6.1. Sur les concepts de financement et d’accumulation.

6.1.1. Financement.

L’activité de production de biens et services en économie de marché suppose, pour se déployer, que des fonds préalablement réunis y soient employés. Dans un secteur quelconque de la production sociale ou dans une entreprise et à un moment donnés, ces fonds peuvent provenir soit de l’activité déployée antérieurement dans ce secteur ou cette entreprise, soit d’autres secteurs ou entreprises grâce aux multiples transferts que le système financier permet d’effectuer. De tels fonds sont la source des dépenses nécessitées par la mise en œuvre du procès de production. Celles-ci constituent des avances 531 sur les rentrées attendues de la vente des produits de la dite activité. La partie effectivement consommée dans ce procès forme le coût de production du produit. Pour tout produit du travail il existe donc un lien entre le coût de production et les avances qui sont faites d’apport en capital par les propriétaires des moyens de production. Ce lien évolue avec l’organisation sociale de la production. On appelle financement l’apport en capital préalable à toute mise en œuvre d’un procès de production quelconque. Par extension, le financement s’entend de tout apport en argent ou en nature dès lors que cet argent est nécessaire à la poursuite de l’activité productive. Dans tous les cas, l’apport est soit d’origine externe, soit d’origine interne à l’entreprise 532 (on parle dans cette dernière occurrence d’autofinancement). Quant au coût de production, il est déterminé par les conditions techniques et sociales de la production, c’est-à-dire par le niveau de la productivité du travail. Plus la productivité est élevée, moins le coût l’est par unité de produit. En toute logique, les avances en capital devraient être également réduites mais c’est raisonner en statique que d’énoncer un tel postulat : la production de marchandises ne cesse d’augmenter et avec elle augmentent les besoins de financement de l’activité. C’est par ailleurs une loi fondamentale du capital que celle de son accumulation, concept sur lequel nous reviendrons plus loin. Les besoins de financement peuvent, de surcroît, augmenter du seul fait de l’existence de ce que K. Marx appelle les faux frais de la production capitaliste. Ils peuvent aussi l’être – et nous l’avons amplement développé dans la première partie de la présente recherche – en raison directe de la dévalorisation du capital consécutive à l’inflation.

C’est lorsque les besoins de financement dépassent les moyens propres de l’entreprise que le recours au financement externe devient impératif. Il n’en est pas moins fortement contraignant dans la mesure où il aliène plus ou moins durablement sinon son indépendance, du moins son autonomie financière. Mais en économie de marché, caractérisée par l’extrême mobilité du capital, la notion d’autonomie de l’entreprise n’a qu’un contenu limité : elle renvoie au degré de liberté dont disposent les détenteurs des moyens de production qui ont initié l’affaire, non au degré de liberté dont dispose le capital, ce qui suppose tout de même une certaine dissociation entre capital et capitaliste 533 .

Il n’en va pas de même dans le cas des Etats-nations en formation qui ont recours au financement externe. Par le fait même que l’Etat est un rapport social dissocié du capital, il ne peut faire appel au financement externe sans qu’il cède une part de son indépendance au profit du capital international alors même qu’il n’est pas encore entièrement constitué en tant qu’Etat-nation. De là la contrainte majeure que font peser sur lui les banques et autres organismes financiers internationaux tels le FMI et la Banque Mondiale à travers le programme d’ajustement structurel. Ici, Etat et Capital peuvent entrer en opposition plus ou moins larvée selon le degré de pression sociale exercée sur les autorités publiques du pays considéré par la population et celle exercée par ces organismes. Mais le capital international a dans sa manche des atouts que n’a pas l’Etat pour imposer sa loi : il est le rapport social dominant parce que porté par les puissances d’argent que sont les Etats-nations les plus développés industriellement parlant (et donc aussi militairement parlant). Or – et c’est un fait patent – la faiblesse des Etats-nations des pays sous-développés n’est pas seule en cause dans leur inféodation au capital international, il y a aussi le jeu des intérêts en présence ; les tenants du pouvoir en place faisant chorus avec les détenteurs du capital international pour donner à l’économie de leur pays l’orientation désirée par ce dernier. En ce cas, c’est bien évidemment contre les intérêts nationaux bien compris – c’est-à-dire allant dans le sens de la formation et de la consolidation de l’Etat-nation – que les gouvernements semblent travailler alors même qu’ils font de cette consolidation leur profession de foi.

Le plus souvent le financement externe de l’accumulation aboutit à un amoncellement de dettes tel que le surplus annuel dégagé par l’économie ne suffit pas à assurer le paiement des intérêts sur emprunts ni, a fortiori, le service de la dette chaque année plus important que la précédente. Le pays est alors dans l’obligation de demander le rééchelonnement de celle-ci, se mettant ainsi délibérément ou par la contrainte à la merci des organismes financiers internationaux – FMI, Banque Mondiale – qui représentent de façon informelle les intérêts des créanciers regroupés dans le Club de Londres ou dans le Club de Paris. Ceux-ci imposent au pays un programme d’ajustement dit structurel censé opérer une transformation des structures productives pour les rendre plus efficaces et enclencher ainsi un véritable processus d’accumulation. On a vu dans la première partie de la présente étude ce qu’il en est réellement. Ce n’est donc pas le lieu ici de revenir sur cette question. Plus curieuse encore est la situation des pays comme l’Algérie, qui, bien que bénéficiant d’une rente pour financer l’accumulation, n’en ont pas moins recours à l’emprunt extérieur, se plaçant ainsi d’eux-mêmes dans la situation des pays endettés contraints d’accepter un programme d’ajustement structurel des plus rigoureux.

D’aucuns assimilent la dette à une forme de rente anticipée, parlant dans ce cas d’une rente-dette comme d’une source unique de financement de l’accumulation 534 . Ce qu’ils n’ont pas vu, c’est que le procès d’accumulation lui-même n’en est pas un comme nous aurons à le montrer ultérieurement en nous fondant sur les développements de la section 3 du chapitre 4 de la première partie de la présente étude. Force est d’interroger pour ce faire le concept d’accumulation pour ensuite se demander si la rente est ou non un surplus accumulable.

Notes
531.

Le terme d’avance employé couramment par les Physiocrates désigne en fait ce que, plus tard, l’économie politique classique appellera le capital.

532.

Entendue ici au sens d’affaire.

533.

On se rappelle que Marx dit du capitaliste et du propriétaire foncier qu’il dépeint en des termes peu flatteurs dans le Capital qu « il ne s’agit ici de personnes qu’autant qu’elles sont la personnification des catégories économiques […] ». Cf. Préface à la première édition allemande de Le Capital, Livre premier, tome 1, Ed. Sociales, 1972, p 21.

534.

Voir à ce sujet la thèse de doctorat de Y. Benabdellah, Le surendettement d’un pays rentier, cas de l’Algérie, Université Lumière Lyon 2, 2000.