7.2.2. Des ambiguïtés persistantes dans le contenu des rapports de travail.

On a déjà fait état de l’ambiguïté des rapports de propriété dans la nouvelle configuration du secteur public industriel en Algérie. Cette ambiguïté n’est pas entièrement levée par le fait qu’une nouvelle législation du travail a été introduite formellement plus favorable à une organisation de la production à même de dégager un surplus accumulable. Par définition, le droit ne recouvre que partiellement les faits ; en régime autoritaire de gouvernement, on l’a vu dans la première partie de la présente étude, les droits de propriété ne correspondent tout simplement pas aux rapports de propriété, rapports réels autrement plus prégnants que ceux que la loi organise, aussi puissante que puisse être l’autorité de ceux qui ont la charge de la faire respecter. S’il se dégage de la nouvelle législation des rapports de travail fortement apparentés au rapport salarial à l’œuvre dans les économies de marché constituées, cela ne modifie pas ipso facto la situation réelle parce que :

Indépendamment même de cette dernière condition, toute la difficulté consiste à passer du travail comme catégorie du politique selon l’expression de D. Liabes 701 au travail comme catégorie de l’économique. Dans un cas, le travailleur collectif, perçu comme faisant partie intégrante de l’Etat (à défaut de se percevoir lui-même comme tel), se trouve pleinement impliqué dans les luttes entre les différents segments du pouvoir au travers de l’unique organisation syndicale – l’UGTA – qui le représente envers et contre sa propre volonté ; dans l’autre cas le même travailleur collectif se définit par la place qu’il occupe dans le procès de production en tant que salarié, accédant à l’expression de soi 702 dans l’opposition à l’autre, l’employeur, fût-il le représentant attitré de l’Etat. Ce que M.N.E. Koriche 703 appelle l’autonomie normative des partenaires sociaux passait donc par une double rupture :

Cela revenait à instituer un nouveau rapport salarial qui autoriserait la production d’un surplus accumulable et plus largement à créer un véritable marché du travail avec ce que cela présuppose de conformation de ce marché aux conditions sociotechniques de la production et à leur évolution. L’enjeu est rien moins que de rétablir la fonction de production dans son rôle et, ce faisant, de lui conférer une certaine efficacité productive. Nonobstant toutes les autres formes que pouvait revêtir l’inefficacité qui caractérisait jusque-là la fonction de production dans les entreprises publiques industrielles en Algérie, la question des sureffectifs apparaissait – et était en effet – de première importance non pas tant d’ailleurs seulement à cause de ce qu’elle alourdissait considérablement le poste de charge « Frais de personnel » du compte de résultats dans chaque entreprise, mais aussi et surtout à cause de ses effets déstructurants sur le procès de production.

Aussi a-t-on cherché tout au long de la décennie 1990 sinon à régler le problème des sureffectifs, du moins à en réduire substantiellement l’impact sur l’efficacité productive des EPE. Parmi les mesures adoptées dans cette perspective, citons :

Certaines de ces mesures (telle la dépermanisation des personnels, les départs volontaires) ne sont pas prévues par la loi de 1990 régissant les relations de travail et ont eu des effets pervers qui, pour être prévisibles, n’en ont pas moins été inattendus dans leur ampleur si l’on en croit certains chefs d’entreprises 704 . Exemple d’effet pervers : les travailleurs les plus expérimentés qui, parce qu’ils l’ont désiré (départ volontaire) ou parce qu’ayant cumulé le nombre d’années de travail et ayant atteint l’âge leur ouvrant droit au bénéfice de la retraite anticipée sont les premiers à quitter leur emploi laissant ainsi un vide dans le procès de production que peuvent difficilement combler d’autres travailleurs 705 . Aux dires de certains salariés victimes des mesures de licenciement ou dépermanisation, les employeurs profitent de l’application de ces décisions dans leurs entreprises pour les remplacer par des personnes qui leur sont apparentées ou qui leur sont recommandées 706 .

Quoi qu’il en soit, c’est dans le secteur de l’industrie que les départs volontaires ont eu le plus d’impact si l’on se fie au rapport susmentionné du CNES. Selon ce rapport, près de 42.000 salariés ont opté pour cette formule entre 1993 et 1997 dont 23.650 durant la seule année 1997. Sur ces 23.650 salariés, 18.707 sont des employés d’entreprises industrielles. Quant aux autres mesures telles les compressions d’effectifs, la mise à la retraite anticipée, le bilan de leur application sur trois ans (1995-1997) est éloquent : 164.283 salariés ont été concernés tous secteurs d’activité confondus. Cette fois, c’est le BTPH qui vient en tête (avec 99.060 salariés victimes de la compression ou de la mise à la retraite anticipée) devant le secteur des services (33.795) et l’industrie (28.593). Ces chiffres n’ont certes qu’une valeur indicative tant qu’on ne les rapporte pas au nombre d’emplois préservés et au nombre d’emplois créés pendant la période, ce que nous tenterons de faire dans la sous-section 7.2.3 ci-après. Mais on doit noter tout de même que, quelque critiques qu’aient été les développements précédents relatifs au système productif algérien et plus particulièrement à son noyau dur – l’industrie – il reste que, parce qu’organisées selon un mode opératoire fortement apparenté au fordisme qui ne s’embarrasse pas de sureffectifs, les entreprises publiques industrielles ont mieux résisté que les entreprises d’autres secteurs (tel le BTPH) aux effets de la crise sur l’emploi.

Mais la crise n’en a pas fini de produire des effets dommageables sur la situation des salariés et sur leur motivation au travail. Comme le note le rapport susmentionné du CNES, « en l’absence de voie royale ou de modèle indiscutable à suivre, il semble bien que, tout au long du processus de transition à l’économie de marché, les pouvoirs publics et les partenaires économiques et sociaux ne soient interpellés par un véritable défi : celui de procéder de façon pragmatique à la mise en œuvre d’une politique salariale qui, chaque fois que possible, tend à prendre en compte la nécessité d’atténuer la dégradation du pouvoir d’achat des salariés mais s’engage également à rétablir les échelles de valeur et de rémunération de façon à réhabiliter la motivation des personnels qualifiés et de l’encadrement » 707 . Les mesures prises à cet effet ont-elles été la hauteur du défi ? Voire ! Parmi ces mesures, signalons :

Dès 1993 ces mesures ont été expérimentées dans certaines entreprises publiques économiques en butte à une baisse drastique d’activité alors qu’ailleurs, dans d’autres entreprises, des hésitations et une prudence excessive étaient de mise tant les partenaires sociaux étaient peu enclins à « sortir du système statutaire antérieur dans lequel ils ont été longtemps enfermés » 708 .

Est-ce pour cette raison que des négociations bipartites (Gouvernement-UGTA) ou tripartites (Gouvernement-UGTA-Patronat), ont pris le relais des concertations entre partenaires sociaux ? Ou est-ce parce que l’application des nouvelles lois régissant les relations de travail nécessitait un traitement plus global des problèmes qu’elles soulevaient en période de crise économique prolongée que l’adoption d’un programme d’ajustement structurel n’a pas pu juguler ? Toujours est-il que de telles négociations ont fini par devenir une tradition, encore qu’elles ne fussent organisées qu’à des moments de grande tension sociale. Par la force des choses, leur ordre du jour a englobé les questions les plus diverses ayant ou non un lien avec les relations de travail mais dictées par la situation économique, sociale et même politique du pays. Ces réunions ont revêtu l’aspect de grand ‘messes politiques tendant à prouver l’existence d’une véritable collusion entre le principal syndicat des travailleurs – l’UGTA – devenu une force politique de premier plan et le gouvernement, comme aux plus beaux jours du parti et du syndicat uniques 709 . Quant aux mesures concrètes touchant aux rapports de travail, elles se résument en des augmentations sporadiques des rémunérations de base (salaire minimum d’activité, salaire national minimum garanti) et des allocations familiales et en un abattement exceptionnel de l’impôt sur le revenu global (IRG) pour ce qui est de l’aspect monétaire de la relation de travail ; en la réduction de la durée légale hebdomadaire de travail (ramenée de 44 à 40 heures) et en la diminution de la durée de cotisation pour bénéficier de la retraite complète (ramenée de 40 à 32 ans d’activité) pour ce qui est de l’aspect non monétaire de la même relation de travail. L’effet de toutes ces mesures a-t-il été positif en terme d’efficacité productive, c’est une question que nous examinerons dans la section 7.3 ci-après. Ajoutons seulement, pour conclure sur la question de l’ambiguïté du nouveau rapport salarial, que, malgré le nombre d’accords conclus en forme de conventions collectives (près de 7000 à fin 1998 pour un effectif total tous secteurs d’activité confondus de 616.000 salariés selon un rapport de l’Inspection Générale du Travail dépendant du Ministère du travail et de la protection sociale), les innovations par rapport aux dispositions du SGT ont été peu nombreuses, les pesanteurs sociologiques prenant souvent le dessus sur l’esprit d’entreprise que confèrent en principe aux employeurs publics les nouvelles lois régissant les relations de travail. Le rapport ne désespère cependant pas de voir se mettre « doucement mais sûrement » en place une nouvelle culture en la matière.

Du côté des salariés en revanche, l’assimilation, à leur corps défendant, des nouvelles réalités socioéconomiques, se traduit par le recours persistant à la grève en dépit des menaces que fait peser sur eux le climat d’insécurité générale qui a prévalu pendant toute la décennie 1990. Le rapport du CNES d’avril 1998 déjà mentionné indique certes une tendance nette à la chute du nombre de conflits de travail qui débouchent sur une grève entre 1990 et 1997. Mais la durée moyenne de la grève a augmenté, passant de 6,7 jours en 1995 à 8,4 jours en 1997 710 .

Ce qu’il y a lieu de noter au sujet de la grève dans le secteur public industriel c’est que c’est un acte à fort contenu symbolique, mais d’une symbolique irréductible à la seule dimension sociologique (comme pourrait le suggérer une analyse en termes de catégories socioprofessionnelles par exemple) : elle ressortit à une nouvelle socialité, celle-là même qu’organisent les rapports marchands structurés autour du et par le rapport salarial. En d’autres termes, la grève n’est pas seulement, pour les salariés du secteur public, une modalité de revendication de leurs droits (ou de ce qu’ils considèrent comme tels) mais aussi une manière de dire aux pouvoirs publics, aux représentants de l’Etat-propriétaire qu’ils ne font plus partie d’eux (si tant est qu’ils se soient jamais faits à cette illusion) ; qu’ils ne sont pas de leur monde. D’où le caractère parfois illégal de la grève, son allure sauvage, l’impossibilité pour le syndicat officiel – l’UGTA – de l’encadrer et de la canaliser. De ce point de vue, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la grève ouvrière qui semble faire obstacle, par son contenu revendicatif, à la production d’un surplus accumulable, favorise, par son contenu sociétal, l’instauration d’un rapport salarial plus à même de donner naissance à un tel surplus. Elle oblige les autres acteurs sociaux – employeurs publics inféodés à l’Etat par le fait même qu’ils en obtiennent leur nomination, représentants des pouvoirs publics plus soucieux de gérer politiquement les conflits de travail (c’est-à-dire de les gérer en fonction de la conjoncture) que de les traiter sur le fond – à descendre dans l’arène de l’économie, à engager leur responsabilité.

Notes
701.

Du statut au contrat, vers de nouveaux rapports sociaux, in Revue Algérienne du Travail, n° 21, janvier 1994, p 8.

702.

La formule est de D. Liabes in du statut au contrat, op. cit.

703.

Libéralisme et refonte du droit du travail en Algérie. Vers un renforcement des droits collectifs, in Bulletin du droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2001, p59.

704.

Nous faisons allusion ici à des entretiens que nous avons eus à l’improviste avec eux à l’occasion de visites d’usines effectuées dans un cadre professionnel.

705.

Un rapport du Conseil National Economique et Social (CNES) intitulé « Le système des relations de travail dans le contexte de l’Ajustement structurel » (avril 1998), note au sujet des départs volontaires que cette pratique n’a pas ciblé les travailleurs en « surplus » mais a touché aussi les plus qualifiés et les plus expérimentés , « ce qui peut réduire les performances des entreprises du fait du délestage de ces catégories et engendrer un grand paradoxe : de vouloir préserver l’emploi des conséquences contraires peuvent apparaître », p 52. Notons qu’effectivement, beaucoup de techniciens et d’ingénieurs ont profité de cette décision pour s’installer à leur compte dans des créneaux porteurs tels la réparation et l’entretien des machines et autres appareils électroménagers par exemple.

706.

La presse algérienne non gouvernementale s’est souvent fait l’écho de ces doléances dont on ne peut douter du bien-fondé si on ne perd pas de vue cette caractéristique du système politique algérien (qui a déteint sur le système économique), de fonctionner selon les règles opaques du clientélisme, du clanisme et du népotisme jusques et y compris au sommet de l’Etat : n’a-t-on pas assisté entre deux présidentielles (1995 et 1999) à un déplacement d’est en ouest de l’origine ethno-géographique de la majeure partie du personnel politique qui forme l’entourage immédiat du président de la république ?

707.

Op. cit. p56.

708.

Rapport du Conseil National Economique et Social (CNES) portant sur « Le système des relations de travail dans le contexte de l’Ajustement structurel », avril 1998, p35.

709.

Signalons que la constitution de 1989 a instauré le pluralisme politique et que les lois de janvier 1990 régissant les relations de travail ont institué le pluralisme syndical. Mais, qu’ils aient été reconnus ou non par les autorités, aucun des syndicats autonomes qui ont vu le jour depuis 1990 n’a été invité à participer aux négociations dont il a été question ci-dessus avec le gouvernement et le patronat. Les autorités agissent à leur égard comme s’ils n’existaient pas alors même que, dans bien des cas, ils sont à la pointe du combat sur le terrain syndical. Saisi par le syndicat national des travailleurs de l’Administration Publique (SNAPAP), le BIT vient de saisir les autorités algériennes (avril 2003) pour les rappeler à leurs obligations de respect de la liberté syndicale et de non discrimination.

710.

P 58.