7.1. L’échec des réformes économiques comme tentative de changement systémique ou de l’impossible renoncement à un mode étatique d’administration économique.

Au milieu des années 1960 et plus encore, au début des années 1970, l’année 1980, horizon temporel de moyen-long terme, augurait, aux yeux des autorités, d’un avenir radieux pour l’Algérie, débarrassée des stigmates de la colonisation et du sous-développement. Elle fut le point de départ de toute une série de réformes économiques et politiques contenant en filigrane, en même temps que la reconnaissance de la crise du système productif en formation, la remise en cause de la stratégie algérienne de développement. Mais si les réformes successives sont bien venues à bout de la stratégie de développement (et plus particulièrement de son noyau dur, l’industrialisation), rendant ainsi définitivement inopérant le système productif algérien, elles n’ont pu ni changer la nature, ni même restreindre le champ d’application du mode étatique d’administration économique si ce n’est de façon périphérique. La raison en est simple : en système d’économie à base de rente, les principes de la centralisation prévalent sur tous autres modes d’organisation et de régulation économiques parce que le problème essentiel – celui de la distribution/redistribution des revenus – présuppose un centre de décision unique, en l’occurrence l’Etat. Aussi l’Etat était-il devenu l’enjeu de luttes implacables entre factions rivales du même régime autoritaire de gouvernement, chacune cherchant à placer aux postes de commande les plus élevés dans la hiérarchie des institutions (ceux dont découlent les décisions les plus à même d’influer sur les modalités de la distribution/redistribution des revenus) les personnes susceptibles de les mieux servir. Ayant épuisé les formes de légitimité qui les maintenaient à la tête de l’Etat (légitimité historique, légitimité révolutionnaire – autant de modalités de validation de l’Etat consensuel dont il a été question dans les pages qui précèdent), il ne restait plus aux tenants du régime autoritaire en place que d’user de la violence nue à l’encontre des nouveaux prétendants au pouvoir qui se profilaient derrière les tenants de l’islamisme politique dont ils ont, faut-il le préciser, favorisé l’éclosion pour faire barrage aux forces de gauche pourtant en pleine crise d’identité en ces moments de reflux du communisme et d’échec de la perestroïka en Union Soviétique. Pour garder toute leur capacité de décision en matière d’allocation des ressources, ils n’avaient d’autre choix que de se présenter comme les garants de la pérennité des institutions contre ceux dont le seul but était précisément de les abattre pour instaurer en leurs lieu et place un Etat théocratique. L’arrêt du processus électoral qui avait donné en décembre 1991 la majorité absolue 629 au parti le plus rétrograde que la société ait jamais enfanté – le Front Islamique du Salut (FIS) – s’inscrivit dans cette logique. Mais il préluda à l’avènement de ce que les Algériens allaient qualifier ultérieurement de décennie sanglante 630 tant furent nombreux les massacres de populations civiles déssaisies au préalable par les autorités des seules armes (fusils de chasse) dont elles aient pu disposer pour leur défense 631 . Ce fut aussi une époque propice à toutes les dérives autoritaires ponctuées d’interrogations lancinantes (relayées par les médias étrangers) sur la responsabilité des pouvoirs publics (et plus spécialement de l’institution militaire, cette grande muette dont on dit en Algérie qu’elle est au cœur du pouvoir réel) dans la perpétration de ces massacres 632 . Des unités de production de nombreuses entreprises publiques autonomes furent brûlées, leurs équipements industriels détruits ou sabotés tandis que les salariés d’autres unités encore furent interdits d’accès à leur lieu de travail par la menace terroriste qui pesait sur eux. L’Etat en était sorti grandement affaibli, presque anéanti alors que les réformes étaient déjà en partie passées de projet à réalité. Il en allait pourtant de la survie même du régime de différer la phase active de leur application le temps de restaurer l’autorité de l’Etat, passablement malmenée par les groupes armés qui opéraient dans tout le pays. Mais les obstacles d’ordre politique n’en étaient pas moins nombreux pour les raisons que nous avons indiquées. Si donc les réformes économiques successives ont intégré la décentralisation dans leurs objectifs, celle-ci s’est heurtée dans son application à toutes sortes d’obstacles de nature politique. Le principe de centralisation restait incontournable. Ce dernier n’opérait d’ailleurs pas uniquement sous la forme impersonnelle que lui imprimait la planification mais aussi sous d’autres formes dont le mode opératoire tenait davantage de rapports personnels que de ce qu’on a appelé dans la première partie de la présente étude la logique tutélaire de régulation : les tenants du régime autoritaire avaient en effet toute latitude pour infléchir dans le sens qu’ils désiraient les décisions de l’Organe Central de Planification 633 . Faut-il voir dans la tragédie des années 1990 au cours de laquelle des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes sont mortes de mort violente, un simple effet mécanique des luttes entre factions rivales autour du (re)partage de la rente comme d’aucuns n’hésitent pas à l’affirmer 634  ? Si cette façon de voir est par trop simpliste, elle n’en traduit pas moins le sentiment général selon lequel le système économique algérien est entièrement structuré par la rente, ce qui donne aux rapports de distribution (qui prévalent sur les rapports de production comme D. Liabes l’avait déjà clairement énoncé en 1986) un contenu immédiatement politique et aux rapports politiques ce je ne sais quoi de licencieux 635 . Aussi bien ne peut-on dédouaner complètement et définitivement le régime autoritaire de gouvernement de la responsabilité morale d’avoir conduit le pays à cet état de déliquescence propice au déchaînement de la violence quoi qu’il ait pu faire par la suite pour l’endiguer. C’est la crise du système productif en formation qui est au cœur de ce processus comme nous allons tenter de le montrer dans le paragraphe qui suit.

Notes
629.

En fait de majorité absolue, le FIS n’avait obtenu que 25% des voix exprimées de l’ensemble de l’électorat. Mais il tira avantage d’un découpage électoral et d’un mode de scrutin au grand dam de l’ancien parti unique – le FLN – qui se les était taillés sur mesure.

630.

La décennie sanglante (1990) a succédé à la décennie noire (1980), ainsi qualifiée par les Algériens pour signifier leur perte d’espoir devant la terrible crise qui avait frappé le pays.

631.

Cette mesure avait été prise pour éviter que les groupes terroristes missent la main sur ces armes dans les descentes punitives qu’ils organisaient contre les villages qui refusaient de leur faire allégeance. De nombreux villageois furent en effet délestés de leurs armes de chasse par ces groupes en mal d’autorité mais la décision prise de les désarmer fut un pis aller. Elle livra à ces groupes des villageois sans défense qui payèrent le tribut du sang.

632.

La question qui revenait comme un leit motiv était la question du « qui tue qui ? », question à laquelle les événement du 11 septembre 2001 ont apporté une réponse sans équivoque.

633.

L’auteur de ces lignes a assisté personnellement et par un pur hasard (1994) à une discussion téléphonique entre un haut responsable du Conseil National de la Planification (CNP), qui a remplacé dans les années 1990 le Ministère de la Planification et de l’Aménagement du Territoire (MPAT), et un interlocuteur apparemment haut placé lui aussi, discussion dont il ressortait que le CNP devait revoir sa copie en matière des autorisations de dépenses retenues au titre des investissements planifiés inscrits aux programmes dits déconcentrés (investissements dont la réalisation est mise à la charge des collectivités locales mais dont le financement est porté au Budget de l’Etat).

634.

Voir par exemple l’ouvrage déjà cité de B. Hibou.

635.

Certains partis d’opposition, à l’instar du Mouvement Démocratique et Social (MDS), qualifient de système maffieux le système politique algérien et parlent de maffia politico-financière à son sujet.