7.3. Des résultats catastrophiques en termes de performances du système productif.

Cette dégradation apparaît clairement à l’examen de l’évolution de l’indice de la production industrielle et du taux d’utilisation des capacités de production installées telle que relatée par les tableaux suivants.

Evolution de l’indice de la production industrielle par branche d’activité.
Evolution de l’indice de la production industrielle par branche d’activité.

Ce tableau montre clairement la chute de l’activité dans toutes les branches d’industrie autres que Energie et Hydrocarbures entre 1990 et 2000. Pour l’ensemble des industries manufacturières, le niveau d’activité en année terminale (2000) est tout juste égal au deux tiers du niveau de l’année de base (1989) dont on peut dire qu’elle est l’année terminale d’une période de crise particulièrement grave. Parmi toutes les branches d’industrie, les ISMME (industries sidérurgiques, métallurgiques, mécaniques et électriques) requièrent un intérêt particulier en ce qu’elles forment le coeur même du système productif. Or leur niveau d’activité est inférieur à celui constaté pour les industries manufacturières : 56,7% seulement du niveau d’activité enregistré en 1989. En 1997, l’indice de la production industrielle pour ce groupe d’industries n’atteignait pas les 47 points en comparaison des 100 points représentant l’année de base, 1989. Quant aux branches de l’industrie légère, elles ont eu un comportement différencié, certaines, tels les textiles-confection, cuirs et chaussures, bois et papier ou encore les industries diverses ont sombré dans le cahot tandis que d’autres, tels les matériaux de construction, chimie et plastique, agroalimentaire et tabacs-allumettes ont pu maintenir leur niveau d’activité de 1989. Dans aucun cas cependant hormis pour les branches Energie et Hydrocarbures, il n’y a eu d’amélioration du niveau d’activité en 2000 par rapport à 1989 ou en n’importe quelle autre année de la période 1990-2000.

Ces constats sont parfaitement corroborés par les chiffres retraçant l’évolution des taux d’utilisation des capacités de production installées (TUC) comme le montre le tableau ci-après. On notera que pour les ISMME, le TUC n’atteint pas le tiers en année terminale (2000) alors qu’il était de 54,3% en 1989. Les industries légères se discriminent, comme précédemment, en industries ayant enregistré les taux d’utilisation des capacités les plus faibles de tout le complexe industriel algérien (Textile-confection, cuirs-chaussures, bois-papier) et en industries ayant enregistré les meilleurs taux (matériaux de construction, agroalimeantaire, chimie-plastique).

Evolution du taux d’utilisation des capacités de production installées par branche d’activité (en %)
  1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
Hydrocarbures 71,9 71,9 77,6 78,5 79,2 73,4 74,1 77,5 89,8 90,2 96,8 98,4
Mines et Carrières 69,5 69,5 64,4 67,6 53,6 53,9 54,7 52,7 48,3 47,8 46,1 47,3
ISMME 54,3 54,3 51,0 46,6 39,9 36,0 37,6 34,0 27,4 30,1 31,4 32,1
Mat. Construction, Céramique, Verre 64,1 64,1 68,4 71,6 62,4 58,5 56,9 59,7 58,8 61,3 57,8 61,9
Chimie, Caoutchouc, Plastique 49,2 49,2 41,8 34,1 35,0 42,8 45,1 39,0 39,4 44,2 49,1 52,2
Agro-alimentaire, Tabacs, Allumettes 77,5 77,5 75,5 70,2 73,1 68,9 65,2 64,3 130,1 73,6 78,9 64,8
Textiles, Bonneterie, Confection 52,0 52,0 49,7 59,6 59,6 53,8 45,3 33,2 34,0 36,3 29,9 26,4
Cuirs et Chaussures 59,0 59,0 47,7 35,7 29,8 45,6 33,9 24,0 23,9 30,4 16,2 15,6
Bois, Liège, Papier, Imprimerie 41,4 41,4 33,2 29,5 36,5 31,7 27,5 21,5 21,4 37,5 36,1 33,3
Source Office National des Statistiques (ONS), série statistiques économiques n°100, décembre 2001.

Quelles conclusions tirer de tous ces chiffres ? La plus importante est sans aucun doute qu’ils lèvent le voile sur la réalité du système productif algérien qu’on peut qualifier en effet, de système productif en déshérence. Les réformes économiques des années 1990 censées lui donner un nouveau souffle après l’échec cuisant de la restructuration organique et financière des entreprises publiques mises en œuvre au début des années 1980, n’ont eu, à ce jour 711 aucun effet positif sur le système productif. Peut-on parler au vu de ces seuls chiffres, de désindustrialisation accélérée ? Sans doute serait-ce abusif, encore qu’on puisse avancer qu’il existe nécessairement un lien entre ces deux phénomènes : la baisse continue de l’indice de la production industrielle et du taux d’utilisation des capacités de production installées et la désindustrialisation.

Celle-ci a un rapport plus direct avec l’évolution comparée de la formation brute de capital fixe (que le système de comptabilité nationale algérien désigne sous la dénomination de Accumulation brute de fonds fixes - ABFF) et des consommations de fonds fixes (CFF). Ces deux agrégats ont évolué comme suit de 1995 à 2000.

Unité : millions de dinars courants
Années 1995 1996 1997 1998 1999 2000
ABFF 541.826 639.447 638.119 728.754 789.798 879.356
CFF 141.742 195.447 189.876 218.993 265.478 263.268
Source : Office National des Statistiques, Série Statistiques Economiques n°100, décembre 2001.

En déflatant par l’indice des prix à la production industrielle donné par l’ONS 712 pour la période 1990-2000, on obtient l’évolution, retracée par le tableau ci-après en termes constants, de l’ABFF et des CFF (base 1995).

Unité : millions de dinars constants
Années 1995 1996 1997 1998 1999 2000
ABFF 541.826 544.355 506.939 556.514 584.162 635.813
CFF 141.742 166.382 150.842 167.203 196.357 190.354

On voit bien que la tendance générale de ces deux agrégats est à la stagnation, ce qui est un signe patent, sinon de la désindustrialisation, du moins du désinvestissement. Le phénomène peut être mieux constaté à travers l’évolution des agrégats comptables qui, traités d’une certaine manière, donnent un aperçu satisfaisant de la formation du surplus domestique. Ces agrégats sont ceux fournis par les comptes nationaux de production et d’exploitation tels qu’établis par l’ONS pour la période 1995-2000 713 .

Des comptes de production et d’exploitation par secteur d’activité et par secteur juridique, on extrait les données concernant le secteur public industriel pour leur faire subir le traitement devant faire apparaître le surplus domestique annuel par branche. Pour les besoins de l’analyse en termes de surplus domestique, il est nécessaire d’établir une correspondance entre l’équation comptable qui relie les agrégats entre eux jusqu’à l’obtention de l’excédent net d’exploitation 714 et ce qu’on appellera ici l’équation économique donnée par la formule :

Valeur (V) = Capital constant consommé (c) + Capital variable (v) + plus-value (pl)

Cette correspondance peut être établie selon la formule ci-après.

Une telle formalisation du problème de la transposition des catégories comptables en catégories économiques ne va pas sans certains présupposés qu’il convient d’admettre au moins à titre provisoire. Le plus important de ces présupposés a trait à la correspondance établie entre la production brute et la valeur du produit social. Outre les problèmes relatifs à la pertinence logique qu’une telle transposition ne manque pas de soulever et qui renvoie à la question controversée de la transformation des valeurs en prix de production, il est évident qu’il ne peut y avoir de rapport d’équivalence à l’échelle d’une branche, d’une entreprise ou d’une unité de production entre les agrégats comptables et les agrégats économiques parce que, par construction, les uns et les autres sont de caractère macroéconomique. A cela s’ajoute les problèmes d’évaluation statistique, de fluctuations monétaires, de fiabilité de l’information de base etc. Mais si une correspondance existe effectivement (et nécessairement) à l’échelle macroéconomique entre les catégories empiriques de la comptabilité nationale et les catégories abstraites de la théorie économique, elle doit bien traduire une certaine réalité.

Le tableau ci-après donne les résultats pour 1995 des calculs effectués selon la méthode exposée ci-avant pour faire ressortir le surplus domestique en termes courants.

 
Valeur
capital constant consommé
capital variable
plus-value
ou
surplus
Eau et Energie 31.291 18.364 7.157 5.770
Hydrocarbures 709.238 245.199 13.438 450.601
Services et travaux publics pétroliers 39.200 24.722 8.735 5.743
Mines et carrières 5.851 2.684 1.811 1.356
ISMME 92.559 59.426 21.044 12.089
Matériaux de construction 30.978 15.073 8.274 7.631
BTPH 133.884 67.136 60.967 5.781
Chimie, caoutchouc, plastique 132.880 110.583 12.205 10.092
Agroalimentaire 112.144 9.677 5.040 -1.573
Textile confection 4.175 2.980 1.325 -130
Cuirs et chaussures 18.876 13.551 4.586 739
Bois papiers 25.256 5.259 1.880 18.117
Industries diverses 28.172 17.158 5.473 5.541
Total hors hydrocarbures 655.266 346.613 138.497 71.056
Total général 1.364.504 591.812 151.935 521.657

Les mêmes calculs sont effectués pour les années 1996 à 2000 dont on ne reprend dans le tableau ci-dessous que la dernière colonne – celle indiquant le surplus par branche d’activité.

  1996 1997 1998 1999 2000
Eau et Energie 7.088 15.609 18.350 20.518 24.810
Hydrocarbures 649.482 736.053 525.040 725.719 1.420.807
Services et travaux publics pétroliers 700 6.381 6.180 6.903 10.981
Mines et carrières 2.619 837 948 920 1.022
ISMME -1.068 -7.992 -13.504 -14.656 -14.926
Matériaux de construction 6.297 6.367 6.478 4.934 5.564
BTPH 15.185 16.133 12.664 4.982 8.552
Chimie, caoutchouc, plastique 5.779 5.440 4.813 5.369 6.576
Agroalimentaire 14.327 15.182 18.673 18.128 17.113
Textile confection -4.554 -4.109 -4.131 -3.932 -3.206
Cuirs et chaussures -480 -528 -647 -302 -235
Bois papiers -1.337 1.344 1.575 1.708 1.778
Industries diverses 19.110 25.767 25.740 26.224 24.897
Total hors hydrocarbures 57.887 74.991 72.326 70.796 82.926
Total général 713.148 816.484 602.179 796.515 1.503.733

Il apparaît clairement que :

1°/ Certaines branches d’activité enregistrent un surplus négatif sur toute la période analysée ici. Cela traduit de la façon la plus indubitable le fait qu’elles « consomment plus de richesses qu’elles n’en créent » pour reprendre la formule du rapport du MPAT datant de mai 1980. C’est le cas du moins si l’on considère comme rationnel le système des prix relatifs en vigueur, c’est-à-dire comme reflétant correctement l’état réel de la production par branche d’activité. Les secteurs en cause sont essentiellement les ISMME, Textile-confection, Cuirs et chaussures.

2°/ Le surplus total créé dans l’ensemble des branches hors hydrocarbures ne représente au mieux que 15,8% du surplus pétrolier (1995). En année terminale (2000), il n’atteint même pas les 6% de ce dernier. Quoi de plus éloquent que ces chiffres pour caractériser le système d’économie algérien ? Il s’agit bel et bien d’un système à base de rente dont toute la cohérence interne consiste à se maintenir tant bien que mal en activité sans même tirer avantage de sa dépendance à l’égard du secteur des hydrocarbures : les surplus pétroliers augmentant (par exemple en 1997 et en 2000), cela n’affecte ni positivement ni négativement l’activité des autres branches plongées dans un profond marasme. Encore les chiffres analysés ici sont-ils donnés en termes courants, qu’en serait-il de cet état si on procédait à une analyse en termes constants pour connaître son évolution ? Plutôt que de marasme, il faudrait sans doute parler alors d’état comateux du système productif algérien. Mais les chiffres donnés dans les tableaux susmentionnés sont suffisamment éloquents pour ne pas en rajouter. Il est donc inutile d’alourdir davantage cet exposé des résultats de la décennie des réformes en présentant les mêmes données en termes constants, données qui seraient d’ailleurs sujettes à caution du fait de l’application du seul déflateur disponible – l’indice des prix à la production industrielle – à des agrégats comptables ou économiques auxquels il n’était pas destiné à être appliqué.

Le présent chapitre a traité des réformes économiques initiées depuis 1980 en Algérie et de leur impact sur le système productif. L’analyse a montré que, quelque velléité qu’aient eu les pouvoirs publics à entreprendre des changements systémiques, ceux-ci ne se sont finalement pas réalisés. La raison essentielle tient au fait que, fonctionnant à la rente, le système économique algérien n’a pas intégré le principe selon lequel s’organise – et se développe – toute économie de production, fût-elle ou non marchande. Nous voulons parler bien entendu du principe de composition dans toutes ses dimensions : technoéconomique, certes, mais aussi sociologique, politique, culturelle et même psychologique. Par économie de production nous entendons, faut-il le rappeler, une économie produisant un surplus domestique sur la base duquel se déploie le procès de reproduction/accumulation. Comme surplus externe, la rente ne s’est pas seulement avérée ontologiquement inapte à entretenir sur le long terme le procès d’accumulation, elle l’a corrompu au point que même les secteurs de la production sociale les moins exposés à ses effets dirimants sur leur capacité à produire un surplus interne n’y ont pas échappé, gangrenés par le mal qui ronge tout le système.

Ce mal n’a pas de nom scientifique capable de rendre compte de sa nature et pour cause : sa véritable nature, c’est de vider les faits de leur contenu réel pour ne laisser subsister que leur apparence. L’aspect formel des choses, leur caractère artificiel recouvre d’une chape de plomb toute réalité, à commencer par les rapports de travail pour ce qui est des faits de l’économie. Mais les autres sphères de l’activité sociale, jusques et y compris la sphère culturelle 715 n’échappent pas à cette loi, en sorte que c’est tout le système économico-social qui est ainsi rongé par le même mal.

On ne peut donc pas s’étonner de ce que le surplus domestique (mesuré selon la méthode exposée en page ) soit, au cours de ces dernières années où pourtant l’économie semble avoir dépassé la zone des turbulences engendrées par le programme d’ajustement structurel et connaître une certaine stabilisation, particulièrement faible au regard de ce qui n’aurait dû être que son complément, à savoir le surplus pétrolier d’origine externe. En fait, un processus lent de désindustrialisation est amorcé auquel ne semble pas pouvoir mettre le holà le programme d’ajustement structurel censé pourtant donner aux structures productives une configuration à même de leur insuffler une nouvelle dynamique. Mais on a amplement montré tout au long des chapitres formant la première partie de la présente recherche qu’aucune politique économique (mais le programme d’ajustement structurel en est-il une ?) ne peut réussir si elle ne se fixe pas pour objectif d’endogénéiser le principe de composition. Encore faut-il pour cela que l’Etat – à travers un régime autoritaire de gouvernement pénétré de la grandeur de cette mission historique – ne soit pas réduit à un n’être qu’un Etat-alibi à l’ombre duquel se forment des fortunes privées par simple transfert des surplus pétroliers à des particuliers ayant la haute main sur les affaires publiques de par le pouvoir occulte dont ils jouissent. En pareil situation, le programme d’ajustement structurel, fût-il le plus élaboré qui soit, est-il de nature à changer quelque chose au système d’économie à base de rente ? S’il est peu sûr qu’un tel changement se produise même sur le long terme, les effets négatifs du programme d’ajustement structurel – à travers ce qu’on pourrait appeler par analogie l’ajustement monétaire – n’en sont pas moins fortement ressentis par des franges de plus en plus nombreuses de la population : un processus de paupérisation est à l’œuvre dont nous donnerons un aperçu dans le chapitre huitième ci-après.

Notes
711.

Nous disons à ce jour parce que toutes les réformes n’ont pas encore été menées à leur terme, certaines, telle la privatisation des entreprises publiques, n’ayant même pas vraiment été entamées si l’on excepte la vente de SIDER (complexe sidérurgique d’El Hadjar) à une entreprise indoue et la cession d’actifs aux salariés dans certaines entreprises publiques locales (de très petite dimension).

712.

Série statistiques économiques, n° 102, avril 2002.

713.

Voir le document intitulé « Les comptes économiques de 1995 à 2001 », n° 362 (rectifié), ONS.

714.

Les comptes de production et d’exploitation sont reliés entre eux de la façon suivante :

Production brute (PB) – Consommations intermédiaires (CI) = Valeur ajoutée (VA) ; Valeur ajoutée – Consommation de fonds fixes (CFF) = Revenu intérieur (RI) ; Revenu intérieur – impôts liés à la production ((ILP) – Rémunération des salariés (RS) = Excédent net d’exploitation (ENE).

715.

Il y aurait énormément à dire sur le caractère formel ou plutôt sur le formalisme de la culture en Algérie. Signalons pour exemple les deux éléments suivants :

Dans les années 1980, en pleine crise sociale et économique, on a vu s’ériger dans de nombreuses villes d’Algérie des monuments, répliques maladroites du monument aux morts (martyrs) exécuté à Alger par une société canadienne, édifice à trois branches censées rappeler le triptyque : révolution industrielle, révolution agraire, révolution culturelle ;

Un ministère de l’urbanisme et de l’environnement ayant finalement été intégré dans l’exécutif au début des années 1990 pour prendre en charge les problèmes de la ville, le ministre en charge de ce portefeuille n’a rien trouvé de mieux pour égayer les artères de la capitale que de suspendre aux lampadaires des pots (en plastique) dégorgeant de plantes et de fleurs …artificielles. Il faut croire que cela a conquis bien des cadres de l’Administration puisque, depuis, les mêmes pots et les mêmes plantes et fleurs (en beaucoup plus imposant) trônent dans les halls des ministères et des autres institutions publiques.