6.3.2. Les déterminants politiques et idéologiques du statut du travailleur.

Rien n’est plus éloigné des rapports de travail de type fordiste que l’idéologie populiste (ce qui ne veut pas dire qu’ils sont dénués de toute idéologie).

L’histoire de l’idéologie populiste moderne est inséparable de celle des débuts du capitalisme. Elle prend racine dans l’irruption de la paysannerie sur la scène politique non pas en tant que force organisée, mais en tant que foyer d’agitation sociale permanente qu’elle était devenue sous l’effet des formidables transformations des structures que le capitalisme naissant introduisit dans les campagnes. Ce n’est que progressivement que les mouvements ouvriers d’Europe occidentale s’affranchirent des idées du populisme (qu’ils héritèrent de l’origine paysanne de leurs membres) pour se muer en des organisations corporatistes, syndicales ou politiques. Dans les pays arriérés d’Europe telle que la Russie du milieu du 19e siècle, le populisme avait élu domicile pour de longues années et avait même ses représentants attitrés aux côtés des anarchistes et autres groupuscules d’obédience socialiste. Il avait développé sa propre doctrine sur la base de deux idées simples mais quasiment inconciliables à cette époque : égalitarisme et progrès social. L’intelligentsia russe, tout imprégnée qu’elle était des idées du populisme, était pourtant en effet acquise à la modernisation à l’occidentale sans en adopter les principes, ceux du libéralisme dont elle voyait bien qu’ils étaient en contradiction avec le sien : celui de l’égalitarisme social. Aussi s’était-elle sentie irrésistiblement attirée par la doctrine de Marx avec lequel elle entretint d’ailleurs une correspondance suivie.

Etudiant les développements du mouvement révolutionnaire en Russie, E. Hobsbawm 587 fait remonter à l’époque héroïque du populisme russe les origines de la révolution d’octobre 1917 qui, comme on sait, accorda une importance particulière à l’alliance du prolétariat industriel des villes et de la paysannerie. Le même auteur souligne le parallèle qu’on peut établir entre le mouvement révolutionnaire en Russie et ceux que connut le Tiers-monde au milieu du 20e siècle. Un tel parallèle n’est pas dénué de sens dans la mesure où les mouvements révolutionnaires dans le Tiers-monde sont dans la plupart des cas portés par la paysannerie tout en aspirant à réaliser ce que l’ordre colonial leur a toujours dénié, la modernisation économique et le progrès social.

Comme dans tout mouvement révolutionnaire, l’idée d’égalité – et dans le cas présent d’égalitarisme – était érigée en un principe fondateur sans que n’apparaisse au grand jour la contradiction qu’elle pouvait avoir avec celle de la modernisation dont on connaissait pourtant les effets déstructurants sur la paysannerie. C’est dans cette contradiction que le régime algérien allait tomber à son insu, lui qui, issu de la paysannerie, aspirait de toutes ses forces à se légitimer par la modernisation de l’économie et par le progrès social que cette modernisation devait amener dans son sillage. Mais tout comme les populistes russes des années 1850-1870, il a cru pouvoir concilier égalitarisme et progrès simplement en rejetant le capitalisme, associé à juste raison dans l’esprit des révolutionnaires au colonialisme et à tout ce que ce phénomène véhiculait d’injustices et d’inégalités, de déni identitaire et autres discriminations sociales ou politiques. Aussi est-ce pour ainsi dire tout naturellement qu’on s’orienta vers le socialisme auquel on prêtait la vertu de réaliser la symbiose entre les idées d’égalité et de justice d’une part, de modernité et de progrès d’autre part.

L’option pour le socialisme ne prit véritablement corps en réalité qu’avec la Charte d’Alger (adoptée par le premier congrès du parti FLN en avril 1964). Auparavant, les deux principaux textes de doctrine adoptés par les instances dirigeantes (que ne coiffait que virtuellement le FLN), ne laissaient présager d’aucune orientation précise en matière d’idéologie. La plate-forme de la Soummam s’était contentée de caractériser de façon lapidaire le futur Etat algérien qu’elle présentait comme une République démocratique et sociale. Il est vrai que les rédacteurs de la dite plate-forme, de jeunes intellectuels à peine sortis du lycée, s’inspiraient davantage des préceptes de la révolution française de 1789 (qu’ils avaient étudiés à l’école) que des idées de Marx dont ils ne connaissaient sans doute que des bribes inintelligibles. Quant au programme de Tripoli adopté dans cette ville en juin 1962 par le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA), s’il met à la charge de l’Etat la réunion des conditions nécessaires à la création d’une industrie lourde, « base d’un développement réel à long terme », il ne fait qu’une brève allusion à la question éminemment politique de la nature de l’Etat en affirmant qu’à « aucun prix l’Etat ne doit contribuer à créer, comme cela s’est fait dans certains pays, une base industrielle au profit de la bourgeoisie locale dont il se doit de limiter le développement par des mesures appropriées » 588 .

Entre 1956 et 1962 la radicalisation à gauche du mouvement de libération nationale s’était opérée sous l’effet de l’internationalisation de la question algérienne qui a amené les pays socialistes d’Europe (URSS, Yougoslavie) et d’Asie (Chine), sinon à prendre ouvertement position en faveur de l’indépendance de l’Algérie, du moins à lui prodiguer aide matérielle et soutien moral. Ce fut aussi à cette époque que se renforcèrent les liens entre le FLN (à travers sa délégation extérieure) et l’Egypte nassérienne d’obédience socialiste. On ne peut donc s’étonner de ce qu’en 1964 la Charte d’Alger prenne ouvertement position sur les questions idéologiques et politiques en qualifiant de socialiste la révolution algérienne et en édictant un programme de transformations des structures de l’Etat. S’il continue de présenter encore toutes les caractéristiques d’un appareil bureaucratique, l’Etat lui-même, peut-on lire dans la charte d’Alger, « est mis sous le contrôle effectif du Parti tant dans ses structures que dans ses hommes » 589 .

Le coup d’Etat du 19 juin 1965 n’a pas apporté de changement significatif à cette orientation bien que certaines forces de gauche l’aient craint au point de se regrouper en une organisation clandestine fortement opposée au régime – l’ORP 590 . Il leur a fallu plusieurs années de clandestinité pour se rallier très officieusement à ce dernier sans pour autant abandonner définitivement l’attitude qu’elles avaient adoptée à son égard consistant à lui apporter un soutien critique. Quant au nouveau régime, il s’était lui aussi radicalisé à gauche au point de s’approprier les mêmes slogans que l’ancien en cherchant toutefois à les traduire dans les faits (adoption de la stratégie algérienne de développement, nationalisation des sociétés pétrolières étrangères etc.).

C’est dans ce contexte qu’est promulguée la charte de l’organisation socialiste des entreprises communément appelée charte de la gestion socialiste des entreprises (GSE). Celle-ci consacre de longs développements aux réalisations du pouvoir révolutionnaire issu du coup d’Etat du 19 juin 1965. Entre cette date et la date de promulgation de la charte GSE (décembre 1971), l’essentiel de l’appareil productif avait effectivement vu le jour. Des sociétés nationales ont été créées dans la plupart des branches de la production sociale et employaient déjà des dizaines de milliers de travailleurs.

La charte se donne pour objectif de faire participer les travailleurs à la gestion des entreprises. Ceux-ci sont qualifiés de producteurs-gestionnaires : « […] Le travailleur doit considérer l’entreprise comme son propre bien. Il doit veiller à l’amélioration constante de la productivité en accomplissant scrupuleusement les objectifs de production. Il a également le devoir d’éliminer tout gaspillage et de dénoncer toute malversation » 591 . « La qualité de producteur-gestionnaire dévolue au travailleur, est-il encore écrit dans la charte, s’exerce au sein de l’Assemblée des Travailleurs [de l’Unité (ATU) ou de l’Entreprise (ATE)] qui a un droit de contrôle sur l’activité de l’entreprise tant au plan technique que politique ». Le rôle politique de l’Assemblée des travailleurs s’étend au contrôle de l’élaboration et de l’exécution du plan. Il est exercé au travers de l’UGTA, qualifiée par la charte d’organisation naturelle des travailleurs. Celle-ci n’est pas un syndicat revendicatif comme le sont les syndicats dans les pays capitalistes : elle est le « cadre de mobilisation efficace des travailleurs [capable] d’engager les masses laborieuses dans la réalisation des objectifs de construction du socialisme ». Enfin le syndicat et le parti, auxquels les travailleurs sont appelés à adhérer en masse « doivent aider le travailleur à développer sa conscience politique ».

Quelles conclusions tirer de toutes ces citations de la charte de l’organisation socialiste des entreprises relativement à la question du statut du travail ? Y a-t-il ou non contradiction entre les dispositions de cette charte et le type d’organisation qu’appelle la production industrielle ? Ces questions reviennent à se demander si l’organisation de la production industrielle peut se passer du rapport salarial comme mode d’existence des rapports de travail qui lui est propre. Car c’est ce à quoi on doit conclure à la simple lecture des citations ci-dessus de la charte de l’organisation socialiste des entreprises.

La réponse à cette question est évidemment négative parce que, historiquement, le type de rapports de travail le plus adéquat à l’organisation de la production industrielle est le rapport salarial. Il en va ainsi non pas tant seulement parce que les travailleurs n’ont pas la propriété des moyens de production et qu’ils sont réduits à obéir à ceux entre les mains desquels elle se trouve concentrée, mais aussi parce que l’exécution des tâches constitutives du procès de travail industriel nécessite leur agencement selon un mode opératoire qui implique l’exercice de l’autorité à divers échelons 592 . Il y a donc nécessairement une hiérarchie dans les rapports de travail ; hiérarchie qui doit bien trouver son fondement dans les inégalités de condition des individus ou des groupes sociaux les uns par rapport aux autres. D’une manière ou d’une autre, l’organisation de la production industrielle présuppose donc des rapports de pouvoir dont le mode d’existence avéré, pour l’heure, est le rapport salarial. Dans le cas où c’est l’Etat qui détient la propriété des moyens de production, les rapports de pouvoir ne disparaissent pas, ils se manifestent autrement, simplement – à travers la technocratie par exemple ou, plus directement, à travers le pouvoir politique.

Comment la technocratie justifie-t-elle son pouvoir ? Par le savoir dirons-nous pour aller au plus court. Car c’est elle qui a les connaissances requises par la mise en œuvre du procès de travail ; connaissances d’autant plus indispensables et diverses que le procès de travail est complexe. Comme le note R. Malek, le pouvoir de la technocratie est d’autant plus étendu que la société est retardée, engluée dans la survivance de traditions patriarcales tout en aspirant à la modernisation. Mais peut-on dire pour autant, comme le suggère cet auteur, que le pouvoir politique n’a aucune prise sur le processus de modernisation qu’il a pourtant enclenché lui-même  593  ? Voire !

Il y a lieu de noter ici que, malgré la réaffirmation du rôle dirigeant du Parti FLN par divers textes de loi, c’est le Conseil de la Révolution – la plus haute instance politique en charge des affaires publiques depuis le coup d’Etat du 19 juin 1965 – qui, en réalité, exerce pleinement le pouvoir, la plupart de ses membres étant en charge de portefeuilles ministériels dans le gouvernement dirigé par le premier d’entre eux, le colonel H. Boumédiène, président du Conseil de la Révolution. L’introduction de la GSE dans les entreprises publiques fut l’œuvre du gouvernement et le Parti, qui n’était représenté dans la commission de préparation de cette réforme que par son principal responsable, ne fut pratiquement pas associé à sa mise en œuvre. « Le dessaisissement de l’instance suprême du parti d’un dossier aussi capital pour l’avenir de la construction du socialisme en Algérie au profit du gouvernement, écrit M. Boussoumah, concernera toutes les phases de la réforme » 594 . « Parce que, précise cet auteur, l’entreprise est le lieu par excellence du changement social dans lequel la démocratie économique trouvera un terrain propice à son épanouissement, […] l’Etat pourra contrôler l’évolution de la réforme envisagée » 595 , sous-entendant par là qu’il en freinera l’application ou la déviera de sa voie selon son bon vouloir 596 .

L’auteur en veut pour preuve la composition de la commission nationale pour la gestion socialiste des entreprises (CNGSE) créée par ordonnance en novembre 1972. Sur ses 45 membres, 28 sont de hauts fonctionnaires de l’Administration, 7 des représentants d’entreprises publiques, 6 des membres dirigeants de l’UGTA et 3 seulement des représentants de l’appareil central du FLN. D’après lui, l’UGTA et le FLN méritaient mieux que le rôle de figurants qui leur étaient réservé dans cette commission. L’auteur feint d’ignorer que le parti et le syndicat (plus le parti que le syndicat à vrai dire, compte tenu de ce que ce dernier a une histoire propre qui le distingue des autres organisations satellites du FLN) ne sont que des relais du pouvoir politique auquel ils s’identifient dans la pensée et dans l’action. Aucune entreprise publique n’échappe à la tutelle de l’Administration dont elle émane comme si elle n’était qu’un de ses organes exécutifs. Le statut des entreprises publiques n’a pas été modifié par l’introduction de la GSE. Celles-ci continuent d’être dénommées sociétés nationales mais c’est bien de sociétés d’Etat qu’il s’agissait dans la mesure où leur capital était entièrement souscrit par l’Etat 597 . Il n’est donc pas étonnant que ce soit à l’Etat que revient le dernier mot dans la gestion des entreprises publiques, ce qui se traduit par la nomination par décret de leur premier responsable pompeusement appelé Président Directeur Général (PDG).

Assez souvent d’ailleurs, ce dernier est un ancien officier de l’ALN ou un membre influent de l’OCFLN (organisation civile du FLN pendant la guerre chargée de collecter les fonds et de transmettre aux populations civiles les mots d’ordre du parti). A ce titre, il garde un lien étroit avec les tenants du pouvoir dont il est le représentant au niveau de l’entreprise. N’ayant généralement pas d’avis à émettre sur les questions techniques intéressant l’entreprise en raison de son incompétence en ce domaine, il s’en remet en cela à son staff composé quant à lui de cadres de grande valeur formés dans les meilleures écoles étrangères (françaises et nord-américaine essentiellement). Mais ni le PDG ni son staff n’ont en principe de pouvoir autonome de décision pour donner prise à la technocratie sur les affaires publiques indépendamment du pouvoir politique, fussent-elles de nature purement technique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la nature des activités à développer, le choix des techniques et autres questions liées à l’investissement, activité particulièrement intense en cette période d’industrialisation accélérée. Les investissements doivent être préalablement inscrits au plan et leur réalisation est soumise à autorisation de l’instance de planification (SEP) qui est seule habilitée à dégager les fonds publics nécessaires à leur financement (surtout, comme c’est bien souvent le cas, quand il faut mobiliser des ressources en devises). Cette instance joue ainsi le rôle d’un interface entre la sphère politique (de laquelle émane les grandes décisions concernant l’orientation, la structure et le volume des investissements) et la sphère technique englobant tant les hauts fonctionnaires de l’Administration versés dans l’étude des projets d’investissement que les principaux cadres des entreprises chargés du suivi de leur réalisation sur le terrain.

Bien que la hiérarchie existant entre la sphère politique et la sphère technique ne soit pas toujours respectée (certaines décisions d’investissement peuvent être prises par la seconde à l’insu de la première qui est ainsi placée devant le fait accompli et qui n’a plus qu’à les avaliser), le système ne manque pas de cohérence dans la mesure où il y a prééminence du politique sur le technique, ce qui confère à l’économie tout entière cette caractéristique d’être une économie administrée au sens où c’est l’Administration (en tant qu’ensemble de structures représentatives du pouvoir d’Etat) qui a la haute main sur la conduite de l’économie. L’Administration est donc bel et bien l’agent détenteur du pouvoir de décision et c’est à raison que M. Boussoumah souligne la propension de ses représentants à exclure de l’exercice de ce pouvoir les autres instances (parti, syndicat), pour autant que celles-ci ne se reconnaissent pas dans le pouvoir d’Etat (avec lequel elles partagent pourtant l’idéologie de l’unité de pensée et d’action). Quant à la technocratie, dont R. Malek dit qu’elle constitue « un pouvoir parallèle qui revêt très vite l’allure d’un corps étranger » 598 , elle est si bien incrustée dans le politique (notamment à travers les hauts fonctionnaires de l’Administration qui ont la charge de préparer les dossiers techniques tout en se soumettant aux directives de leur hiérarchie ministérielle) qu’elle finit par former avec les hommes politiques ce que A. El Kenz appelle à la suite de B. Etienne, le bloc historique 599 , constitué des éléments les plus influents de la technocratie et des hommes du régime issu du coup d’Etat du 19 juin 1965.

Quel sens politique revêt donc l’introduction de la GSE dans les entreprises publiques dans un contexte aussi peu propice à l’exercice d’un quelconque pouvoir par les travailleurs ? Certainement pas celui de contrecarrer le pouvoir de la technocratie en faisant participer effectivement les travailleurs à leur gestion. Lors même que telle aurait été l’intention initiale des tenants du régime, de nombreux obstacles se seraient dressés immédiatement devant sa concrétisation. La nature du procès de travail industriel en est le principal mais il faut aussi compter parmi ces obstacles la faiblesse caractérisée de la conscience sociale au sein de la classe ouvrière en formation et plus encore de sa conscience de classe qu’il appartenait en principe au syndicat d’inculquer à ces masses paysannes en habits d’ouvriers qui n’arrivaient pas à s’extraire de leur mode de vie communautariste. Mi-paysans, mi-ouvriers, les travailleurs de l’industrie ont développé en revanche une conscience nationale aiguë (qui leur tenait lieu de conscience politique) forgée par des décennies de résistance à la colonisation et par la guerre d’indépendance qui s’ensuivit et à laquelle ils se sont trouvés mêlés par la force des choses s’ils n’y ont pris une part active. Ils partagent en cela le même idéal que les dirigeants politiques – celui d’élever l’Algérie au rang d’Etat-nation – et ont le même souci de modernisation de l’économie qu’eux, ce qui explique pour une bonne part l’enthousiasme avec lequel ils ont adhéré aux mots d’ordre du pouvoir – relayé par le syndicat – de gagner la bataille de la production et de la productivité.

Comment mobiliser les masses d’ouvriers de façon durable autour de ces mots d’ordre autrement qu’en les rendant partie prenante de cette bataille et de leur faire admettre qu’ils sont propriétaires de l’entreprise dans laquelle ils travaillent, ce qui revient à transformer leur statut de salariés en celui de producteurs-gestionnaires ? C’est ce que les initiateurs de la charte GSE ont eu pour ambition de réaliser, insoucieux de tout ce qui pouvait s’ériger en obstacle devant cette entreprise.

Comme il était à prévoir, ceux-ci n’ont pas manqué : à la difficulté de concilier le principe de la gestion participative avec celui de l’exercice de l’autorité qu’implique le procès de travail industriel, s’ajoutent celles découlant du caractère factice de l’association des travailleurs à la gestion des entreprises telle que codifiée par la charte portant GSE. L’édifice reposait sur la seule volonté des dirigeants politiques et non sur celle des travailleurs auxquels manquait, comme cela a été souligné plus haut, une conscience claire de leur condition sociale et auxquels manquait aussi, devons-nous ajouter par souci d’objectivité, une culture industrielle envisagée tant dans son aspect technique que dans son aspect moral (attitude envers le travail, sens de la hiérarchie et plus généralement tout ce qui constitue ce qu’on pourrait appeler le sens civique de l’ouvrier – en fait sa capacité à assimiler les comportements qu’induit le passage à la société industrielle).

Se peut-il alors que le simple travailleur puisse être transformé en un tournemain en producteur-gestionnaire ? Les rares monographies dont on dispose à ce sujet font état de problèmes liés à l’application de la charte portant organisation socialiste des entreprises. A la SNS où, dès avant la promulgation de cette charte, on s’était essayé à faire participer les travailleurs à la gestion de l’entreprise, on a pu constater « un relâchement de la discipline générale » à partir de 1971. A. El Kenz, qui rapporte ce constat, note que la notion de participation était par elle-même contradictoire et qu « ’elle ne pouvait avoir la même signification pour tout le monde» 600 . Il conclut : « la GSE institutionnalise le malentendu » 601 . Le malentendu consiste à faire croire aux travailleurs qu’ils disposent d’un pouvoir effectif de contrôle sur les décisions des gestionnaires concernant tous les actes de l’entreprise à travers l’ATU et l’ATE. Il n’en était rien en réalité non seulement parce que l’organisation du procès de travail industriel l’exclut formellement sous peine de voir surgir des conflits de compétence préjudiciables à son efficacité (si ce n’est même à sa mise en œuvre), mais aussi parce que l’ATU et l’ATE contiennent une ambiguïté majeure : tout en se présentant comme des instances à travers lesquelles les travailleurs sont censés participer à la gestion de l’entreprise, elles sont en réalité des cadres d’embrigadement idéologique de ces derniers au profit du pouvoir politique en place qui a la haute main sur eux. Dans les citations précédentes de la charte de l’organisation socialiste des entreprises on peut aisément repérer les propositions qui vont dans ce sens. Dans l’une des dispositions de cette charte que nous n’avons pas citée, le doute n’est plus permis quant à l’instrumentation de ces assemblées. « L’importance du rôle de l’assemblée des travailleurs, y est-il dit, est d’autant plus soulignée qu’en cas de carence ou d’insuffisance dans l’exercice de ses prérogatives il risquerait de s’ensuivre des résultats très négatifs qui appelleraient des mesures appropriées devant permettre à l’institution d’assumer effectivement sa mission. Ces mesures pourraient aller jusqu’à la dissolution pure et simple de l’assemblée 602 , de même que la direction pourrait être changée et des fautes graves lui être imputées ». C’est bien entendu au pouvoir politique de décider de la nature des sanctions et de leur étendue.

De fait, le pouvoir politique croyait pouvoir remédier à toutes ces contradictions par la simple manifestation de son autorité, ce qui le conduisait à faire preuve de plus d’autoritarisme à mesure que montaient les tensions sociales au sein des collectifs de travailleurs.

Car une conscience ouvrière était en train de naître en dépit des efforts que le syndicat unique déployait pour, sinon l’étouffer dans l’œuf, du moins la canaliser dans le sens désiré par le pouvoir politique. Quant à la participation des travailleurs à la gestion des entreprises, son caractère factice apparaissait au grand jour avec la multiplication des grèves, ce mode d’expression du mécontentement ouvrier qu’on croyait réservé aux pays capitalistes industrialisés où règne sans partage le rapport salarial.

Etudiant la relation entre le développement des grèves et le contexte économique, social et politique en Algérie entre 1969 et 1980, S. Chikhi note l’accroissement régulier du nombre de grèves non seulement dans l’absolu, mais même par rapport à l’accroissement concomitant de l’emploi salarié. Entre 1970 et 1980 il y a eu neuf fois plus de grèves pour quatre fois plus d’emplois soutient S. Chikhi qui s’appuie sur des statistiques qu’il a lui-même rassemblées 603 . Si on ne considère que la période analysée ici (1972-1977) au cours de laquelle la majeure partie des sociétés nationales ont appliqué la charte portant GSE, l’auteur indique qu’il y a eu 1 gréviste pour 16 travailleurs en début de période et 1 gréviste pour 9 travailleurs en fin de période 604 . Le même auteur note que les grèves ont suivi l’extension de l’industrialisation à des régions jusque-là non industrialisées. Paradoxalement, les régions les plus industrialisées du pays (en gros les pôles industriels que constituaient dès avant l’indépendance Alger, Oran et Annaba), ont vu leur nombre de grèves décroître relativement entre ces deux dates (63% du total des grèves pour Alger en 1969, 38% en 1972 et seulement 19,5% en 1977).

Ces chiffres ne concernent pas seulement, il est vrai, le secteur public mais également, et en proportion plus grande, le secteur privé. Mais le secteur public allait être touché par le mouvement en dépit de tous les discours lénifiants sur son rôle stratégique et révolutionnaire. De 2,7% de l’ensemble des grèves en 1969, celles du secteur public sont passées à 15,7% en 1972 et à 36,2% en 1977 ; chiffres qui restent somme toute modiques au regard de l’importance croissante de ce secteur dans la PIB. Mais le secteur d’Etat aligne à partir de 1977 plus de grévistes que le secteur privé, bien qu’il enregistre moins de grèves cette année-là selon S. Chikhi 605 . A partir de 1975 les entreprises d’Etat connaissent des vagues successives de grèves, rendant banal ce mode d’expression des revendications ouvrières l’année même où de grands projets politiques étaient en discussion, nécessitant pour leur aboutissement l’adhésion des principales composantes de la société qu’étaient les ouvriers, les paysans et les jeunes. Ce fut en effet cette année-là que fut initié un débat sur le projet de charte nationale (adoptée en 1976) et sur celui d’une nouvelle constitution devant rendre irréversibles les options politiques et idéologiques.

Si l’adoption par référendum de la charte nationale en 1976 n’a posé aucun problème, donnant ainsi un semblant de légitimité institutionnelle au régime issu du coup d’Etat du 19 juin 1965, l’expansion des grèves et leur tendance à s’inscrire dans la cité selon l’expression de H. Touati 606 , sont la preuve de l’existence de contradictions de classes qui ne peuvent plus être réduites aux contradictions au sein des masses 607 . L’inflation et les pénuries de produits de première nécessité en ces temps d’austérité déclarée, commençaient à se faire cruellement ressentir au sein du monde ouvrier confronté de surcroît à une forme rampante de ségrégation sociale (rejetés des quartiers résidentiels des villes désormais surpeuplées, les travailleurs s’entassaient chaque jour un peu plus dans les bidonvilles qui se développaient à leur périphérie). Mais tous ces problèmes ne semblaient pas de nature à entamer le compromis social, de caractère populiste, sur lequel le pouvoir politique a bâti sa réputation de pouvoir révolutionnaire. Quoique les différences de condition entre les tenants du pouvoir, leurs alliés et leurs clients d’un côté, les travailleurs et les paysans de l’autre, aient commencé à se faire jour, un tel compromis tenait bon au moins pour deux raisons fondamentales : la première a trait au fait que le projet de formation de l’Etat-nation n’avait rien perdu de son actualité et de sa force attractive aux yeux des petites gens comme aux yeux des grands du régime en ces années de lutte implacable, de dimension internationale, menée par l’Algérie autour du partage de la rente pétrolière entre les pays producteurs, les multinationales et les pays consommateurs de produits pétroliers ; la seconde tient précisément au fait que , tout producteurs de valeur qu’ils puissent se prétendre, les travailleurs de l’industrie n’ont pas atteint ce degré de maîtrise du principe de composition à partir duquel le système économique accède à une certaine efficacité productive, c’est-à-dire devient capable de se reproduire au moins partiellement sur ses propres bases. Dans ces conditions, ni l’industrie publique, ni l’industrie privée qui s’est implantée en aval de celle-ci, ne sont en mesure de se passer de l’apport en devises provenant de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières du pays pour se développer. Il n’y a pas jusqu’aux activités les plus éloignées du secteur pétrolier dans la matrice interindustrielle qui n’aient eu besoin des revenus de ce secteur pour se déployer. Pour cette raison même, les revenus distribués dans tous les secteurs, qu’il s’agisse de revenus salariaux ou non salariaux, comportent ce qu’on peut appeler une composante devise qui donne tout son sens à la solidarité de fait entre les différentes couches sociales vis-à-vis de l’étranger ; solidarité qui s’exprime à travers ce que d’aucuns appellent un compromis social, d’autres un consensus social dont on peut tout juste dire qu’il était mou ou rigide selon le moment et le lieu auxquels on tente de le saisir.

Il n’est donc pas étonnant que l’on ne puisse pas qualifier le procès de travail industriel de procès fordiste au sens classique de cette expression ni, a fortiori, de procès de travail surfordisé comme le qualifie C. Palloix. L’idéologie populiste qui met en avant le principe de l’égalitarisme social n’avait pas dit son dernier mot. Tout au contraire, vers la fin des années 1970 (plus précisément en 1978), fut adopté le statut général du travailleur (SGT) qui en confortait l’emprise sur la société industrielle en voie de parachèvement. Le SGT ne se contente pas de codifier les relations de travail dans tous les secteurs d’activité 608 , il a l’ambition de définir les principes devant régir les rémunérations des travailleurs quelque fonction qu’ils puissent occuper. L’objectif affiché est de ne laisser aucune marge de manœuvre aux négociations salariales entre employeurs et employés, aucune latitude en matière de différentiation des rémunérations en fonction par exemple des compétences avérées des uns et des autres, de leur contribution productive nécessairement inégale etc.

Sans entrer dans l’étude détaillée de la loi portant SGT, nous nous proposons de ne traiter dans la sous-section qui suit que de la question des rémunérations de la force de travail pour montrer l’inanité de l’approche en termes univoques de la nature du procès de travail industriel en Algérie.

Notes
587.

L’Ere du Capital, op. cit. p 229 et suiv.

588.

Annuaire de l’Afrique du nord, 1962, p 701.

589.

Charte d’Alger, éditée par la Commission Centrale d’Orientation du FLN, Imprimerie An-nasr, Constantine (date non indiquée).

590.

Organisation Révolutionnaire du Peuple.

591.

Journal Officiel de la République Algérienne du 13 décembre 1971.

592.

On a pu noter la similarité de l’organisation de l’industrie avec celle de l’armée. Voir à ce sujet l’ouvrage cité de JP. de Gaudemar Lordre et la production.

593.

« Il est abandonné aux mains d’une couche de spécialistes qui font rapidement figure de technocrates » écrit R. Malek dans Tradition et révolution, le véritable enjeu, Ed. Bouchène, 1991, p 147.

594.

La gestion socialiste des entreprises depuis le début de son application, essai de bilan, Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques (RASJEP), n° 4, décembre 1983 p 255.

595.

Id. p 256.

596.

Notons que l’auteur oublie que la charte de l’organisation socialiste des entreprises est l’œuvre du gouvernement et non du parti et qu’il n’est donc pas si étrange en soi que le même gouvernement en contrôle l’application. Il ne faut pas omettre toutefois que, comme toute instance, le gouvernement est traversé de courants contraires et que si certains parmi ses membres sont entièrement acquis à l’idée de la GSE, d’autres ne le sont que du bout des lèvres, n’osant exprimer leur différence de point de vue devant le charismatique président du Conseil de la Révolution, Conseil dont ils sont membres pour la plupart.

597.

Le terme de capital pose en réalité problème parce qu’il n’est pas la cristallisation d’un rapport social. La réforme du système comptable algérien en 1975 a d’ailleurs évacué cette notion pour la remplacer par celle de Fonds social, expression plus neutre socialement parlant.

598.

Op. cit. p147.

599.

Le concept de bloc historique est dû à Gramsci qui le définit comme « l’ensemble complexe, contradictoire et discordant de la superstructure[en tant que] reflet de l’ensemble des rapports sociaux de production » in Les Cahiers, cité par M.A. Macciocchi, Pour Gramsci, Ed. du Seuil, 1975, p 162. C’est moins le sens originel de cette expression qui est visé ici (puisque la technocratie n’a pas encore une histoire en Algérie) que son sens virtuel : dirigeants politiques et technocrates allaient être les protagonistes de l’histoire de l’Algérie en train de se faire, notamment de l’histoire de l’industrialisation.

600.

Op. cité p 298.

601.

Id. p 298.

602.

C’est nous qui soulignons.

603.

Grève et société en Algérie, 1969-1985, Revue du CREAD n° 6, 2e trimestre 1986, p 86.

604.

Id. p 86.

605.

A partir de 1981, le secteur public totalise tout à la fois plus de grèves et plus de grévistes que le secteur privé mais la période qui s’ouvre avec le début des années 1980 ne sera étudiée que dans le chapitre neuvième ci-après.

606.

La rue, le prolétaire et l’atelier dans l’Algérie d’aujourd’hui, in Le mouvement ouvrier maghrébin, Ed. CNRS/ CRESM 1985, p 150, cité par S. Chikhi , op. cité p 102.

607.

Nous faisons allusion ici à une étude, remarquablement argumentée au demeurant, publiée par le premier responsable de l’appareil du Parti du FLN sous l’intitulé « Contradictions de classes et contradictions au sein des masses » dans laquelle l’auteur tente de justifier sinon l’absence de contradictions de classes en Algérie, du moins leur caractère secondaire ou à tout le moins non antagonique. Cf. Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques (RASJEP), n° 4, décembre 1970, p 1061 et suiv.

608.

Cette loi ne s’applique pas aux personnes travaillant pour leur propre compte mais elle inclut certaines dispositions concernant les travailleurs des entreprises privées.