6.1.2. Accumulation.

Au sens courant, le terme accumulation évoque un amoncellement de choses. Cet amoncellement n’est doté d’aucune structure pas plus qu’il n’est doué d’aucune dynamique. Il est amorphe. C’est dans ce sens par exemple que K. Marx l’emploie dès la phrase inaugurale du Capital : « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises » 535 .

Mais cette perception des choses n’est qu’illusion, ce que le verbe « s’annonce » employé par l’auteur de Das Capital rend bien. Par suite, jamais plus Marx ne s’arrête à cette illusion ; remontant aux lois immanentes du capitalisme, il élève au rang de concept l’expression accumulation du capital. L’accumulation de marchandises ou de richesses (expression qu’il nous est arrivé d’employer dans les pages qui précèdent) n’a aucun statut théorique. C’est l’accumulation du capital qui en a un. Le capital étant un rapport social qui ne contient pas une once de matière pour paraphraser Marx, on peut se demander comment on peut accumuler des valeurs immatérielles et s’en trouver d’autant plus riche qu’on en accumule davantage. C’est précisément en cela que le terme vulgaire d’accumulation, accouplé à celui de capital, prend un sens nouveau, scientifique et par voie de conséquence abstrait. Pourtant nombreux sont les auteurs contemporains à l’employer isolément de celui de capital comme si ce terme possédait un contenu sui generis. C’est particulièrement vrai de certains auteurs des pays sous-développés à orientation socialiste qui, par une sorte d’autocensure, n’osaient parler, avant que leur pays ne soit gagné par la fièvre de la libéralisation, d’accumulation du capital.

C’est moins à Smith qu’à Ricardo que les économistes se réclamant de leur héritage théorique doivent le concept d’accumulation du capital. Marx n’a pas fait mystère de son emprunt à ces auteurs. Dans Théories sur la plus-value, il épluche les écrits de ces deux maîtres de la pensée économique (auxquels il voue une admiration et un respect non dissimulés sans se départir jamais de son esprit critique) relatifs à cette question. Si Ricardo a le grand mérite d’avoir forgé le concept d’accumulation du capital et de lui avoir donné le contenu scientifique qui est le sien jusqu’à aujourd’hui – celui de la transformation en capital additionnel d’une partie de la plus-value sociale – il ne l’en a pas moins réduit à la seule partie de la plus-value qui se résout en revenu additionnel des ouvriers productifs. « Quand nous disons qu’un revenu est économisé et vient s’ajouter au capital, nous voulons dire que la portion de revenu dont nous disons qu’elle est ajoutée au capital est consommée par des travailleurs productifs au lieu de l’être par des travailleurs improductifs » 536 .

Marx discute longuement de l’erreur de Ricardo qui consiste à ne pas tenir compte dans la définition de l’accumulation du capital, de cette autre partie de la plus-value qui se transforme en capital constant, le tout revêtant d’abord la forme de profit. Le profit est, chez le premier cité de ces auteurs, la source exclusive d’accumulation du capital, qu’il se résolve en salaire additionnel des travailleurs productifs (capital variable) ou en machines et autres matières supplémentaires (capital constant).

Bien évidemment, toute la plus-value ne se transforme pas en profit ni tout le profit en capital additionnel. Il y a donc une double limite à l’accumulation 537 , limite que permet de contourner, il est vrai, les nouveaux procédés de financement développés par le capitalisme telle la mobilisation de l’épargne des particuliers (y compris des salariés) sous la forme de l’actionnariat par exemple. Pour s’être généralisés depuis l’apparition des sociétés anonymes à la fin du 19e siècle, de tels procédés prennent aujourd’hui une importance considérable comme modalité de financement du procès de production capitaliste. Mais ils n’en forment pas le cœur. Ce procès n’est-il pas d’ailleurs développé dans le seul but de faire rendre au capital en fonction un profit ? C’est le profit qui, en première comme en dernière instance, reste le moteur, le mobile et la fin du mode de production capitaliste, c’est un truisme que de l’affirmer. Les petits actionnaires eux-mêmes (souvent de simples salariés) ne sont-ils pas mus par la perspective de réaliser des plus-values sur investissement, autrement dit de participer au partage des profits que la société dans laquelle ils ont placé leurs économies aura engrangés ? Et la valeur de l’action émise par cette dernière ne fluctue-t-elle pas essentiellement en fonction de ses résultats financiers ? En cas de perte le marché boursier ne la sanctionnerait-il pas immédiatement jusqu’à la conduire à la faillite si les déficits persistaient et devenaient chroniques ? C’est dire combien est précaire le financement de l’accumulation par le marché boursier – ou, du moins, combien il est aléatoire ! On a beau dire du capitaliste industriel qu’il prend des risques en investissant dans une affaire productive. Ces risques ne sont jamais aussi grands que ceux que prennent les spéculateurs en bourse ou ceux qui, ne se contentant pas d’une seule source de profit, investissent dans la spéculation boursière une partie sinon la totalité des revenus qu’ils tirent de leurs activités productives. Souvent, dans ce cas, ils sont à la merci d’un retournement subit de la conjoncture même quand leur affaire se trouve être à la pointe du progrès, bénéficiant des plus formidables avancées de la technologie moderne 538 .

S’il ne s’agissait en effet que de trouver des fonds pour financer la production et, par suite, de développer l’accumulation du capital, bien des procédés pourraient être employés à les réunir ; procédés légaux comme ceux tenant de la science financière moderne et procédés illégaux comme le blanchiment d’argent provenant de la drogue, de la prostitution et de bien d’autres activités non reconnues par la loi. A l’époque où l’ordre colonial régnait sur une bonne partie de la planète, le capital européen usait – et abusait – de l’exploitation du travail indigène qui ne lui était soumis que formellement. Il pratiquait à grande échelle l’extorsion brutale des revenus formés hors de la sphère capitaliste de production (pratique incluant la traite des noirs comme aux plus beaux jours de l’esclavagisme). Mais l’effondrement de l’ordre colonial n’a pas provoqué celui du système capitaliste parce qu’il ne lui était pas absolument indispensable sauf pour une certaine période historique – celle correspondant précisément à l’accumulation primitive du capital. Il n’était pas impliqué de toute nécessité par les lois immanentes du capital qui ne s’en servait que comme d’un appoint. C’est la plus-value produite dans le cadre des rapports de production capitaliste qui constituait la source principale d’accumulation.

Sans doute le système des rapports de production capitalistes a-t-il fortement évolué. Mais c’est sous l’effet de ses propres lois qui le poussent à s’assurer la plus grande maîtrise possible du principe de composition et d’intégrer, ce faisant, dans le procès de production, les innovations technologiques les plus à la pointe du progrès. Il y a évidemment, dans cette recherche effrénée du progrès technique, une soif inextinguible de profit. Et c’est dans la plus-value relative que le capital trouve à l’étancher, celle-ci étant, comme on le sait, le fruit de l’élévation de la productivité du travail permise par l’usage des techniques les plus récentes de production. La production de la plus-value relative est ce qui caractérise le mieux le système capitaliste passée la phase de l’accumulation extensive du capital. Or les revenus coloniaux sont à assimiler à de la plus-value absolue plutôt qu’à de la plus-value relative en tant qu’ils ne font que prolonger la période d’accumulation extensive du capital. Il en est de même de tout revenu exogène au système des rapports de production capitalistes ou même de ceux qui, lui étant endogènes parce qu’impliqués par le principe de propriété qui le structure, échappent à l’emprise du capital pour aller alimenter la consommation improductive. C’est le cas, on l’aura compris, de la rente foncière, revenu attaché au droit de propriété sur la terre et sur les autres biens naturels du sol et du sous-sol.

La rente a évidemment existé sous le régime féodal. Elle en était même le rapport social fondamental. Mais elle a changé de statut lors du passage du féodalisme au capitalisme : de rapport de production qu’elle était, elle s’est muée en un rapport de distribution. Comme telle, ne se trouve-t-elle pas pour ainsi dire disqualifiée dans le procès de mise en valeur du capital ? C’est à cette question que nous essaierons de répondre maintenant. L’enjeu est de taille : il ne s’agit rien moins que de savoir si, dans le cas d’un pays comme l’Algérie, la rente est un surplus accumulable.

Notes
535.

Le Capital, LI T1, Ed. Sociales 1972, p51.

536.

Cité par K.Marx in Théories sur la plus-value, T1.

537.

Désormais, lorsque nous parlerons d’accumulation, il faudra lire toujours accumulation du capital.

538.

Au moment où ces lignes sont écrites, la crise touche de plein fouet certaines des plus grandes sociétés du secteur de la télécommunication, secteur pourtant en plein essor technologique. France Telecom annonce des pertes record de 74 milliards d’euros !