7.1.1. La crise du système productif, prélude à une réforme qui n’en est pas une.

Dans le titre sixième de la Charte nationale version 1976 636 , la prise en mains par l’Etat des leviers de commande de l’économie était affirmée comme allant de soi dans le cadre de la politique socialiste de développement. La planification en était le corollaire en tant qu’ « instrument qui permet d’organiser l’action pour réaliser les objectifs du socialisme » 637 . Le même document énonce que : « l’idée et la pratique de la planification s’imposent 638 aussi bien au niveau des administrations centrales qu’à l’échelon des collectivités locales, des communes en particulier, et des entreprises jusqu’au degré de l’unité » 639 . Elle a donc un caractère impératif prononcé et englobe toutes les sphères d’activité (économique, sociale et culturelle) qui sont soumises aux orientations du pouvoir politique.

S’il est question de décentralisation dans la Charte nationale version 1976, celle-ci ne concerne en rien le pouvoir de décision même si le document met en garde contre « une centralisation des pouvoirs [susceptible de créer] un système très lourd qui secrète une bureaucratie et annihile tout esprit d’initiative à la base » 640 . Par ailleurs, la décentralisation ne concerne pas l’entreprise mais seulement les institutions administratives (communes, wilayates). Tout au contraire, les sociétés nationales alors en plein essor appliquaient une politique d’intégration verticale censée les soustraire aux aléas des approvisionnements et à d’autres facteurs de retard que connaissaient certains secteurs dans leur développement. Que cet essor se métamorphosât en une croissance difforme selon l’expression de M. Ecrement 641 et qu’il fût la cause de la lente mais implacable dégradation de la situation des sociétés nationales, cela n’apparaissait pas encore au grand jour en 1976.

Moins de deux ans après l’adoption de la Charte nationale pourtant, la crise allait frapper au cœur le système d’économie administrée : d’énormes restes à réaliser (RAR) sur les programmes d’investissement planifiés étaient accumulés, obligeant les autorités à reporter de deux ans (1978 et 1979) l’élaboration d’un nouveau plan de développement. Ce fut au cours de ces années que fleurirent les critiques de la stratégie algérienne de développement (cf. supra chapitre cinquième) et – par un de ces hasards impénétrables de l’histoire – ces deux années furent aussi le prélude à une grande incertitude politique : la succession au président H. Boumédiène fut ouverte par son décès à la fin de 1978 alors que, sous l’effet d’une plus grande prise de conscience des problèmes qu’impliquaient l’accès massif à l’instruction et l’accélération de l’urbanisation, de fortes pressions s’exerçaient pour la survenue d’un changement. Quoi qu’en dise W. B. Quandt 642 , le changement n’était pas attendu par la seule classe moyenne qui était, il est vrai, d’autant plus portée à y aspirer qu’elle s’était enrichie ou instruite au cours de la décennie dite de développement comme elle ne l’avait jamais fait auparavant ; les couches les plus pauvres de la population (y compris les travailleurs auxquels la Charte nationale avait donné sinon la conscience de leur condition, du moins l’espoir d’un mieux vivre) ainsi d’ailleurs que les jeunes (qui formaient déjà plus de la moitié de la population), aspiraient à un changement d’un autre genre que celui escompté par la classe moyenne. Les forces politiques d’opposition se situant à droite comme à gauche du FLN manifestaient aussi (encore qu’elles ne fussent nullement autorisées à le faire), leur impatience de voir se réaliser des changements. Il n’y avait pas jusqu’au FLN lui-même qui n’eût connu une vague de dissensions internes entre les tenants d’un régime autoritaire de gauche ou prétendus tels 643 et ceux d’un régime autoritaire de droite, plus en odeur de sainteté auprès du premier magistrat du pays. Aussi n’était-il pas surprenant que, malgré sa promesse solennelle de poursuivre l’œuvre de son illustre mais néanmoins ténébreux prédécesseur, ce dernier, président désigné-élu 644 , dût se résoudre à bouleverser la donne au double plan social et économique.

De fait, le premier plan quinquennal (1980-1984), donna effectivement le ton du changement en réorientant l’allocation des ressources vers les secteurs d’activité jusque-là négligés ou sous-estimés par le planificateur dans les programmes d’investissement des plans antérieurs comme le montre le tableau suivant

De 43,5% du total des autorisations de dépense en 1974-1977, les investissements publics dans l’industrie sont passés à 56,1% en 1978-1979 pour retomber à 38,6% en 1980-1984. La part des hydrocarbures a baissé de presque 50% au cours du plan quinquennal par rapport aux deux années de pause (1978-1979) durant lesquelles l’industrie bénéficia du pourcentage le plus élevé des autorisations de dépenses. En termes absolus cependant, les valeurs ont crû pour tous les postes de dépenses au cours du plan quinquennal et cela est dû au quadruplement de l’enveloppe financière consacrée aux investissements tous secteurs confondus en comparaison du montant de cette dernière en 1974-1977.

Unité : milliards de dinars et %.
Secteurs
Autorisations de dépenses
1974-1977 1978-1979 1980-1984
109 DA % % 109 DA %
Industrie dont
Hydrocarbures
Agriculture, Pêche, Forêt
Hydraulique
Transport
Infrastructures économiques
Habitat
Education-Formation
Infrastructures sociales dont
Santé
Equipements collectifs
Entreprises de réalisation
48
19,50
11,16
4,60
15,50
9,95
14,60
43,5
17,7
11
4,2
14
9
13,3
56,1
29,4
3,3
3,7
2,1
10,2
9
6,6
2
7,9
154,5
63
24,1
23
13
37,9
60
42,2
16,3
7
9,6
20
38,6
15,7
6
5,7
3,3
9,5
15
10,5
4,1
1,7
2,4
5
Autres (+) et double emploi (-) +6,40 +5 -0,9    
TOTAL 110,20 100 100 400,6 100
Source : M. Ecrement, op. cité p 305.

Plus que par le passé, la question des capacités d’absorption de l’économie n’allait pas manquer de se poser à terme compte tenu de ce que le pays n’avait évidemment pas réglé d’un coup de baguette magique le problème crucial de la maîtrise du principe de composition. S’appuyant sur le document du Ministère de la Planification et de l’Aménagement du Territoire (MPAT) publié en mai 1980 sous le titre « Synthèse de bilan économique et social de la décennie 1967-1978 », les nouvelles autorités se sont lancées dans un vaste programme de réformes économiques censées remédier à ce que l’on croyait n’être que des dysfonctionnements de l’économie résultant du gigantisme des entreprises et de leur inefficacité subséquente ; le tout ayant pour causes premières les carences du système de planification 645 . Aussi la réforme de 1980 était-elle centrée sur l’entreprise qu’on a cherché à restructurer sans mettre en cause le principe de la régulation étatique de l’économie dont la planification était pour ainsi dire le modus operandi.

Notes
636.

Celle-ci a été révisée en 1986.

637.

Titre du paragraphe 1 de la section IV du titre sixième.

638.

C’est nous qui soulignons.

639.

Id. p 141.

640.

Id. p 59.

641.

Op. cité p 273.

642.

Celui-ci écrit en effet : « Une classe moyenne d’un certain type commençait à se dessiner, et avec elle, des attentes grandissantes concernant une plus grande libéralisation politique », Société et pouvoir en Algérie, la décennie des ruptures, Casbah éditions, 1999, p 49.

643.

On appellera ainsi les personnalités en vue du Parti FLN et du gouvernement qui faisaient dans le populisme marxisant. Curieusement, certains d’entre eux se sont retrouvés ultérieurement sur les mêmes positions politico-idéologiques que les islamistes radicaux, pourfendeurs des démocrates laïcs. Pourquoi et comment ces personnes en sont venues à virer leur cuti, la question ne semble pas avoir de réponse claire si ce n’est que les uns et les autres partagent la même idéologie populiste dont on a indiqué les origines paysannes dans les pages qui précèdent.

644.

Nous disons désigné-élu parce qu’il fut le candidat unique à la présidence de la République choisi par le Parti pour, ensuite, être plébiscité par le peuple.

645.

Le projet de plan quinquennal 1980-1984, après avoir mis en cause le système de planification dans l’apparition des déséquilibres et tensions qui ont découlé du caractère volontariste du développement industriel de la décennie antérieure (page 371 et suivantes), énonce dans son titre V consacré à l’organisation de l’économie : « Face à la complexité et à la diversité des actions à mettre en œuvre et aux exigences d’efficacité qu’implique la prochaine étape de notre développement, le renforcement de la planification nationale apparaît comme un impératif majeur du plan quinquennal » (page 491).