7.1.3. L’autonomie des entreprises publiques : une réforme à mi-chemin des changements systémiques annoncés.

L’autonomie des entreprises publiques est le cœur des réformes économiques mises en œuvre à partir de 1988. Leur élaboration a nécessité deux années de réflexion à un groupe d’économistes coordonné par le chef de cabinet du président de la République, futur chef du gouvernement dit des réformateurs (septembre 1989 - juin 1991) dont feront partie la plupart des experts ayant travaillé sous ses ordres à l’élaboration des réformes. Celui-ci ne s’est pas fait faute, pour rallier à sa cause les responsables de l’Administration et des entreprises publiques, de procéder à une véritable épuration de l’encadrement de ces deux types d’institutions en mettant en retraite d’office ou en congé spécial illimité leurs principaux cadres dirigeants pour les remplacer par des hommes qui lui étaient acquis, ayant été pour la plupart cooptés par ses collaborateurs sur des bases clientélistes 677 . Ceci est particulièrement vrai des membres des Conseils d’Administration des entreprises et des Fonds de participation dont il sera question plus loin. Le résultat a été que, en un laps de temps record, une véritable caste s’est formée, portée à tourner les réformes à l’avantage exclusif de ses membres. Le plus souvent ceux-ci étaient insoucieux de leur mission originelle consistant à redresser la situation des entreprises publiques et à les amener à dégager un surplus domestique accumulable. Tout ceci n’a été rendu possible que parce que les réformes contenaient des ambiguïtés dont il nous faudra bien dire quelques mots ici. Auparavant, revenons au sujet qui nous occupe, l’autonomie des entreprises, pour en indiquer les principales caractéristiques.

Dans son principe, l’autonomie des entreprises publiques consistait à opérer une distinction entre deux types de pouvoirs jusque-là exercés par des instances séparées, certes, mais relevant de la même autorité : le pouvoir de décision et le pouvoir de gestion. Ces instances sont les entreprises et les ministères techniques. Aux unes étaient dévolues les attributions liées aux fonctions de production et de commercialisation 678 , aux autres les attributions liées à un certain pouvoir de décision (les ministères formant des organes du pouvoir d’Etat). Mais ni les unes, ni les autres ne jouissaient de la plénitude des droits attachés à leurs attributions respectives dans la mesure où entreprises et ministères n’apparaissaient que comme de simples relais du pouvoir central dont ils ne faisaient qu’exécuter les ordres ou, du moins, auquel ils devaient rendre compte de leurs actes de gestion. Une organisation hiérarchique était ainsi mise en place allant de l’unité de production (échelon inférieur) à la présidence de la République (échelon supérieur) en passant par l’entreprise et le ministère (échelons intermédiaires) rendant difficile sinon la prise de décision, du moins son exécution.

D’aucuns ont mis en cause ce type d’organisation dans leur analyse de l’inefficacité du système économique algérien tendant ainsi à justifier après coup les réformes engagées 679 . Dans cette mise en cause, le mode de gestion des entreprises publiques, qui était d’abord apparu comme le point de fixation de toutes les critiques, a ensuite été considéré comme la conséquence de la confusion des deux types de pouvoir dont on a parlé, focalisant ainsi l’attention sur la nécessité de leur séparation dans la nouvelle configuration du système économique sans mettre en cause l’existence du secteur public. Bien qu’ayant été adoptée après la promulgation des principales lois portant réformes économiques, la Constitution de 1989 a consacré cette séparation en faisant de l’Etat une entité bicéphale, devant d’un côté veiller au respect des principes du droit et se préoccuper de promouvoir l’intérêt général, devenant, de l’autre côté, un sujet de droit et à ce titre pouvant lui-même être propriétaire d’actifs comme n’importe quel autre personne morale de droit privé. L’article 17 de la nouvelle constitution, d’inspiration libérale 680 , réduit considérablement en conséquence la propriété de l’Etat en énumérant restrictivement les domaines d’activités relevant de la compétence exclusive des pouvoirs publics, ce qui revenait à renvoyer implicitement dans le domaine privé des pans entiers de ce qui constituait jusqu’alors le secteur public. Mais ce n’était là en vérité qu’une pétition de principe : il ne s’agissait pas tant en effet de privatiser les entreprises publiques existantes, qui constituaient l’ossature du système productif en formation, que d’ouvrir de nouveaux champs à l’investissement privé, confiné jusqu’alors dans des créneaux d’activité certes porteurs mais peu propices à l’accumulation du capital sur des bases autres que spéculatives 681 . Il reste que, la réforme ayant pour objectif primordial d’instituer un mode de gestion des entreprises publiques et un mode de régulation macroéconomique plus conformes à la nouvelle philosophie politique, celle que la constitution de 1989 allait justement consacrer, la problématique des relations Etat-Entreprises publiques constituait le souci majeur du législateur confronté à un double référent idéologico-politique : bien que propriété de l’Etat, les entreprises publiques économiques ne doivent plus, à l’évidence, faire encore partie de ce qu’on appelle en régime libéral d’économie de marché le domaine public, c’est-à-dire le patrimoine commun des personnes formant la collectivité nationale, réputé inaliénable et insaisissable. Mais elles n’en étaient pas moins pour l’heure propriété de l’Etat, ce pourquoi d’ailleurs elles ne disposaient d’aucun statut particulier.

La solution à ce problème a consisté à verser dans le domaine privé de l’Etat toutes les entreprises publiques éligibles à l’autonomie, ce qui allait les transformer en principe en sujets de droit au même titre que n’importe quelle autre personne morale de droit privé. Pour ce faire, force était de conférer à l’entreprise un statut, ce que le législateur a fait en érigeant l’entreprise publique économique (EPE) en société par actions (SPA). Mais, et ce n’est pas la moindre des contradictions, son capital étant entièrement souscrit par l’Etat, il ne pouvait faire l’objet d’aucune transaction si ce n’est dans le cadre des institutions détentrices de parts de capital de ces nouvelles entités économiques, créées en la forme de société fiduciaires publiques – les Fonds de participation – « administrés par un Conseil d’Administration dont les membres, au nombre de cinq à neuf (5 à 9), sont désignés par le gouvernement pour une période de cinq (5) ans renouvelable » 682 . Est-ce pour s’être rendu compte de cette contradiction que le législateur a cherché à contourner les difficultés qu’elle n’allait pas manquer de dresser devant la mise en œuvre de la réforme ? Toujours est-il que les lois de 1988 font une référence explicite au droit commercial (qui, même au plus fort de l’économie administrée, restait d’inspiration libérale) comme cadre juridique de règlement des conflits de toutes natures. Cependant cette référence semble bien n’être qu’une clause de style dans la mesure où :

En conséquence, et quoi que puisse laisser croire les autres dispositions des lois de janvier 1988, l’entreprise publique économique réputée autonome, ne jouit en réalité que d’une autonomie formelle, l’essentiel des décisions la concernant étant pris aux échelons supérieurs de la nouvelle organisation économique – les Fonds de participation et le gouvernement (dont, il faut le souligner, les principaux membres constituaient le Comité de gestion des participations de l’Etat, c’est-à-dire en fait le Conseil d’Administration Suprême des Fonds de participation). Faut-il ajouter à cela que, les membres des Conseils d’Administration des entreprises elles-mêmes étant pour la plupart cooptés, ils se trouvent en situation de dépendance morale vis-à-vis de ceux – membres de Conseils d’Administration des Fonds de Participation ou Hauts Fonctionnaires de ministères pour ne rien dire des ministres qui ont aussi leurs protégés – qui les ont placés là pour les servir dans leur stratégie de pouvoir , faisant ainsi partie de bonne grâce ou à leur insu de ce que nous avons appelé plus haut la caste des dirigeants dont le chef suprême est le chef du gouvernement en personne 685 .

Pour revenir aux relations Etat-Entreprise 686 , il convient d’indiquer que, bien que réputée commerçante et soumise de ce fait au droit commercial, l’entreprise reste rattachée à l’Etat, en raison du caractère public de son capital, par toute une série de dispositions réglementaires formant les nouveaux systèmes de planification, de régulation et de contrôle édictées par les lois n° 88-01 et 88-02 de janvier 1988. Ainsi l’entreprise est-elle tenue d’élaborer un plan à moyen terme dénommé PMTE (Plan à Moyen Terme de l’Entreprise) qui doit s’inscrire dans la plan national définissant les objectifs stratégiques à long terme ; ceux-ci étant déterminés sur la base des perspectives d’évolution des principaux agrégats économiques. Les PMTE sont ainsi directement liés au plan national qui définit les priorités auxquelles ils doivent se conformer dans le cadre du développement sectoriel. Un comité de coordination sectorielle est prévu à l’effet d’assurer la surveillance stratégique des activités de l’entreprise. Ce comité a le pouvoir :

Sur un plan plus global, le nouveau système de planification, qui se définit comme un mode paramétrique de régulation économique, reste pourtant à un niveau de généralité tel que sa mise en œuvre est rendue particulièrement difficile. En pratique, ni le plan national (supposé être un plan à moyen terme), ni les plans à moyen terme des entreprises (PMTE), n’ont vu le jour et le contrôle sur les entreprises (considérablement allégé au demeurant par les lois de janvier 1988) a purement et simplement disparu dans les faits pour laisser place à « l’audit interne » effectué a posteriori et ne donnant lieu à aucune sanction de la part des autorités publiques. En réalité, la situation de l’entreprise publique économique était à tel point dégradée que la mise en œuvre de la réforme de 1988 a nécessité un assainissement financier qui, pour n’avoir pas donné les résultats escomptés, a dû être effectué à plusieurs reprises pour les mêmes entreprises de façon à les maintenir en activité. C’est à cette question de l’assainissement financier des EPE qu’il convient de consacrer à présent quelques développements tant elle a déterminé l’évolution ultérieure de la situation économique globale dont on sait qu’elle a obligé les autorités à recourir à l’adoption d’un programme d’ajustement structurel aux effets sociaux désastreux comme nous aurons à le montrer dans le chapitre huitième de la présente étude.

La situation statutaire des entreprises publiques algériennes n’a pas changé de façon instantanée avec les réformes de 1988. Toutes les entreprises ne sont pas devenues autonomes du jour au lendemain. Le passage à l’autonomie a nécessité l’étude au cas par cas de la situation des entreprises. Or cette situation était des plus précaires pour la quasi-totalité des entreprises, ce qui se reflétait dans leurs comptes (résultats déficitaires, accumulation de créances et de dettes), donnant à croire à l’autorité en charge des réformes qu’il suffisait d’un « toilettage » des comptes pour remettre tout en ordre. Passant en revue la situation des entreprises fonction par fonction, le diagnosticdit stratégique présenté dans chaque cas n’aboutit pourtant qu’à des recommandations d’ordre comptable et financier, conformément en cela à la note méthodologique dite note méthodologique n°1 édictée par l’autorité en charge des réformes. Sur la base de deux indicateurs – Actif Net et Fonds de Roulement – cette note préconise de classer les entreprises en quatre catégories ( A, B, C, et D) selon que l’Actif net et le Fonds de roulement sont tous les deux positifs (entreprises de catégorie A), l’un positif et l’autre négatif (entreprises de catégorie B dans le cas où l’Actif net est positif et le Fonds de roulement négatif et de catégorie C dans le cas inverse) ou tous les deux négatifs (entreprises de catégorie D). Si, pour les auteurs de ce document de référence que représentait la note méthodologique n° 1, les entreprises classées dans la catégorie A sont immédiatement éligibles à l’autonomie, il n’en va pas de même pour les entreprises classées dans les catégories B et C et encore moins de celles classées dans la catégorie D. Ces dernières ne sont tout simplement pas éligibles à l’autonomie tandis que les deux autres nécessitent d’être préalablement assainies. Bien entendu, le système d’économie administrée dans lequel les entreprises publiques avaient évolué jusqu’alors n’ayant pas élevé ces catégories comptables au rang de critères de gestion et le système des prix alors en vigueur ne leur ayant pas permis de se conformer à ces indicateurs, rares étaient les entreprises publiques qui présentaient un Actif net et un Fonds de roulement positifs. Aussi, l’assainissement financier a-t-il concerné la plupart d’entre elles tous secteurs confondus, devenant même la principale préoccupation de l’autorité en charge des réformes et plus généralement de tout l’appareil bureaucratique constitué des directions d’entreprises, des Fonds de participation, ministères techniques et du gouvernement. Quant aux causes autrement plus fondamentales de l’inefficacité productive de ces entreprises référant à la non maîtrise par la société du principe de composition dans ses aspects technologique, organisationnel, éducatif etc., elles sont tout simplement occultées devant ce qui apparaissait comme le dysfonctionnement majeur puisque caractéristique de la quasi-totalité des entreprises. Dès lors les autorités n’ont eu de cesse de s’attaquer à ce problème en procédant à des assainissements répétitifs sans jamais venir à bout des difficultés financières des entreprises passées à l’autonomie. La raison principale de cet état de faits était que, pas plus avant qu’après leur assainissement financier, les entreprises passées à l’autonomie n’ont accédé à cette capacité qui leur faisait défaut de produire par leurs propres moyens un surplus, ce qui n’était que la conséquence de cet autre fait maintes fois signalé dans ces pages, à savoir l’extrême faiblesse du système productif algérien qui n’avait d’ailleurs pas achevé le processus de sa formation. Comme, dans les deux années qui suivirent la mise en œuvre de la réforme dans son volet autonomie des entreprises, d’autres mesures telles la libéralisation des prix (y compris des taux d’intérêts bancaires jusque-là fortement encadrés), l’abolition du monopole d’Etat sur le commerce extérieur etc. qui se sont soldées par une très forte inflation et par la désorganisation complète des circuits de distribution, avaient été prises, les entreprises publiques passées à l’autonomie se sont vu confrontées à des difficultés de trésorerie qui les ont précipitées un peu plus dans la précarité. Voici, à titre d’illustration, la situation d’ensemble des entreprises relevant du Fonds de participation « Industries Diverses » telle qu’elle se présente entre 1990 et 1991 avant et après assainissement financier effectué courant 1990.

Unité : million de DA
 
ACTIF NET
FONDS de ROULEMENT
TRESORERIE
Situation année 1990 avant assainissement
+ 76

- 1.717

- 3.986
Situation année 1990 après assainissement
+ 4.978

+ 2.708

+ 1.586
Situation année 1991 + 604 + 1.512 nd
Source : Fonds de participation Industries Diverses, Rapport général sur la situation actuelle et problématique de la restructuration industrielle des EPE relevant du FPID, novembre 1992.

Ce tableau montre clairement combien la situation financière des entreprises publiques passées à l’autonomie s’est détériorée en une année après avoir été pourtant assainie. En fait d’assainissement, il s’est agi en réalité essentiellement d’un retraitement comptable des bilans des entreprises de la façon dont cela s’était déjà fait entre 1980 et 1983 lors de la restructuration organique et financière des entreprises alors que la réforme de 1988 était censée procéder d’une démarche radicalement différente. Aussi bien ne pouvait-on s’attendre à une sortie de crise des entreprises publiques économiques passées à l’autonomie par le seul fait de leur assainissement financier. Ce sont les banques qui, au demeurant, allaient bénéficier des effets du retraitement comptable des dettes des entreprises, elles qui, dans le système antérieur de gestion des avoirs des entreprises, affichaient une santé financière à toute épreuve. Mais c’était une santé factice.

Comme l’indique en effet un rapport de la Banque d’Algérie 687 , l’encours des crédits aux entreprises qui constituait l’essentiel du portefeuille des créances des banques primaires, était représenté à la fin de 1990 pour 65% par des créances non performantes, ce qu’en termes comptables on appelle les créances douteuses. Celles-ci ont représenté à la même date 85% du montant total des dépôts bancaires, plaçant les banques primaires dans l’obligation de recourir au refinancement de leur portefeuille de créances par la banque d’Algérie pour assurer la continuité de leurs opérations. Selon le même rapport, l’indice d’accroissement annuel des fonds dégagés par la Banque d’Algérie pour le refinancement des banques primaires a été pour 1990 et 1991 de 114 et 112 respectivement, ce qui, selon les termes mêmes de ce rapport, est le signe de l’emballement des agrégats monétaires, circonlocution par laquelle on veut désigner l’inflation.

Nous reviendrons dans la section 7.3 ci-après sur la question du sens et des déterminants de l’inflation dans le contexte particulier des réformes de 1988 ainsi que sur les effets désastreux de ce phénomène sur l’activité des entreprises. Essayons pour l’heure de dresser un bilan, même lacunaire, de l’assainissement financier des entreprises depuis la date de promulgation des lois portant réformes économiques (janvier 1988) jusqu’à 1998, date à laquelle les opérations d’assainissement financier ont pris fin.

Trois types de mesures sont à considérer : la transformation des crédits aux entreprises en prêts à long terme du Trésor, le rachat par ce dernier des découverts bancaires accumulés par les entreprises et l’apport d’argent frais sous forme de dotation en capital ou de résorption de l’Actif net négatif. Pour la période 1991 – 1994 le retraitement comptable des dettes des entreprises sous forme de transformation des crédits bancaires en prêts à long terme du Trésor ou sous forme de rachat par ce dernier des découverts bancaires a porté sur un total de fonds de 118,7 milliards de dinars tandis que l’apport d’argent frais (sous forme de dotation en capital ou de résorption de l’Actif net négatif) ne s’est élevé qu’à 12,4 milliards de dinars 688 . Ces chiffres ne comprennent pas le rachat du découvert bancaire de 22 entreprises nationales de grande taille restées non éligibles à l’autonomie à cette date, soit un montant de 111,2 milliards de dinars, ce qui porte à près de 230 milliards de dinars la somme consacrée par le Trésor au rachat des dettes des entreprises auprès des banques quelle qu’en soit la formule 689 . Par la suite ce chiffre grossira démesurément pour atteindre les 840 milliards de dinars à fin 1998 690 donnant à voir, non pas tant les insuffisances 691 , mais l’ineptie de la politique de retraitement comptable des dettes des entreprises en situation de crise multidimensionnelle du système productif en formation. Au total, et alors que les entreprises de production continuaient de se débattre dans les mêmes problèmes que par le passé en raison de ce qu’elles continuaient de subir (et d’alimenter dans le même temps) les carences du système productif dont elles constituent l’ossature, les banques ont tiré tout le profit possible de la politique d’assainissement financier en transférant au Trésor public l’essentiel de leurs créances irrécouvrables sur les entreprises, ce qui revenait à obtenir du Trésor leur recapitalisation. Le résultat aurait été de créer un véritable gouffre financier dans le compte du Trésor n’était-ce les accords de reprofilage puis de rééchelonnement de la dette extérieure de l’Algérie qui a considérablement allégé la facture des dépenses publiques au titre du remboursement de la dette extérieure et permis ainsi de maintenir l’équilibre Ressources - Emplois dans les finances publiques même durant les années les plus noires de la décennie sanglante que fut la décennie 1990. Quant à la pratique des découverts bancaires, elle n’a pas cessé pour autant puisque, pour 1999, les montants cumulés (toutes entreprises du secteur public confondues) dépassent les 100 milliards de dinars 692 . Il est vrai que les créances s’élevaient à 152 milliards de dinars, ce qui peut laisser penser que les entreprises ne sont pas dans une si mauvaise situation que cela. Mais les difficultés de recouvrement de ces créances sont telles que, pour une bonne proportion, elles peuvent être classées dans la catégorie comptable des créances douteuses et être provisionnées 693 en conséquence. Sur le plan macroéconomique, les effets déstructurants sur les finances publiques de la politique d’assainissement financier des entreprises sont rendus moins visibles par une certaine aisance financière imputable, comme de coutume, à des facteurs extérieurs: bien qu’impliqué dans des opérations de banque très coûteuses pour les finances publiques telles la prise en charge des pertes de change consécutives aux dévaluations successives du dinar ou encore le paiement aux banques du différentiel d’intérêts dû au titre des exercices 1989 et 1990, le Trésor n’en a pas moins réalisé un excédent de ressources sur les emplois qui, pour les années 1992, 1993 et 1994 a été considérable 694 . Mais de tels excédents ne sont nullement un signe de bonne santé de l’économie : ils sont le résultat des dévaluations successives du dinar dont M. Baba-Ahmed dit qu’elles dopent les recettes budgétaires d’origine pétrolière et aussi la conséquence du désengagement officiel ou officieux de l’Etat de l’investissement public 695 . Pour donner un aperçu des conséquences de ce double phénomène, notons que si les dépenses d’équipement de l’Etat dans les activités marchandes et non marchandes sont passées de 41.206 millions en 1990 à 168.673 millions de dinars en 1996 en termes courants, soit une multiplication par 4, en termes constants les sommes en cause sont quasiment identiques (soit 35.645 et 36.657 millions de dinars respectivement 696 ), ce qui correspond aussi au fait que les recettes en dollars provenant des exportations sont, pour ces deux dates, de même grandeur (13.400 et 13.960 millions de dollars respectivement) 697 . Les années 1991 à 1995 ont en revanche été particulièrement difficiles pour le Trésor parce que, les recettes pétrolières ayant baissé, celui-ci n’a pu faire face aux dépenses budgétisées, enregistrant de la sorte un déficit qui, pour être allé en diminuant, n’en a pas moins été considérable : pour l’exercice 1993, le solde global du Trésor a été de - 100 milliards de dinars soit - 8,5% du PIB 698 !

Notes
677.

C’est là un aspect des réformes économiques initiées par M. Hamrouche dont on ne trouvera évidemment nulle trace écrite. L’auteur de ces lignes s’appuie ici sur sa propre connaissance du problème, ayant eu à côtoyer de nombreux cadres dirigeants d’entreprises passées à l’autonomie en sa qualité d’intervenant pour le compte d’organismes chargés de l’élaboration des plans de redressement de ces entreprises. La pratique de la cooptation lui était apparue dans toute sa nudité et ses effets pervers – tels l’incompétence avérée de nombreuses personnes portées par cette voie aux commandes des entreprises publiques, leur souci de se servir des subsides de l’Etat pour se constituer des fortunes personnelles etc. – lui furent à maintes reprises révélées. Il est vrai que de telles pratiques étaient encouragées par l’absence complète de vision de la part du gouvernement de ce qu’étaient les enjeux qu’allaient mobiliser la réforme : il ne s’agissait rien moins en effet que de redistribuer le pouvoir économique attaché aux postes de commandement en système d’économie étatique, avec ce que cela impliquait de mainmise sur la rente.

678.

On devrait plutôt dire de production ou de commercialisation compte tenu de la séparation de ces fonctions opérée par la restructuration organique et financière des entreprises depuis 1980.

679.

S. Goumeziane, ministre du commerce du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche, ancien haut fonctionnaire, dit du système économique algérien antérieur aux réformes que c’est un système de gestion centralisé de rentes et des réformes initiées en 1988 qu’elles inaugurent une transition vers une société productive et démocratique. Voir Le mal algérien, Economie politique d’une transition inachevée 1962-1994, Ed. Fayard, 1994, pp 11 et 19. L’auteur se propose de mener une réflexion sur la question de l’efficacité non pas tant seulement de l’économie – efficacité qu’il ne définit d’ailleurs nulle part dans son ouvrage – mais de la société tout entière, objectif qu’il attribue aux réformes économiques. Mais là où sa mauvaise foi est manifeste, c’est lorsqu’il écrit au sujet du gouvernement dont il a fait partie qu’il « affiche son refus du rééchelonnement et s’engage résolument dans la transition démocratique » (p 122). En réalité le même gouvernement a négocié en catimini avec le FMI un premier rééchelonnement de la dette algérienne. Pour ce qui est de son caractère démocratique, on a vu ci-dessus comment il a placé ses hommes aux principaux postes de responsabilité dans les entreprises publiques, les Fonds de participation et les ministères, renforçant ainsi plutôt qu’il ne desserra le contrôle social exercé sur la société. Cependant S. Goumeziane n’est pas le seul de l’équipe gouvernementale en poste entre septembre 1989 et juin 1991 à chercher à justifier ainsi les réformes par l’instauration de la démocratie fondée sur une économie productive. G. Hidouci, autre ministre du gouvernement des réformateurs fait de même. Dressant le panégyrique du gouvernement dont il faisait partie, il écrit : « Il nous fallait être le grain de sable qui gripperait cette mécanique complexe du pouvoir pour que puisse naître le changement ». Il ajoute plus loin, cachant à peine les vrais desseins de ce gouvernement dont il dit par ailleurs que « la plupart des ministres étaient prisonniers de la subordination aux pouvoirs réels » (p 109) : « Le véritable travail (c’est nous qui soulignons) mobilisait en revanche tout ce que nous pouvions appeler comme ressources autour d’une équipe fortement soudée » (p110). Cf. Algérie, la libération inachevée, Ed. La Découverte, 1995.

680.

L’ancienne constitution, datant de 1976, était en phase avec la Charte Nationale dont l’idéologie affichée était le socialisme.

681.

Situés à l’aval de ceux occupés par les entreprises du secteur public, ils étaient une source de captation de gros bénéfices (en fait des rentes de situation) pour les opérateurs du secteur privé. L’intérêt pour le développement du secteur privé avait donné naissance à un organisme dépendant du Ministère de la Planification et de l’Aménagement du Territoire (MPAT) dénommé OSCIP (Office National pour le Suivi et la Coordination de l’Investissement Privé National) qui a publié en 1986 deux opuscules donnant, l’un, la « liste des produits pouvant être fabriqués en sous-traitance par le secteur privé national », l’autre les « idées de projet proposées au secteur privé national ». Les entreprises donneuses d’ordre sont les entreprises publiques nationales. Cf. Documents OSCIP, octobre 1986.

682.

Loi n° 88-03 du 12 janvier 1988 relative aux Fonds de Participation, titre 2 article 13.

683.

Notamment l’ordonnance n° 75-58 du 26 septembre 1975 et la loi n°84-17 du 07 juillet 1984 relative aux lois de finances.

684.

La loi prévoit aussi des prises de participation croisées entre entreprises publiques économiques mais ce scénario ne s’est réalisé que sous la forme de création de filiales avec des entreprises étrangères.

685.

« A l’exception de l’entreprise capitaliste dirigée par le propriétaire, le chef de toute grande entreprise moderne dépend de celui qui l’y a nommé », J. Kornaï, Socialisme et économie de la pénurie, Ed. Economica, Paris 1984, p 61.

686.

Nous désignerons par Entreprise dans la suite de ce travail l’entreprise publique économique (EPE).

687.

« Déséquilibres financiers, dette publique intérieure et emballement de l’inflation », non daté.

688.

Chiffres cités par M. Baba-Ahmed in L’Algérie, diagnostic d’un non développement, op. cité p 310 -311. L’auteur distingue les entreprises publiques nationales et les entreprises publiques locales dans son analyse mais cette distinction n’a pas d’intérêt particulier si ce n’est que la plupart des entreprises publiques locales ayant bénéficié des mesures d’assainissement ont été purement et simplement dissoutes au cours des années ultérieures.

689.

Transformation en titres participatifs etc.

690.

Tous ces chiffres sont tirés de l’ouvrage précité de M. Baba-Ahmed pp 312-313.

691.

Le terme est de M. Baba-Ahmed. L’auteur a pourtant bien souligné la nécessité d’un redressement industriel de l’entreprise par l’Etat en accompagnement de son assainissement financier (page 314) plutôt que de se contenter de lui porter secours dès qu’elle se trouve en situation de déséquilibre financier, ce qui ne manquait pas de se produire de façon récurrente.

692.

106,077 milliards exactement selon les données recueillies par ECOFIE (Société d’Etudes Economiques, d’Analyse Financière et d’Evaluation Prospective – document datant de décembre 1999).

693.

Le provisonnement des créances douteuses a un effet négatif sur l’équilibre financier des entreprises qui sont déjà fortement déficitaires, les provisions étant considérées comme une charge pour l’exercice au cours duquel elles sont constatées.

694.

Le solde budgétaire a été de 49, milliards de dinars en 1992, de 146,7 en 1993 et de 175,5 en 1994 alors qu’il n’était que de 3 milliards de dinars en 1991. Pour 1995 ce solde est redescendu à 110,2 milliards de dinars ce qui n’est pas négligeable.

695.

Désengagement officiel de la sphère des activités marchandes consacré par le décret 93/57 du 27 février 1993 ; désengagement officieux consécutif aux difficultés d’accès des agents de l’Etat dans certaines régions du pays tenues par les groupes terroristes qui n’ont eu de cesse d’incendier et de détruire les infrastructures sociales et économiques.

696.

Source : Rapports de préparation des budgets d’équipement, Conseil National de la Planification (CNP).

697.

Les chiffres en dinars sont tirés des rapports d’exécution des plans annuels (CNP) et les chiffres en dollars des documents de la Banque d’Algérie.

698.

CNP, op. cité.