5.1. Contenu politique du projet industriel.

A l’indépendance le nationalisme algérien se transformera de facto en un étatisme puissamment armé. C’est que toutes les couches sociales ayant pris part à la guerre de libération nationale attendaient du nouvel Etat (qui, déjà, s’affirmait comme Etat-nation) qu’il satisfît leurs attentes, celles-là mêmes qui avaient motivé leur engagement. Comme l’écrivait B. Etienne 431 , l’Etat est, en Algérie, pratiquement le seul instrument d’articulation et de transformation des demandes sociales. Aussi était-il fort avantageux que la colonisation eût laissé une structure d’Etat conséquente (ne serait-ce que sous la forme d’une Administration rodée aux affaires publiques) qui, du coup, n’a fait l’objet d’aucune critique politique. Si, par suite, on a bien cherché à changer le contenu de l’Etat en proclamant haut et fort l’adhésion de l’Algérie à la doctrine socialiste (fortement teintée, il est vrai, de communautarisme), on n’a rien voulu changer à l’organisation politico-administrative du pays si ce n’est les noms des structures léguées par la colonisation 432 . Les destructions causées par la guerre et l’idéologie étatiste d’après-guerre avaient renforcé l’idée selon laquelle l’Administration était la seule structure à offrir des revenus assurés. Ce fait explique-t-il à lui seul l’importance prise au fil du temps par l’Administration dans la conduite des affaires économiques et le rôle d’agent économique dévolu à l’Etat ? Sans doute pas P. Bourdieu, qui s’est intéressé à l’Algérie profonde des tous premiers temps de l’indépendance comme à d’autres sociétés traditionnelles écrit, pour expliquer le rejet du système capitaliste par le nouveau régime et par la société : « […] tant au niveau des structures économiques que des dispositions, des représentations et des valeurs, on observe la même dualité (coexistence discordante d’habitus et de structures) comme si ces sociétés n’étaient pas contemporaines d’elles-mêmes » 433 .

Aussi était-il pour ainsi dire naturel que l’Etat se chargeât de définir – et de mettre en œuvre – une politique économique dont il n’attendait pas seulement des retombées positives : il y allait aussi de sa propre affirmation en tant qu’Etat-nation. Cette entreprise passait par le recouvrement de l’indépendance non seulement politique – ce que l’issue victorieuse de la guerre de libération nationale avait assuré – mais aussi économique. D’où l’engagement du nouvel Etat dans cette autre forme de lutte qu’était la remise en cause des rapports économiques internationaux et des conditions de formation du marché mondial dont le marché intérieur des pays anciennement colonisés n’était qu’une excroissance.

Dans un document du Ministère de l’information et de la culture intitulé L es fondements théoriques du modèle industriel 434 on a donc pris soin de justifier l’industrialisation du pays par la nécessité de « valoriser les matières premières nationales en vue de la satisfaction prioritaire du marché intérieur » 435 .

Prenant fait et cause pour le modèle des industries industrialisantes de G. de Bernis contre la thèse de la croissance balancée défendue par des auteurs tels que R. Nurkse, Rosenstein-Rodan et d’autres, le document énonce que : « c’est bien la remise en question de la division internationale du travail qui est recherchée par l’industrialisation » 436 . Les auteurs du document écrivaient encore que « le niveau d’importation d’un ensemble dominé et sous-développé comme c’était le cas pour l’Algérie, est déterminé par une forte demande d’importation totalement inélastique et une offre étrangère d’exportation fortement élastique [alors que] l’offre nationale d’exportation est fortement inélastique » 437 .

Cet argumentaire en faveur de l’industrialisation ne fait que peu de place à l’affirmation de l’Etat-nation. Pourtant c’est de la reconnaissance de son statut d’Etat-nation habilité à commercer avec les autres Etats-nations que l’Algérie est le plus soucieuse, elle qui ne vient d’accéder qu’à une indépendance politique somme toute formelle.

A considérer en effet les difficultés qu’opposent les nations commerçantes à l’aboutissement de la revendication ultérieure d’un nouvel ordre économique international – revendication portée par l’Algérie au cœur du débat à l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1974 – on peut inférer de leurs réticences à voir dans les Etats nouvellement indépendants leurs égaux en droit et en fait, c’est-à-dire des Etats-nations pleinement constitués. Si tel est bien le cas, la cause dernière ne réside pas tant dans « la forme léonine des rapports économiques internationaux » 438 mais dans l’atrophie de l’Etat-nation dans les pays anciennement colonisés, atrophie que l’histoire et l’économie ont conjointement déterminée. En matière économique par exemple, l’absence du marché intérieur est le signe évident de cette atrophie tandis qu’en matière historique c’est la division coloniale du travail – nonobstant toutes les autres formes de manifestation de l’ordre colonial – qui en est le signe le plus patent. C’est pour avoir saisi intuitivement ce fait que le document susmentionné (qui a tout d’un document de doctrine) traite de l’industrialisation en Algérie comme d’une option politique à même de réaliser un marché national : « L’industrialisation, y est-il écrit en effet, consiste à mettre en place les moyens industriels nationaux capables de permettre à terme la création cumulativement croissante de biens satisfaisant la demande globale nationale » 439 . Et aux rédacteurs du document d’en appeler au Programme de Tripoli pour se justifier. Celui-ci n’énonçait-il pas en effet que : « le développement réel à long terme du pays est lié à l’implantation des industries de base nécessaires aux besoins d’une agriculture moderne » ? Or le programme de Tripoli dispose aussi que « dans ce domaine [le développement des industries pétrolière et sidérurgique] il appartient à l’Etat de réunir les conditions nécessaires à la création d’une industrie lourde » 440 .

On peut constater à la lecture de ces citations combien l’Etat s’est investi pour ainsi dire par anticipation dans le développement futur du pays. La raison en était que, tout embryonnaire qu’il était, il se présentait comme la seule force organisée de la société, tirant sa légitimité de l’issue victorieuse de la guerre de libération nationale à laquelle ont participé toutes les couches de la population. Cette légitimité, il semblait qu’il ne pouvait que la renforcer en poursuivant la guerre sur le terrain économique – ce qu’il entendait bien faire en cherchant à redéfinir les rapports économiques internationaux.

Mais il y a loin de l’intention au fait. Le marché intérieur, dont on connaît toute l’importance dans la formation des Etats-nations européens dans le bas Moyen-âge en tant qu’il organisait – et continue d’organiser – les rapports sociaux, est vidé ici de son contenu pour ne se présenter que comme demande et offre globales, c’est-à-dire comme lieu de révélation et de satisfaction des besoins globaux de la collectivité nationale qui lui préexiste. Il n’est en aucun cas le lieu de structuration de celle-ci ni celui où se déploie ce que nous avons appelé dans la première partie de la présente étude le processus d’individuation. D’ailleurs l’individu n’est pas reconnu en tant que tel, c’est-à-dire non seulement comme être distinct pouvant éventuellement (et même devrait-on dire nécessairement) s’opposer à d’autres individus, mais aussi comme sujet pensant et donc comme personne douée de raison, susceptible le cas échéant d’en faire un usage critique.

On comprend que, dans ces conditions, toute forme d’expression de l’individualité et, a fortiori, toute manifestation d’intérêts contradictoires soient réprimées, à défaut d’être extirpées purement et simplement des consciences. Mais en tant qu’elle est une dimension anthropologique immanente à l’homme, l’individualité – et ses manifestations sociales à travers les contradictions d’intérêts – ne peut être oblitérée. Elle s’exprime alors de façon détournée à travers l’Etat lui-même qui se présente comme le lieu de luttes larvées alors même qu’il revêt les apparences d’une entité monolithique exempte de contradictions et à l’abri de toutes influences – ce en quoi il entend jouer son rôle de principe organisateur de l’économie et de la société.

Ce principe a pour nom volontarisme. D’essence politique, le volontarisme économique est certes « l’expression de la volonté politique de contourner la mécanique économique des intérêts contradictoires » 441 . Mais encore faut-il que cette volonté suffise à organiser la production, la répartition et l’accumulation des richesses selon des lois qui n’opèrent pas à contresens des lois de l’économie, la loi de la reproduction pour ne citer que celle-ci et son corollaire, la loi de l’accumulation. Si tel est bien l’objectif de l’industrialisation, son résultat est, comme nous le verrons dans la suite de cette recherche, tout autre.

Notes
431.

L’Algérie, cultures et révolution, Ed. Seuil, 1977, p17.

432.

Wilaya en remplacement de préfecture, Daïra en remplacement de sous-préfecture, Assemblée Populaire Communale (APC) en remplacement de commune.

433.

Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Ed. de Minuit, 1976 p15.

434.

Dossier documentaire n° 16, Ed. Ech-chaab presse, Alger, novembre 1971.

435.

Op. cit. p 22.

436.

Id. p 22.

437.

Id. p 22.

438.

Id. p 23.

439.

Op. cit. p 17.

440.

Id. p

441.

L. Addi, Entre le volontarisme économique et l’ajustement structurel, Revue Révolution Africaine n°1312, 1989, p 1