux ultérieurerement. Mettant l’accent sur l’imbrication du politique et de l’économique, l’auteur conclut son analyse en ces termes: “Les faits parlent d’eux-même : on a pu observer un mouvement général conduisant Etat après Etat à soumettre son action vis-à-vis des activités productives à la domination non réglementée de la finance internationale. […] L’action du FMI et de la Banque Mondiale fut instrumentalisée pour contrer le rôle des autorités publiques dans ces domaines” 426 .

L’économie du développement d’inspiration libérale s’est épuisée à chercher la voie idoine de sortie du sous-développement sans jamais intégrer la question pourtant cruciale de la nature des relations nord-sud. S’ils ont bien cherché à remonter aux causes du sous-développement, les théoriciens de la dépendance sont restés à ce point prisonniers de leur attachement à ce corps de doctrine qu’ils n’ont pu conceptualiser que des bribes de cette question. Chacun y est allé de sa vision des choses pour élaborer des stratégies qui n’ont pu venir à bout ni des inégalités de développement entre pays ni des inégalités sociales au sein de chacun d’eux. Celles-ci comme celles-là n’ont fait au contraire que s’accroître et la dépendance économique des pays du sud vis-à-vis des pays du nord n’a pas cessé de s’approfondir et de se diversifier : la dépendance technologique s’est accompagnée de la dépendance financière et celle-ci de la dépendance alimentaire tandis que, au plan militaire, c’est d’un assujettissement plutôt que d’une dépendance qu’il faut parler.

D’un autre côté, les théoriciens d’obédience marxiste n’ont pu construire un schéma explicatif complet du sous-développement parce qu’ils n’ont pu renouveler la pensée économique de Marx à laquelle manquait le concept d’Etat-nation pour rendre compte correctement de la nature des relations inter-nationales autres que celles inhérentes à l’ordre colonial. Procédant par analogie, des auteurs ont assimilé investissement et accumulation en pays sous-développés, qualifiant de régime d’accumulation intensif, extensif, dépendant etc. ce qui n’est en fait que des formes de consommation du surplus ne répondant qu’en apparence aux exigences d’un véritable procès d’accumulation dont on sait qu’il est soumis au principe de composition.

Par ailleurs, la négation des rapports de pouvoir attachés à l’existence d’Etats-nations est, dans la littérature économique traitant de la mondialisation/globalisation, en passe de devenir une position doctrinale. Cette position est battue en brèche par la tendance de plus en plus poussée à la recomposition des Etats-nations autour d’une nouvelle configuration des rapports de force internationaux issue de la fin de la guerre froide. Trois blocs régionaux (qu’on désigne du nom de triade) émergent, formés des Etats-Unis d’Amérique, du Japon et de l’Europe occidentale qui se disputent le leadership sur la scène mondiale 427 . Dans un tel contexte, la mondialisation de l’économie n’est nullement un processus planétaire mais un « processus de hiérarchisation de l’économie mondiale sous la houlette des économies dominantes et dans l’intérêt de celles-ci » 428 . La place des Etats-nations du Tiers-monde y est quasi-insignifiante non pas tant parce qu'ils sont économiquement faibles – ce qui est une réalité incontestable – mais parce que (ceci expliquant cela), ils ne participent que de façon marginale au procès mondial de création/renouvellement de ce que Roger D. Masters 429 , à la suite de J. Perrin, appelle la technè, autre façon de désigner le principe de composition.

L'analyse développée dans cette première partie de l'étude est centrée sur l'économie de marché en tant que processus et sur les catégories en lesquelles elle se réalise.

Comme processus, l'économie de marché remonte à ces temps déjà lointains où s'est opérée une révolution dans les modes de produire et qu'on désigne du nom de révolution industrielle. Le changement a consisté en la transformation des produits du travail (qu'ils forment la matière du surplus économique ou entrent dans ce qui est nécessaire à la vie de tous les jours) en marchandises, objets sur lesquels repose tout le pouvoir acquisitif dont sont dotés leurs détenteurs en tant qu'ils en ont la pleine propriété à titre privatif. C'est sur le marché que se réalise ce pouvoir, ce qui justifie l'appellation d'économie de marché donnée à la nouvelle organisation sociale de la production, de la distribution et de l'accumulation des richesses. Ceux des hommes qui n'ont pas mis la main sur des objets – qu'ils soient des produits du travail ou des éléments de la nature – dont d'autres hommes se sont emparés à leur détriment, en sont réduits à vendre la seule chose qu'ils aient en toute propriété : leur force de travail, cette énergie renouvelable dont la nature les a pourvus.

L'économie de marché s'est instaurée, tirant avantage de la mise au travail de ces hommes, libérés des liens du servage, selon des modalités qui leur font rendre un surplus d’autant plus important que sont contraignantes les contingences matérielles de leur nouvelle condition. Un rapport dédoublé au travail s'est mis en place – le rapport salarial – dans lequel les producteurs de richesse se sont trouvés placés face aux détenteurs de capital comme devant de nouveaux maîtres les esclaves. Le rapport salarial évolua, changea de forme à maintes reprises mais donna toute la mesure de sa puissance créative à l'intérieur de l'Etat-nation, cette entité sociopolitique en laquelle se retrouvent les hommes des deux mondes : le monde du travail et le monde du capital.

Puis l'économie de marché s'est développée, trouvant des occasions pour ce faire dans des formes renouvelées de mise au travail des producteurs tout autant que dans les explorations de nouvelles contrées, de plus en plus nombreuses à tomber sous son emprise. La libéralisation économique est ce processus d'extension de l'économie de marché à tous les pays de la planète ou d'approfondissement de celle-ci dans les pays où elle est déjà installée.

Que ces contrées n'aient pas bénéficié de la même façon de toutes les innovations en matière de technologie, de méthodes de valorisation du capital, de modalités d'organisation sociopolitique etc. ni acquis les comportements qui forment le soubassement culturel de l'édifice, cela prouve simplement qu'elles n'ont pas, en tant que nations, accédé au même degré de maîtrise du principe de composition, ce qui eût supposé que s’y implantât le même mode de mise au travail des producteurs, le même type de rapports de travail.

Le principe de composition est une notion qui n'a rien de métaphysique. Si elle ne relève pas exclusivement du corpus théorique de l'économie politique ni de celui de la science politique, elle tente de faire la jonction entre les connaissances acquises par les sciences sociales et humaines pour rendre compte de leur interpénétration et de la complémentarité des catégories en lesquelles elles s'expriment. Comme catégorie donc, le principe de composition s'insère dans cet ensemble dont il est l'élément syncrétique.

Cela étant admis, il ne restait plus qu'à examiner comment chaque Etat-nation s'est comporté dans la pratique pour, non seulement endogénéiser le principe de composition, mais le développer en des applications nouvelles. Les deux types de logiques mises en oeuvre à cet effet dans les pays à économie de marché constituée – la logique marchande et la logique tutélaire – se sont combinées de telle façon à assurer en permanence l'hégémonie des pays industriellement développés sur les autres, ces derniers s'échinant (en vain dans la plupart des cas) à rattraper les premiers sur la voie que leur a assurée la maîtrise du principe de composition. Aussi ne s'étonnera-t-on guère de ce que des inégalités se fassent jour entre les nations en termes de puissance économique et donc d'hégémonie de certaines nations sur les autres. C'est ce à quoi aboutissent nos recherches qui intègrent dans le corpus théorique de l'économie les notions d’hégémonie, de régime autoritaire de gouvernement etc. pour l'analyse des situations les plus diverses relevant d'autres systèmes d'économie que l'économie marché. Dans la deuxième partie de la présente étude, nous nous attacherons à montrer, sur l’exemple de l’Algérie, les raisons pour lesquelles la tentative de ce pays de se sortir du sous-développement par l’industrialisation a échoué. L’existence d’un surplus exogène à l’économie a fait croire qu’on pouvait se passer de la nécessité de la mise au travail des producteurs sur la base du seul rapport de travail à même de permettre de produire un surplus endogène – le rapport salarial. Par suite, tout le procès de production a revêtu un caractère purement formel et l’investissement, dont on attendait qu’il enclenchât une l’accumulation endogène se révéla d’une inefficacité totale.

Notes
405.

J.M. Fontaine, Mécanismes et politiques de développement économique, du «big push» à l’ajustement structurel, Ed. Cujas 1990, p 135.

406.

Source: JM Fontaine Demande et investissement dans le processus d’ajustement, Revue Tiers-monde n°135, juillet-septembre 1993, p 492.

407.

Op. cit. p 493.

408.

Adjustment lending revisited: policies to restore growth, Washington, World Bank. Cité par JM Fontaine p 493.

409.

L’ajustement structurel et après? (sous la direction de O. Castel) Ed. Maisonneuve et Larose, 1996 p 20.

410.

Id. p 20.

411.

Id. p152.

412.

Id. p23.

413.

A. Benachehou, Bilan d’une réforme économique inachevée en Méditerranée, Les cahiers du CREAD n°46/47 (4e trimestre 1998 et 1e trimestre 1999), p 67.

414.

Id. p76

415.

in Les fondements de la violence sociale en Algérie, approche marxo-khaldounien, Revue Recherches Internationales n°56/57, fevrier-mars 1999.

416.

Id. p78.

417.

M. Aglietta, S.Moatti, Le FMI, de l’ordre monétaire aux désordres financiers, op. cité p 93.

418.

On appelle ancrage nominal du change le rattachement de la monnaie du pays à une monnaie ou à un panier de monnaies réputées forte permettant de déterminer à l’avance la trajectoire du taux de change. L’objectif de cette politique est d’arriver à une stabilité du taux de change favorisant la stabilisation des prix intérieurs.

419.

M. Aglietta et S. Moatti, op. cit. p 105.

420.

Titre de l’un de ses récents ouvrages qui porte en sous-titre: vertus et limites du libre échange. Casbah Editions, 1999. L’ouvrage est un recueil de conférences prononcées, il est vrai, avant que ne se déclenche la série de crises citées plus haut. Il fut publié en anglais en 1996.

421.

Has globalization gone too far?Institute for International Economy, 1999. p 9.

422.

Revue Economies et Sociétés

423.

S.D. Krasner, Inteernational Regimes, Cornell University Press, 1983. Cité par P.Gowan.

424.

Id. p86.

425.

L’expression est de P.Gowan

426.

Id. p 80.

427.

Si la Russie est représentée au G8 (qu’il y a peu de temps encore on désignait par G7+1 pour souligner la spécificité de statut de ce pays), c’est pour la place que lui confère son potentiel militaire dans les rapports de force internationaux. Par ailleurs, si l’Europe est fortement représentée au G8, elle n’en constitue que l’un des pôles de la triade face au Japon et aux Etats-Unis. Certains auteurs rêvent de voir se constituer un G2 regroupant le Japon et les Etats-Unis dans la recherche d’un «nouveau leadership collectif de l’économie mondiale pour remplacer le leadership unilatéral américain du passé» (C.F. Bergsten et M. Noland, Reconciliable Difference, Institut for International Economics, Washington DC, 1993. Cité par G. de Bernis, La régionalisation asiatique et européenne et les Etats-Unis d’Amérique du nord. Ve conférence franco-japonnaise d’économie, octobre 1995.

428.

R. Bocquet et J.P. Laurencin, La globalisation: de nouveaux défis pour les économies en développement, in Actes du colloque de l’IREPD, op. cité p141.

429.

Entre le meilleur des mondes et la fin de l’Etat-nation, Revue Futurible, février 1998, p51 et suivantes.