8.1.2. Sur quelques idées fausses concernant les fonctions de la monnaie dans leur rapport au procès d’accumulation.

La théorie moderne de la monnaie rejette l’idée que la monnaie soit l’expression de la valeur parce qu’alors la valeur préexisterait à la monnaie comme quelque chose d’immanent, ce qui ravalerait la monnaie au rôle de simple étalon de mesure des valeurs ou de quelque autre fonction. Les auteurs contemporains se réclamant d’un courant de pensée qui remonte au début du 20e siècle désigné sous le vocable de nominalisme traitent de la monnaie en tant que telle, indépendamment de toute référence à la valeur. Qu’elle soit vue comme une marchandise, comme une institution sociale, comme un instrument de l’Etat ou comme un fait social total, la monnaie doit être définie selon eux en elle-même, indépendamment de toute substance. J. Blanc qui, pour traiter des monnaies parallèles, passe par une tentative de définition de la monnaie reconnaît pourtant qu’on ne peut contourner la tautologie qui consiste à expliquer la monnaie par ses fonctions. Il se contente de construire une autre tautologie (monnaie/fonction/instrument/pratique) dont il dit « qu’elle est en un sens plus précise 728  » parce que plus complexe. Par suite il entreprend de redéfinir les fonctions de la monnaie et de les hiérarchiser. Deux fonctions lui paraissent fondamentales : la fonction de compte et la fonction de paiement. Les autres, et plus particulièrement la fonction de réserve, sont, d’après lui, des fonctions secondaires. Il écrit au sujet de cette dernière : « En fait cette fonction de réserve n’apporte pas d’élément indispensable à la monnaie comme concept en plus de ce qu’apportent les fonctions de compte et de paiement » 729 . Nous discuterons plus loin de cette question. Notons pour l’heure que, comme ses prédécesseurs dans la voie du nominalisme, l’auteur procède de cette façon étrange qui consiste à éliminer de l’appellation de telle ou telle fonction le terme qui la qualifie tout en gardant implicitement son contenu. Ainsi la fonction de mesure des valeurs devient-elle la fonction de compte. Quant à savoir ce que l’on compte, l’auteur ne le dit pas. Idem pour la fonction de réserve des valeurs qui devient fonction de réserve. Quant à savoir ce qui est mis en réserve, on ne le saura pas davantage. Ainsi procède le nominalisme censé supplanter les théories de la valeur (valeur-travail, valeur-utilité) qualifiées de préscientifiques 730 .

Quoiqu’en dise cet auteur et les autres, c’est sur la fonction de réserve de valeur de la monnaie que nous voudrions nous appesantir dans le cadre de la présente recherche parce qu’elle a un rapport direct avec le procès d’accumulation. Pour J. Blanc qui emprunte l’idée à Keynes, la monnaie réalise (à travers ses fonctions) un pont entre le présent et l’avenir. Il y a par ce biais intrusion du temps dans la monnaie. L’auteur conteste néanmoins à la seule fonction de réserve cette capacité à introduire le temps dans la monnaie parce que les deux autres fonctions jugées comme étant plus fondamentales contiennent déjà le temps – par exemple la fonction de paiement quand elle se réalise de façon différée.

L’auteur n’a évidemment pas tort sur ce point étant donné que l’intermédiation monétaire, comme toute intermédiation, se déroule dans le temps. La question du temps est importante à plusieurs égards. Elle l’est en particulier dans le procès d’accumulation. Par définition, le terme de procès renvoie au développement dans le temps des activités productives et, devrions-nous ajouter, à un développement cumulatif (qu’évoque le mot accumulation). La fonction de réserve est ici absolument indispensable en ce qu’elle renvoie à l’épargne comme source de financement du procès d’accumulation. Les autres fonctions de la monnaie lui sont subordonnées. Toute la question est de savoir alors si l’épargne constituée dans la monnaie nationale – le dinar – est apte à financer le procès d’accumulation ; autrement dit si la monnaie nationale est dotée de la fonction de réserve de valeur. Cette question ne se pose pas vis-à-vis de tel ou tel fragment du dit procès, mais vis-à-vis de celui-ci en tant que tout 731 . La réponse immédiate en ce qui concerne le dinar semble être négative. Dès lors on peut qualifier d’improductive l’épargne constituée en cette monnaie. Ce n’est pas pour autant que le dinar soit dépourvu des autres fonctions de la monnaie, fonction de compte, fonction de paiement et fonction symbolique. N’est-ce pas pour cette raison qu’il est utilisé dans les transactions commerciales tout comme il l’est dans les relations symboliques dont il a été question ? A contrario, qu’est-ce qui explique que des instruments de crédit tels que le chèque et tous les autres effets de commerce (lettre de change etc.) n’ont pratiquement pas cours dans les transactions courantes en Algérie, évincés qu’ils sont par le papier-monnaie 732  ? Sans doute le fait que ces instruments ont une fonction de réserve de valeur et peuvent donc servir à financer le procès d’accumulation. L’absence de la fonction de réserve n’entame pas le rôle de la monnaie dans la répartition des richesses. Bien au contraire, elle tend à en faire la fonction primordiale parce que toute la richesse a vocation à être consommée. D’où l’intérêt de l’étude des inégalités sociales en rapport avec la question monétaire que nous tenterons dans la section 8.4 ci-après.

C’est à toutes ces questions qu’il convient à présent de réserver un traitement à la fois empirique et analytique en remontant à la source des problèmes qu’elles soulèvent.

Notes
728.

Les monnaies parallèles, Unité et diversité du fait monétaire, Ed. l’Hramattan, 2000, p 22.

729.

Id. p 32.

730.

Voir l’article sur la monnaie dans Encyclopedia Universalis signé B. Schmidt.

731.

Il n’est donc pas question pour nous de nier le fait que certains fragments de ce procès se déroulent localement, conférant ainsi au dinar la fonction de réserve.

732.

Ce point sera développé dans la section 8.3 ci-après.