Chapitre septième : Une libéralisation sur fond d’échec du projet industriel.

Dans les chapitres précédents, nous avons tenté de mettre au jour les causes de l’inefficience du système productif algérien et partant de l’échec de la stratégie algérienne de développement. Un faisceau d’éléments ont concouru à rendre le dit système non performant si tant est qu’on puisse en dire qu’il reste toujours opérant. Ces éléments ont tous un lien avec, soit la non maîtrise du principe de composition, soit l’exogénéité de la source de financement du procès d’accumulation. Aussi bien, malgré l’existence d’une réelle volonté de modernisation du pays qui se traduisait dans la mise au point et la conduite d’une stratégie d’industrialisation accélérée ; malgré aussi la prise en mains énergique de cette œuvre par un pouvoir central pénétré de la grandeur de sa mission et en tirant gloire et légitimité à la fois, le projet consistant à sortir le pays du sous-développement et à l’élever au rang de nation industrielle a fait long feu. D’Etat imbu de sa raison d’être au point de discréditer toute force politique d’opposition au pouvoir en place 620 , l’Etat algérien s’est enfoncé dans la lie de sa propre déliquescence au point d’avoir failli succomber aux assauts répétés de la déferlante islamiste dont le projet politique était rien moins que d’instaurer un Etat théocratique.

Cette lente mais inexorable descente aux enfers avait commencé dès le milieu des années 1980, lorsque l’Etat consensuel de la décennie antérieure se vit mis en cause par ceux-là mêmes qui en détenaient les rennes, à la faveur de l’amenuisement des revenus en devises du pays dû à la crise pétrolière de 1986. Alors que, sans qu’on parle encore ouvertement de libéralisation, s’ouvrait une ère d’accaparement des biens de l’Etat (notamment immobiliers) 621 , de dilapidation des deniers publics, de détournements et de prévarication en tous genres 622 , des voix implicitement autorisées 623 s’élevaient pour dénoncer les largesses de l’Etat-providence à l’endroit des travailleurs et des couches les plus démunies de la population. On parla d’Etat-vache à lait pour stigmatiser la politique des subventions qui se traduisait dans le soutien des prix des produits de première nécessité sans faire remarquer ce qu’il y avait de pervers dans cette politique 624 . Puis les événements se sont accélérés pour aboutir aux émeutes d’octobre 1988, préludant à ce que nous avons appelé ailleurs 625 le point de rupture de la relation ambivalente, de type freudien, qui liait les jeunes à l’Etat. Il ne fut plus désormais possible à l’Etat de regagner la confiance dont il fut investi de la part de la majorité de la population qui a vu ses conditions de vie aller se dégradant. Malgré les réformes, (ou peut-être faudrait-il dire à cause d’elles ?), l’économie s’enfonça dans un profond marasme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il aggrava la défiance des gens envers l’Etat qui continuait de se présenter comme cet entrepreneur général auquel D. Liabes déniait le pouvoir de créer une « socialité originale ayant prise sur le mouvement des marchandises » 626 .

Le présent chapitre est consacré à l’étude des réformes économiques et à leurs effets sur le système productif. On cherchera à vérifier l’hypothèse selon laquelle celui-ci a pâti de celles-là plutôt qu’il n’en a tiré avantage. Si tel a été le cas, ce n’est pas tant pourtant parce que les réformes s’inscrivaient dans le mouvement général de libéralisation qui a gagné en une décennie presque tous les pays de la planète (à commencer par les pays à régime socialiste et à économie planifiée), mais parce qu’elles sont systématiquement restées à mi-chemin de leur objectif en raison de ce que les pouvoirs publics ne se sont jamais décidés à renoncer à la régulation étatique de l’économie qu’implique le fait de disposer de la rente pétrolière comme principale source de revenus et unique fonds d’investissement en devises du pays. Il est vrai que, de leur côté, les opérateurs économiques publics ou privés, habitués qu’ils étaient à agir dans ce cadre et ayant acquis les réflexes et les attitudes de bureaucrates, ne se sont jamais vraiment mis en question, préférant à la prise de risque inhérent à toute activité économique en régime d’économie de marché, le confort douillet de leur adossement à la rente pétrolière que leur permettait le système d’économie administrée.

Comme dans les chapitres sixième et septième ci-avant, le principal problème étudié dans le présent chapitre a un lien direct avec la problématique générale de la présente recherche. Il a trait aux rapports de travail à l’œuvre dans le système économique tel que reconfiguré par les réformes. On cherchera à savoir en particulier si les réformes ont modifié en quoi que ce soit le système de rapports existants en matière de mise au travail des producteurs ; autrement dit si elles ont été en mesure d’instaurer un véritable rapport salarial, avec ce que cela implique de transition à une économie de production de surplus accumulable. Comme nous le verrons, il n’y a pas que les rapports de travail existants (dont nous avons étudié les déterminants politiques et idéologiques) qui sont ainsi mis en cause mais aussi le rapport au travail, concept qui recouvre en le débordant ce que J. Kornaï appelle l’identification au travail 627 .

Ce problème ne pourra être exposé dans toute ses dimensions sans que ne soient retracées au préalable les vicissitudes de la transition en cours à l’économie de marché, transition dont on peut situer les balbutiements dans la première réforme de structures connue sous la dénomination de restructuration organique et financière des entreprises publiques (1980), et dont l’issue est encore incertaine au vu des difficultés rencontrées par les autorités dans la mise en œuvre du volet principal du programme d’ajustement structurel : nous voulons parler de la privatisation des entreprises publiques. Ces difficultés ne sont pas de l’ordre du technique mais de l’ordre du politique. Aussi consacrerons-nous la première section du présent chapitre à dresser un tableau succinct des réformes en cherchant à remonter aux causes de leur échec comme tentatives de libéralisation économique 628 avant d’aborder l’étude des rapports de travail dans la section 7.2 ci-après.

Notes
620.

On prête à M. Boudiaf, futur président du Haut Comité d’Etat assassiné à Annaba en juin 1992, la décision d’avoir dissous le parti de la révolution socialiste (PRS) qu’il a fondé, à la suite des émouvantes obsèques du défunt président H. Boumédiène dont la mort a suscité tristesse et communion populaire dans un élan de spontanéité jamais égalé.

621.

A la faveur de la loi de février 1981, la plupart des villas coloniales ont été cédées à leurs occupants à des prix dérisoires, à peine plus élevés que ceux déterminés sur la même base pour les appartements HLM vendus eux aussi à leurs occupants. Les plus grands bénéficiaires de ces ventes ont été les dignitaires du régime qui se sont accaparé des demeures les plus cossues et des terrains attenants, demeures et terrains qui allaient s’avérer être source de rentes colossales lorsque se constitua le marché immobilier dans les années 1990.

622.

Il n’y a pas jusqu’au fils du président de la république des années 1980 qui n’ait été impliqué dans une gigantesque affaire de détournement au préjudice de l’une des banques publiques les plus prestigieuses (la BNA).

623.

L’hebdomadaire Algérie Actualité (dont le directeur se faisait passer pour un intime du président de la république) se faisait l’écho des autorités politiques enclines à entrer dans la libéralisation sans trouver encore la voie la plus indiquée pour ce faire. C’est le ministre du commerce de l’époque (1986) qui se fit le porte-voix des tenants d’un libéralisme débridé. Il se signala par des articles retentissants parus sous sa signature en faveur de la libéralisation.

624.

Censée aider les populations les plus démunies, elle profita en réalité à tout le monde et en particulier à ceux qui faisaient de la spéculation sur les produits aidés leur principale occupation en ces temps de pénurie.

625.

Les fondements de la violence sociale en Algérie, approche marxo-khaldounienne, in Recherches Internationales, n° 56-57, 1999, p 199 et suiv.

626.

Cf. supra chapitre septième, section 2.

627.

J. Kornaï, Socialisme et économie de la pénurie, Ed. Economica, 1984, p 62. Par rapport au travail nous n’entendons pas, comme c’est le cas chez cet auteur la seule la motivation mais aussi, et plus fondamentalement, les dispositions psychosociologiques qui déterminent l’attitude à l’égard du travail et l’aperception qu’on se fait du travail comme valeur sociale.

628.

Nous laisserons de côté, pour l’aborder au chapitre suivant où il sera question aussi de ses effets sociaux, le programme d’ajustement structurel dont nous ne traiterons que des aspects monétaires, les seuls à avoir été réellement mis en œuvre jusqu’à présent.