8.1. Nouvelles considérations sur la nature de la monnaie.

8.1.1. Considérations générales.

On a déjà traité de la question de la monnaie dans la première partie de la présente recherche. Forme matérialisée ou non de la valeur, l’argent est le principe actif de l’économie marchande moderne, le lubrifiant sans lequel elle ne peut donner libre cours au développement des forces productives contenues en elle. Mais l’argent n’a pas que des fonctions économiques. Il présente une dualité de nature que traduit l’ambivalence de ses fonctions. Aussi loin qu’on remonte dans le temps à travers les civilisations, l’argent a exercé sur les hommes, en raison même de cette ambivalence, une fascination et un pouvoir inexpugnables ; fascination et pouvoir que l’économie politique ne semble pas en mesure d’élucider et pour cause : l’argent n’est-il pas devenu au sein des communautés humaines l’élément autour duquel s’articule la vie en communauté et toute une symbolique sociale devenue un fait de culture ? Paradoxalement, c’est dans les communautés où l’économie est la moins monétarisée que l’argent tient un rôle social des plus prégnants – et des plus énigmatiques en tant que symbole.

A quoi cela est-il dû ? Nul ne saurait le dire avec certitude. Tout au plus peut-on dire avec M. Aglietta et A. Orléan 724 que « la monnaie est un lien social » au sens fort de cette expression. Selon eux, « la monnaie procède de la dette dans son rapport à la souveraineté [entendue comme forme de] dépendance des vivants à l’égard des puissances souveraines, dieux et ancêtres, qui leur ont consenti une part de la force cosmique dont elles sont la source » 725 . La monnaie serait ainsi « une dette de vie ». D’où le mystère qui l’entoure comme il entoure la vie elle-même. Que, dans les sociétés marchandes modernes, cette idée ne puisse être admise sans discussion, cela tiendrait simplement au fait que dans la pensée moderne relative aux relations sociales, « elle [la dette de vie] est dissociée en dettes privées de nature économique d’un côté, et dette sociale de nature politique de l’autre » 726 .

Si le point de vue de ces auteurs paraît contestable tant la monnaie dans les sociétés modernes a un rôle pratique, cela ne met pas en cause la recherche de sens hors de l’économie de la catégorie monnaie qu’ils tentent dans leur ouvrage. Ces auteurs ont raison en cela d’en appeler à l’historien et à l’anthropologue, plus au fait des pratiques monétaires dans les communautés humaines anciennes, pour renseigner sur les pratiques modernes. J.M. Thiveaud, procédant de la même démarche dans le même ouvrage, interroge le concept de monnaie sur son origine linguistique et découvre qu’il a la même racine que le mot loi, tous deux ressortissant au droit et donc à l’Etat (qui, au départ, se représentait tout entier dans le souverain – le roi qui est de même étymologie que droit – tenant son pouvoir de forces cosmiques et servant de médiateur aux hommes vis-à-vis d’elles). Aussi tire-t-il la même conclusion au sujet de la monnaie que les deux auteurs précités : à savoir que ses fonctions sociales sont bien plus nombreuses que celles auxquelles tend à les réduire la pensée économique. Mais ces dernières ont pris le pas sur les autres en raison de la dissociation qui s’est opérée dans la sphère sociale entre l’économie (devenue la modalité prédominante de structuration de la société) et les autres champs d’expression de la socialité. C’est pour cette raison que, dans les sociétés marchandes modernes, la monnaie – l’argent – est dépouillé de son contenu originel comme expression de la dépendance (au sens fort de ce terme) des hommes vis-à-vis des forces cosmiques, que celles-ci revêtent ou non la forme du divin.

Tout au contraire, dans les sociétés où les rapports marchands n’ont pas envahi de leur rationalité propre toutes les sphères de la vie en communauté, l’argent garde cette part de mystère qui lui est originellement associée comme s’il possédait en effet le pouvoir d’intercéder pour les hommes auprès des dieux. N’est-ce pas d’ailleurs pour cette raison que, dans certaines sociétés à forte prégnance religieuse, des prêcheurs de tout acabit, mêlant incantations religieuses et rites païens, ne manquent pas de clients prêts à les écouter – et à payer rubis sur ongle les sommes parfois exorbitantes qu’ils exigent en échange de leur intercession pour eux auprès de Dieu 727  ?

En Algérie, l’argent n’a pas cessé d’exercer cette fascination dont on a parlé alors même que le système économique le disqualifiait dans sa fonction fondamentale de réserve de valeur qui est à la base du procès d’accumulation. Réduit à n’être qu’une unité de compte, le dinar n’en a pas moins servi pourtant à constituer des fortunes colossales qui, bien ou mal acquises, ont valu - valent – à leurs détenteurs considération et honneurs comme s’ils avaient accédé, par le fait même d’en posséder en grande quantité, à la compréhension de la vraie nature de l’argent, à l’élucidation du mystère qui l’enveloppe. Que de telles fortunes soient économiquement improductives parce qu’elles ne s’insèrent pas dans le procès d’accumulation, cela ne semble pas avoir d’importance aux yeux des petites gens qui s’échinent à produire de leurs mains le substrat matériel de la richesse des autres. Même quand elles ont conscience de ce fait, elles n’en sont pas moins subjuguées par la facilité avec laquelle les uns arrivent à faire de l’argent de tout tandis qu’elles mêmes semblent vouées à trimer pour en gagner de quoi vivre petitement.

Cet ascendant qu’exercent les possesseurs d’argent sur les autres vient de ce que, malgré la prégnance de plus en plus forte des rapports marchands, avec ce qu’ils véhiculent de changement dans les mentalités désormais réceptives à l’idée de l’indépendance de l’individu par rapport à la société (ce que nous avons appelé dans la première partie de la présente étude le processus d’individuation), l’argent continue de représenter ce lien social dont parlent M. Aglietta et A. Orléan, lien de dépendance des hommes à l’égard de forces qui les dépassent et desquelles les possesseurs d’argent doivent bien tirer quelque légitimité sociale, qu’ils participent ou non au procès d’accumulation.

Ces idées peuvent paraître très éloignées du sujet traité ici, à savoir le statut de la monnaie dans le procès d’accumulation avec ce qu’il induit de structuration sociale. Il n’en est rien précisément parce que la monnaie algérienne – le dinar – ne sert pas de réserve de valeur ; elle n’est pas le mode d’existence de l’épargne en tant que source de financement de l’accumulation, ce qui ne l’empêche pas de représenter la richesse de ceux qui l’ont accumulée en grande quantité. Certes, une épargne en dinars existe bel et bien et elle sert dans une certaine proportion à financer les investissements. Mais outre qu’elle est notoirement insuffisante pour pouvoir financer les investissements productifs (essentiellement industriels), elle est, comme nous l’avons dit, disqualifiée dans le procès d’accumulation parce que celui-ci n’est pas autonome. Il est pour ainsi dire un procès appendiculaire de procès qui se réalisent en dehors de sa sphère. Comme tel, ce n’est pas d’une épargne en dinars qu’il se nourrit mais des réserves en devises du pays. Aussi, le statut du dinar en tant que monnaie censée normer le système productif algérien est-il défectueux comme est défectueux le système productif lui-même. Tout se passe comme s’il lui manquait une dimension, celle-là même que lui aurait conférée la fonction de réserve de valeur dévolue à toute monnaie ayant un rôle actif dans le procès d’accumulation.

Point n’est besoin de revenir ici sur l’idée amplement développée dans les pages qui précèdent selon laquelle les faiblesses du procès d’accumulation ont quelque chose à voir avec la non endogénéisation du principe de composition. C’est là une idée maîtresse qui structure toute cette seconde partie de notre recherche. On se propose dans les pages qui suivent de développer tant d’un point de vue théorique qu’empirique ces quelques assertions qui peuvent paraître pour le moins hardies au lecteur peu enclin à rapporter les faits économiques à une matrice sociale plus large, de nature historico-anthropologique.

Notes
724.

La monnaie souveraine, Ed. Odile Jacob, 1999 , p 21.

725.

Id. pp 21-22.

726.

Id. p 22.

727.

En Kabylie où de tels personnages sont légion, on les appelle iderwichen (pluriel de aderwich – le fou) comme si leur folie même les faisait accéder à ce pouvoir surnaturel qu’il n’est donné à aucun homme sensé de posséder.