5.2.1. Aspects théoriques de la stratégie algérienne de développement.

C’est à 1966 que remontent les premiers travaux théoriques sur la stratégie algérienne de développement, alors que le pays n’était pas encore entré en possession de ses richesses minières (pétrole et gaz) en vertu des accords d’Evian. Un schéma de croissance à long terme défini comme modèle semi-global avait vu le jour. Il s’agissait pour ses concepteurs de chercher à maximiser le taux de croissance et l’emploi sur une période de 10 à 15 ans. Il était question en particulier de créer 100 000 emplois nouveaux par an à l’horizon 1980.

Des « perspectives septennales » furent ensuite tracées pour la période de moyen terme 1967-1973. Leurs objectifs étaient au nombre de quatre :

  • amorcer l’intégration des activités par la diversification et l’intensification des échanges inter-branches ;
  • accroître les capacités d’accumulation ;
  • adapter l’appareil de formation aux besoins de l’économie ;
  • procéder à une nouvelle répartition des revenus.

1967 fut l’année initiale d’un plan triennal à l’élaboration duquel l’Algérie fit appel à des experts étrangers, soviétiques et polonais notamment. « Avec le plan triennal, le coup d’envoi de l’industrialisation était donné » 443 . Le poids des branches industrielles dans la structure des investissements du plan triennal était considérable : 83,8% du total. Mais déjà s’affirmait la priorité accordée au secteur de l’énergie auquel on avait affecté 51% des investissements industriels 444 . Ce n’était évidemment pas un choix inconsidéré : dès avant cette date, la stratégie algérienne de développement avait été pensée dans ses grandes lignes : il s’agissait de favoriser le développement des industries dites industrialisantes.

Ce concept avait vu le jour sous la plume de G. de Bernis, économiste français ayant séjourné en Algérie et y ayant enseigné pendant les premières années de l’indépendance. Partant du constat de l’extraversion et de la désarticulation de l’économie léguée par la colonisation à l’Algérie, l’auteur énonce en termes précis ce que doit être une structure industrielle cohérente : elle se définit comme une « matrice interindustrielle noircie, c’est-à-dire dont les différents secteurs sont interreliés par leurs inputs et par leurs outputs, ce qui implique la présence de secteurs de production de biens d’équipement et de produits intermédiaires destinés à une consommation productive interne » 445 . Certaines industries ont pour fonction économique fondamentale « d’entraîner dans leur environnement localisé et daté un noircissement systématique de la matrice interindustrielle et des fonctions de production grâce à la mise à disposition de l’entière économie d’ensembles nouveaux de machines qui accroissent la productivité du travail et entraîne la restructuration économique et sociale de l’ensemble considéré en même temps qu’une transformation des fonctions de comportement 446 au sein de cet ensemble » 447 . Sont considérées comme industrialisantes les industries sidérurgiques, métallurgiques, mécaniques et électriques (ISMME), les industries chimiques et pétrochimiques ainsi que les industries de production de l’énergie, en particulier les industries pétrolières et de l’électricité. Toutes ces industries forment ce qu’on appelle l’industrie lourde qui coïncide peu ou prou avec les industries formant la section I au sens de K. Marx.

Dans la théorie de Marx, celles-ci constituent le moteur de la reproduction réelle élargie. Mais le modèle de Marx s’appliquait à une économie capitaliste industriellement intégrée, c’est-à-dire ayant passé le cap de son industrialisation initiale. Les schémas de la reproduction réelle élargie de Marx ne font qu’illustrer le mode selon lequel cette économie tend à se développer. Quant à son point de départ, il ne relève pas de la théorie mais de l’histoire concrète, celle dans laquelle se fondent en un même mouvement réel procédés techniques novateurs et méthodes d’accumulation primitive du capital. Ce n’est pas le moindre des paradoxes aux yeux du théoricien que de reconnaître le rôle joué dans l’industrialisation initiale des pays actuellement développés par les industries dites légères, industries textiles et de confection notamment 448 .

Mais l’histoire concrète des pays anciennement colonisés est cause de leur non industrialisation, de leur désarticulation et de leur extraversion. Il s’agit de rompre avec cette histoire ou plus exactement d’en renverser la perspective. D’où le caractère politique volontariste de la stratégie algérienne de développement.

C’est à l’Etat en effet qu’incombe la responsabilité de mener l’économie sur le sentier de croissance et de développement, ce qui met directement en cause la nature du pouvoir politique. De Bernis en était parfaitement conscient qui écrivait au sujet de la mise en œuvre de son schéma d’industrialisation : « Mais je suis bien obligé de dire que ce schéma n’est pas réalisable dans n’importe quelle forme de pouvoir politique et que le pouvoir de ce que Frantz Fanon appelait « les bourgeoisies des villes » ou les groupes commerçants n’a que très peu de chances de permettre effectivement la réalisation de ce processus de développement » 449 . Ce schéma n’implique-t-il d’ailleurs pas une réforme agraire qu’il n’est pas du ressort de n’importe quel pouvoir politique de réaliser ? Or une réforme agraire est indispensable si l’on veut, comme le schéma des industries industrialisantes le prévoit, augmenter la productivité du travail agricole de façon à libérer de la main-d’œuvre pour l’industrie tout en satisfaisant les besoins en produits agricoles de la population active ainsi libérée (sans parler de ceux de la population citadine). Aussi, l’un des objectifs de la stratégie algérienne de développement était-il de relever le niveau de mécanisation de l’agriculture, donnant ainsi au schéma des industries industrialisantes le caractère d’une théorie globalisante ; d’autant plus globalisante que le commerce extérieur y est inclus comme source de financement de l’industrialisation initiale.

La question du financement de l’industrialisation est évidemment d’une importance cruciale. Elle suppose l’existence d’un surplus accumulable d’origine non industrielle. Dans l’Urss des années 1920-1930, le surplus provenait de l’agriculture, les autorités ayant procédé à une collectivisation forcée des terres agricoles dans le but de faire rendre aux paysans un surplus à même de leur permettre de financer l’industrialisation. On sait ce qu’il en a été en fin de compte : outre les effets de la collectivisation sur le moral des paysans, ceux-ci ont été réduits à la misère la plus abjecte dans le seul but de développer l’industrie 450 . Une telle politique n’était pas nécessaire, semblait-il, en Algérie où existait un surplus d’origine minière (pétrole et gaz) d’un volume potentiel colossal exploité pour l’heure par les sociétés pétrolières étrangères (françaises notamment). Il était donc dans l’ordre des choses que l’Algérie essayât de récupérer ces richesses pour mener à bien, en toute indépendance, le processus d’industrialisation qu’elle avait initié dès la fin des années 1960. G. de Bernis justifiait implicitement en ces termes les nationalisations que les autorités ont décrétées le 24 février 1971 : « La nature des options prises en faveur de l’industrialisation nécessitait un vigoureux effort de financement, et pourtant l’Algérie ne pouvait risquer de mettre en cause, par sa politique de financement, l’indépendance qu’elle cherchait à conquérir par sa politique d’industrialisation » 451 . L’auteur visait-il les dangers que représentait le financement par l’endettement ? On ne saurait le dire. En tout état de cause l’Algérie n’a pas su éviter cet écueil malgré (ou peut-être faudrait-il dire à cause de 452 ) l’abondance des ses ressources en devises provenant de l’exportation des hydrocarbures.

Bien que ce ne soit nulle part indiqué dans les différents exposés de sa théorie des industries industrialisantes, G. de Bernis a donc assigné à l’industrie pétrolière et gazière une double fonction :

  • une fonction purement technique qu’elle assure avec les autres industries dites industrialisantes (sidérurgie etc.) ;
  • une fonction de financement de la phase initiale de l’industrialisation.

De fait, le financement des investissements planifiés fut assuré avec d’autant plus de facilité à partir du premier plan quadriennal (1970-1973) que les ressources en devises du pays provenant des exportations des hydrocarbures ont crû de façon exponentielle sous l’effet conjugué du flottement du dollar et des conséquences sur les prix du pétrole de ce qu’il est convenu d’appeler le premier choc pétrolier (1973).

Mais, et c’est l’un des paradoxes les plus édifiants de la théorie des industries industrialisantes, ces ressources ont servi en priorité au développement de l’industrie pétrolière elle-même dont on ne sait s’il fut déterminé par les besoins de financement interne de l’industrialisation ou par les besoins externes en produits pétroliers. Toujours est-il que l’Algérie allait connaître par ce fait un changement radical du mode d’insertion de son économie dans la division internationale du travail ; changement qui, comme nous le verrons ultérieurement, ne lui sera pas profitable.

Notes
443.

M. Ecrement, Indépendance politique et libération économique, Ed. ENAP/ OPU/PUG (Alger et Grenoble), 1986, p 44.

444.

Ces chiffres sont cités par M. Ecrement in Indépendance politique et libération économique, op. cit.

445.

Les industries industrialisantes et les options algériennes, Revue Tiers-monde n° 47, juillet-septembre 1971.

446.

Ce terme semble évoquer ce que nous avons appelé la dimension culturelle du principe de composition, ce qui laisse supposer que la stratégie algérienne de développement allait intégrer le facteur culturel, d’où le poids de l’éducation dans le budget de l’Etat. Pourtant c’est dans l’école, lieu d’expression de tous les antagonismes sociaux, que cette stratégie trouvera sa principale limite. Nous reparlerons de cet aspect du problème dans le chapitre neuvième ci-après.

447.

Id.

448.

La question de l’origine de la révolution industrielle est âprement discutée par les historiens et les économistes. Si certains attribuent à l’invention et à l’innovation technique le rôle primordial, d’autres évoquent le rôle stimulant de la demande en produits de consommation, ce qui expliquerait pourquoi ce sont les industries légères qui ont pris leur essor en tout premier lieu. Cf. à ce sujet l’ouvrage de synthèse de P. Verley, La révolution industrielle, Ed. Gallimard 2001.

449.

Industrialisation au Maghreb, cité par M. Ecrement, op. cité p 61.

450.

L’exemple de l’Urss montre clairement que si l’industrialisation ne peut être atteinte sans coût social élevé, elle ne peut non plus se passer des conditions de lisibilité du projet social dans lequel elle s’inscrit.

451.

Revue Tiers-monde, n° 47.

452.

Dans sa thèse de doctorat, Y. Benabdellah soutient l’idée que la dette extérieure de l’Algérie peut être assimilée à une rente anticipée. Est-ce la raison pour laquelle les autorités algériennes n’ont pas développé de méfiance à l’égard du financement sur dette ? Voir Y. Benabdellah, Le surendettement d’un pays rentier, cas de l’Algérie, Université Lumière Lyon 2, 1999.