5.2.2. Mise en œuvre de la stratégie algérienne de développement : résultats à la fin de la décennie 1970.

De 1967 à 1977, période couverte par trois plans de développement (plan triennal 1967-1969, premier plan quadriennal 1970-1773, deuxième plan quadriennal 1974-1977), la répartition sectorielle des investissements publics s’est établie comme suit :

 
1967-1969 1970-1973 1974-1977
109 DA % 109 DA % 109 DA %
Agriculture 1,90 20,7 4,35 12 8,9 7,3
Industrie
(y compris hydroc)
4,90 53,4 20,80 57,3 74,1 61,1
Autres secteurs ( a) 2,37 25,8 11,15 30,7 38,2 31,6
Total 9,17 100,0 36,30 100,0 121,2 100,0
Source : M. Ecrement, Indépendance politique et libération économique, un quart de siècle de développement de l’Algérie – 1962-1985, Ed. ENAP-OPU (Alger) et PUG (Grenoble), 1986.

Ce tableau fait clairement apparaître la volonté des autorités de réaliser une industrialisation accélérée. Le secteur industriel s’accapare de plus de 50% des investissements publics pendant toute la décennie. Ce pourcentage est allé en augmentant d’un plan à l’autre (53,4% dans le plan triennal, 57,3% au cours du premier plan quadriennal, 61,1% au cours du second plan quadriennal). En valeur, les chiffres sont encore plus éloquents même s’ils sont établis en termes courants : de moins de 5 milliards de dinars d’investissements industriels au cours du plan triennal, on est passé à près de 75 milliards de dinars au cours du second plan quadriennal, soit une multiplication par 15. C’est l’agriculture qui a fait les frais de cette évolution : de 20,7% du total des investissements publics prévus par le plan triennal, le montant qui lui est réservé au cours du second plan quadriennal ne représentait plus que 7,3% du total même si, en valeur, il a tout de même été multiplié par 4,6. Pour ce qui est des autres secteurs, on notera une légère hausse du pourcentage les représentant dans la structure globale : de 25,8% en 1967-1969, il est passé à 31,6% en 1974-1977. Signalons enfin que pour toute la période couverte par les trois plans de développement, la part des hydrocarbures dans l’investissement industriel avoisine les 50%. Pour les années 1978 et 1979 453 , ce taux s’établit à 55 et 60% respectivement.

Ces chiffres présagent d’une dynamique soutenue d’investissement. De 1970 à 1979, le taux moyen d’accroissement (en termes constants) de la FBCF et de la variation des stocks est de l’ordre de 13,8% (à comparer avec les 7,6% de croissance du PIB) 454 . Sur le terrain, le pays tout entier est devenu un gigantesque chantier de construction d’usines et d’infrastructures économiques pour ne rien dire des autres réalisations.

Mais ces données ne doivent pas faire illusion : elles se heurtent de front aux capacités d’absorption de l’économie, beaucoup trop limitées. Déjà faibles durant toute la période coloniale, elles furent amoindries par la guerre et par le départ massif des Européens d’Algérie en 1962. S’ils n’ont pu emmener avec eux qu’une partie infime des actifs réels, ils ont en revanche vidé le pays de sa main-d’œuvre qualifiée presque exclusivement composée d’éléments d’origine européenne.

Aussi la stratégie d’industrialisation se trouvait-elle en butte à une double difficulté : d’une part les actifs réels sur la base desquels elle pouvait prendre appui étaient par trop exigus pour lui permettre de se déployer dans toute sa plénitude ; d’autre part manquait le personnel d’encadrement et même de maîtrise capable de conduire efficacement les opérations. On eut recours à l’assistance technique étrangère pour créer de toutes pièces un nombre impressionnant d’usines et de complexes industriels intégrés. Mais, malgré les efforts titanesques déployés à cet effet, l’industrialisation du pays était restée à mi-chemin du projet initial à la fin de la décennie 1970 alors même que n’avaient pas manqué les fonds pour la financer.

Tout au contraire, avec le premier choc pétrolier de 1973, s’ouvrit une ère de prospérité sans équivalent dans leur histoire pour les pays producteurs de pétrole comme l’Algérie. Les prix de cette ressource énergétique avaient été multipliés par quatre du jour au lendemain à la faveur de la menace d’embargo proféré par les pays arabes à l’encontre des pays industriels enclins à apporter leur aide à Israël dans la guerre qui le mettait aux prises avec ses voisins. Vers la fin de la décennie (1979), un second choc pétrolier porta les prix du pétrole au niveau jamais égalé de 40 $ le baril. Les revenus en devises du pays atteignirent des sommes faramineuses. Convertis en dinars à un taux de change pourtant surévalué, ils alimentèrent bien au-delà des besoins le budget de l’Etat, incitant les pouvoirs publics à réviser à la hausse, de façon impromptue, tous les postes de dépense.

Comme, de surcroît, il s’est trouvé que, dès avant l’augmentation des prix du pétrole, les marchés furent inondés de dollars par l’entrée en récession de l’économie américaine 455 et que l’économie mondiale était dans un état de surliquidité, l’Algérie, à l’instar d’autres pays, s’est engagée dans un processus d’endettement en apparence non risqué : aux conditions favorables d’obtention des crédits s’ajoutait la certitude de pouvoir en assurer les remboursements sur les surplus pétroliers attendus de l’exploitation des richesses en hydrocarbures du pays. Il n’était donc même pas nécessaire que les entreprises industrielles hors secteur pétrolier produisissent à plus ou moins long terme un surplus susceptible d’assurer le financement de l’industrialisation. De fait, elles n’en produisirent pas mais au contraire, consommèrent en grandes quantités les ressources en devises du pays provenant tant de l’exportation du pétrole et du gaz que des crédits étrangers qui allaient provoquer ultérieurement (1986) la crise d’endettement à l’origine de la secousse qui a ébranlé le système politico-économique jusque dans ses fondements.

Qu’est-ce qui explique cette consommation effrénée des ressources en devises du pays ? Essentiellement le recours à l’importation massive de biens d’équipement. De 1966 à 1978 l’industrialisation a consisté à mettre en place des usines de production de biens de consommation finale, de biens de production intermédiaires et de biens d’équipement destinés à l’agriculture (machinisme agricole). Les investissements en ces trois domaines ont eu pour conséquence un accroissement très important des importations de biens d’équipement industriels que la production nationale n’était pas en mesure de satisfaire. La faiblesse du secteur de production des biens d’équipement était à prévoir tant le rythme de croissance des autres branches de l’industrie était élevé et tant le capital de connaissances technologiques accumulé par les collectifs de travailleurs était faible. Excepté pour ce qui relevait de l’engeneering général, les capacités propres des entreprises algériennes en matière de conception et de réalisation des équipements industriels étaient quasi-nulles. « […] aucune structure nationale n’a pu générer encore de moyens importants susceptibles d’aborder l’engeneering de process et la fabrication des équipements principaux électromécaniques, les compétences en ce domaine ne pouvant être générées ex nihilo […] écrit S. P. Thierry, chargé d’enseignement à l’institut des sciences économiques d’Alger en même temps qu’il occupait de hautes fonctions à la Société Nationale de Sidérurgie (SNS) 456 . Le déficit en ingénieurs et techniciens était énorme. Le même auteur estime à près des deux tiers du volume des heures d’études d’engeneering celui sous-traité à des sociétés étrangères. L’engeneering de process, tout comme la fabrication des équipements électromécaniques, devaient être presque totalement confiés aux firmes étrangères. Aussi en était-on arrivé presque naturellement à adopter des solutions de facilité qui consistaient à faire réaliser par ces firmes les usines « clé en mains » puis « produit en mains » sans se soucier outre mesure du coût de ces installations industrielles. Du coup, les ingénieurs et techniciens algériens n’étaient plus associés qu’à l’exploitation de ces usines qui, pour être des merveilles de technologie 457 , n’en étaient pas moins de performances médiocres à cause des difficultés d’adaptation du personnel de production à leur fonctionnement optimal 458 . C’est dire combien était insuffisante la « capitalisation technologique » qu’ingénieurs et techniciens devaient de toutes manières acquérir à des postes opérationnels de production sur une période bien plus longue que celle – une décennie – retenue ici. Analysant le problème de la productivité dans la sidérurgie algérienne, A. Bouchema met l’accent sur la faiblesse du capital-expérience des collectifs de travailleurs. Pour le complexe d’El Hadjar (la plus grande, la plus intégrée et la plus récente des usines sidérurgiques algériennes), 90% de la population ouvrière n’avait, avant 1969, « aucun passé industriel ni, a fortiori, sidérurgique » 459 . On comprend que, dans ces conditions, les performances de l’industrie algérienne mesurées par les taux d’utilisation des capacités de production installées aient été faibles, et faible aussi la productivité des facteurs. A contrario, les coûts de production étaient élevés, rendant non compétitives les structures productives internes par rapport à l’offre d’origine étrangère des mêmes produits. De 1966 à 1977, le rapport en valeur : Produit industriel/Stock de capital fixe (FBCF) est tombé de 0,416 à 0,210 tandis que la productivité du travail mesurée par le rapport (en prix constants de 1969) : Produit industriel/ Effectif, a chuté de 23.409 DA à 21.518 DA entre 1973 et 1977 460 . Ces deux rapports traduisent une même réalité : l’emballement de la FBCF et de l’emploi consécutif à l’effort d’investissement n’a pas eu les retombées attendues en terme de produit, ce qui signifie que le système productif algérien n’avait pas (n’avait pas encore ?) atteint le seuil critique à partir duquel il pouvait se reproduire sur ses propres bases. Cela était en réalité d’autant moins possible que le dit système n’incluait pratiquement aucun des chaînons constitutifs du complexe de machines qui est au cœur de tout système productif. C’est donc par l’importation qu’on a cherché à combler les vides de la matrice interindustrielle ; ce qui nécessitait de disposer d’importants moyens de financement en devises. On a vu dans ce qui précède que la conjoncture en cette matière avait été favorable.

Notes
(.

a) Infrastructures, Education et formation, Habitat, Tourisme, Transport, Secteur social et administratif.

453.

Années charnière entre deux périodes de planification au cours desquelles il y eut un certain bouleversement dans la politique économique.

454.

Chiffres cités par Y. Benabdellah, Le surendettement d’un pays rentier, cas de l’Algérie. Thèse pour le doctorat d’Etat, op. cit, p 82.

455.

Voir sur ce point les développements du chapitre deuxième de la première partie de la présente recherche.

456.

Les biens d’équipement dans l’industrie algérienne, évolution passée et perspectives, Revue Tiers-monde n°83, juillet-septembre 1980, p 477.

457.

Pour la vérité historique, on doit nuancer cette assertion : les usines et autres complexes industriels intégrés n’étaient pas toujours le dernier cri de la technologie. L’auteur de ces lignes a eu à connaître des cas où les usines étaient même technologiquement en phase d’obsolescence selon le point de vue des ingénieurs (nationaux et étrangers) avec lesquels il a eu à travailler. Il n’empêche que, au regard du développement technique et plus généralement de maîtrise du principe de composition en Algérie, elles étaient des merveilles de technologie.

458.

Ces difficultés n’étaient pas que d’ordre technique mais aussi liées aux rapports de travail, de type hiérarchique, qu’impliquait le déroulement en continu des opérations. Cet aspect du problème sera étudié dans le chapitre suivant.

459.

Eléments pour une approche des problèmes de productivité de la sidérurgie algérienne, Revue Tiers-monde, op. cité p 502.

460.

C. Palloix, Industrialisation et financement lors des deux plans quadriennaux 1970-1977, Revue Tiers-monde, op. cit. p 542.