8.2. De la nature du système monétaire et financier algérien.

8.2.1. Aux origines de la défectuosité du système monétaire et financier algérien.

Comme chacun sait, le système économique algérien des premières années post-indépendance a hérité de l’économie coloniale des structures dualistes dépendantes. Cet héritage se manifeste de façon frappante dans la masse monétaire et du crédit, ce dernier étant en rapport avec l’investissement et donc avec le procès d’accumulation. De 1950 à 1962, la masse monétaire en Algérie et en France a évolué comme suit :

Unité : milliard de NF
Pays 1950 1954 1959 1960 1961 1962
France 32,40 52,66 83,92 95,80 110,63 130,70
Algérie 1,40 2,44 6,08 5,94 5,74 4,11
Source : P. Pascallon, L’expérience monétaire algérienne, du satellisme à l’indépendance, Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Economiques et Politiques, n° 4, 1969, p 1015.

Si on admet avec P. Pascallon que le volume global de la masse monétaire traduit assez bien la dimension économique d’un pays, on doit conclure à l’extrême faiblesse de l’économie algérienne (en comparaison de l’économie française) et même à son déclin à partir de 1959. Cette faiblesse n’a pas pour seule cause la guerre de libération même si celle-ci a été un facteur aggravant. A l’inverse, malgré la guerre dans laquelle elle s’était engagée en Algérie depuis 1954, la France connaît une évolution significative de son économie si on se fie au critère de la masse monétaire. Si on mesure le rapport des puissances économiques de ces deux pays par le rapport de leurs masses monétaires respectives, on constate, comme l’indique le tableau suivant que, d’une part, de 1954 à 1961, ce rapport est plus favorable à l’Algérie qu’en 1950 ; ce qui signale d’une part, la faiblesse caractérisée de l’économie algérienne d’avant-guerre, économie satellitaire de l’économie française entièrement soumise à la logique de la division coloniale du travail ; et que, d’autre part, malgré les efforts de redressement économique entrepris par la puissance coloniale avec le plan de Constantine (1958), la guerre a eu des effets désastreux sur l’économie algérienne.

  1950 1954 1959 1960 1961 1962
Rapport des masses monétaires Algérie/France (en %) 4,3 4,6 7,2 6,2 5,2 3,1

A l’indépendance, la situation était des plus critiques. Selon le même auteur, les disponibilités monétaires par tête d’habitant en 1962 étaient respectivement de 380 NF (nouveaux francs) et de 2.710 NF en Algérie et en France. P. Pascallon estime que les disparités des niveaux de développement entre la France et les pays de la zone Franc dont faisait encore partie l’Algérie sont en réalité plus grandes que ne le laisse voir les disparités de la masse monétaire.

La répartition des disponibilités monétaires entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale est aussi significative de l’état de développement économique d’un pays : plus la monnaie scripturale est importante relativement à la monnaie fiduciaire, plus le niveau de développement économique du pays considéré (toutes choses égales par ailleurs) est élevé. Cela s’explique par le fait que la monnaie scripturale est directement sollicitée par le procès d’accumulation en tant qu’elle contient l’épargne investissable. De 1951 à 1962, la répartition des disparités monétaires en Algérie entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale se présente comme suit (en pourcentages) :

Années Monnaie fiduciaire Monnaie scripturale
1951 43 57
1952 42 58
1953 42 58
1954 40 60
1955 41 59
1956 44 56
1957 40 60
1958 39 61
1959 34 66
1960 39 61
1961 43 57
1962 55 45
Source : P. Pascallon, op. cit.

Pendant toute la décennie 1951-1961, la part de la monnaie scripturale, bien que fluctuante, est plus importante que celle de la monnaie fiduciaire. On constate toutefois qu’à partir de 1959, la première tend à baisser au profit de la seconde.

Ces chiffres semblent contredire le constat précédent, à savoir que, comparativement à l’économie française, l’économie algérienne accuse une faiblesse caractérisée. Ce paradoxe s’explique simplement par le fait que l’économie algérienne est tributaire de l’économie française et que les liens privilégiés qui existaient en matière monétaire entre la métropole et la colonie se traduisaient par une structure similaire de la masse monétaire. On doit noter par ailleurs que, de 1954 à 1959, la masse monétaire était en expansion, ce qui reflétait un certain dynamisme de l’économie algérienne. A partir de 1959 en revanche, la dégradation de l’économie algérienne, qui avait son origine dans l’exacerbation des tensions politiques et militaires imputables à la guerre, s’est traduite par le recul de la masse de la monnaie scripturale au profit de la monnaie fiduciaire. Comme constaté précédemment, l’année 1962 a été la pire de toutes.

A l’indépendance, la situation était en effet dramatique tant sur le plan économique que sur le plan social. La dépendance vis-à-vis de l’ancienne métropole était très forte : 80% du commerce extérieur de l’Algérie s’effectuait avec la France. On comprend que, dans ces conditions, le pays nouvellement indépendant ait voulu recouvrer sa souveraineté économique qui passait par le recouvrement de sa souveraineté monétaire.

« Deux éléments témoignent de la souveraineté d’un Etat, écrivent P. Pascallon et J.F. de Laulanie : un Institut d’émission autonome et une monnaie propre » 733 . Pour ce qui est de ce dernier élément, l’Algérie a tôt fait de créer le dinar qui a cours en lieu et place du franc jusque-là en vigueur. C’est un élément de souveraineté monétaire, quelle qu’en soit la valeur effective. Mais la souveraineté monétaire ne peut se passer de la création d’un Institut d’émission : la Banque Centrale d’Algérie a vu le jour dès la fin de l’année 1962.

Ses fonctions ne diffèrent pas de celles de tout Institut d’émission : création de monnaie fiduciaire ayant cours légal, opérations de change, crédit à court terme à l’économie, avances au Trésor. L’article 36 de la loi n° 62-144 du 13 décembre 1962 par laquelle fut créée la Banque Centrale d’Algérie (BCA), stipule que celle-ci a « pour mission de créer et de maintenir dans le domaine de la monnaie, du crédit et des changes, les conditions les plus favorables à un développement ordonné de l’économie nationale en promouvant la mise en œuvre de toutes les ressources productives du pays tout en veillant à la stabilité interne et externe de la monnaie ». Bien que ses statuts limitassent de façon drastique le droit pour la BCA d’intervenir directement dans le financement de l’économie, celle-ci a été amenée à octroyer des crédits de campagne aux exploitations agricoles socialistes concomitamment avec le Trésor, tous deux ayant pallié la défaillance du Crédit Agricole Mutuel qui finançait jusque-là l’agriculture. Dans la foulée, la BCA se vit confier par décret 734 le financement des entreprises industrielles autogérées. Puis, par une sorte de dérive institutionnelle, elle en vint à accorder au Trésor des découverts en compte courant de montants et de durée indéfinies à partir de 1965. Ces dispositions n’étaient que la conséquence de la dépendance informelle mais bien réelle de la BCA vis-à-vis du Ministère des finances et du plan ; dépendance dont elle ne put jamais plus se libérer par la suite même de nos jours où pourtant la Banque d’Algérie (nouvelle dénomination de la BCA) a recouvré en principe les attributs d’une banque d’émission, en particulier celui de contrôle des opérations de banque. Par de simples injonctions du pouvoir politique, la Banque Centrale peut être amenée à faire fonctionner la planche à billets ou à l’arrêter si elle avait déjà été mise en marche. Ni le marché financier interne (inexistant), ni le marché des changes (sévèrement contrôlé) ne peuvent réguler l’émission de monnaie comme cela se pratique dans les pays à économie de marché constituée 735 . Si l’Algérie n’a pas eu à recourir à ce procédé pour combler le déficit en capital, c’est parce que très vite - dès 1964 en fait – les autorités algériennes ont pris des dispositions drastiques en matière de rapatriement des bénéfices et plus généralement des revenus des sociétés étrangères opérant dans le secteur pétrolier. Ces dispositions avaient pour but d’amener ces sociétés à « faire appel aux biens et services locaux, à stimuler la création de nouvelles sources de biens et services locaux et finalement à contribuer au développement économique du pays tout entier » 736 .

Après 1971 (année de la nationalisation intégrale des sociétés pétrolières étrangères) et surtout après 1973 (année où les prix du pétrole avaient été multipliés par 4 du jour au lendemain), les disponibilités monétaires – simple contre-valeur en dinars des réserves en devises du pays pour une grande part – étaient telles qu’on n’avait pas besoin de recourir à la planche à billets. Tout au contraire, une épargne relativement importante était collectée par la Caisse Nationale d’Epargne et de Prévoyance (CNEP) et les sociétés d’assurance, la première étant spécialisée dans le financement de la construction de logements, les secondes procurant en principe des fonds pour le financement d’autres activités. Quant à la CAD (Caisse Algérienne de Développement) devenue ultérieurement BAD (Banque Algérienne de Développement), elle a pour mission de financer le développement économique et plus spécialement le développement industriel bien que, en pratique, elle se soit laissée accaparer par la fonction qui lui était dévolue de servir « d’organe d’exécution du budget d’équipement public » 737 au détriment de sa fonction principale de banque d’investissement. Ses ressources ne provenaient évidemment pas de la collecte de l’épargne privée mais des dotations publiques, elles-mêmes constituées sur la fiscalité pétrolière. Comme l’écrit A. Henni, « la mobilisation des ressources [pour l’investissement] va (…) se faire non par des circuits monétaires de génération du capital, mais par la transformation monétaire d’un produit (le pétrole) qui va jouer le rôle de capital » 738 . Et l’auteur de conclure : « La monnaie nationale […] permet seulement de faire circuler les revenus à l’intérieur du pays. Elle est réduite au statut de numéraire » 739 . Quant aux banques, elles ne se présentent plus que comme « des organes chargés de prélever une partie des surplus d’entreprise et d’éviter un usage trop particulier de ces surplus par les entreprises » 740 . Aussi ne peut-on s’étonner de constater « au cours de cette période [1963-1967] l’existence d’un véritable décalage entre les pratiques bancaires et le fonctionnement des entreprises publiques » 741 . Alors qu’elles étaient chargées de centraliser les ressources des entreprises en annihilant ce faisant leur capacité d’autofinancement, les banques n’offraient à ces dernières en retour que de financer leur cycle d’exploitation par l’octroi de crédit à cours terme, les crédits à moyen et long termes étant du seul ressort de la CAD (ou BAD selon la période considérée). En conséquence les banques primaires ont accumulé des liquidités qu’il leur était impossible de placer de façon productive (à supposer que le système productif puisse les absorber, ce qui n’est pas le cas comme nous le verrons dans les pages qui suivent). Si donc, à partir de 1967, la masse monétaire présente une structure en apparence conforme aux standards d’une économie productive (le volume de la monnaie scripturale devenant plus important 742 que celui de la monnaie fiduciaire comme le montre le tableau suivant), la réalité est tout autre dans la mesure où la monnaie scripturale se compose essentiellement de crédits à court terme aux entreprises, crédits qui servent à financer l’exploitation mais non l’investissement.

Répartition des disponibilités monétaires en monnaie scripturale et monnaie fiduciaire (en millions de dinars).

Années
Disponibilités monétaires Circulation fiduciaire Circulation scripturale
1964 4.683 2.581 2.102
1965 5.160 2.765 2.395
1966 5.550 2.838 2.712
1967 7.015 3.227 3.788
1968 9.311 3.704 5.607
1969 11.010 4.157 6.853
1970 11.621 4.735 6.886
1971 12.969 5.699 7.270
1972 16.746 7.049 9.697
1973 21.483 8.817 12.666
1974 23.431 10.450 12.981
1975 30.547 12.742 17.805
1976 39.587 17.241 22.346
1977 48.004 20.579 27.425
1978 61.566 27.285 34.281
1979 71.421 35.398 36.023
1980 83.425 42.344 41.081
1981 96.705 48.056 48.649
1982 125.300 49.159 71.141
1983 151.698 60.030 91.668
1984 180.433 67.461 112.972
1985 202.230 76.642 125.588
Source : A. Henni, Monnaie et banque en Algérie, in Monnaie, crédit et financement en Algérie (1962-1987), CREAD 1987.

Ceux-ci sont financés sur fonds publics par le biais de la CAD (ou BAD), fonds qui, comme nous l’avons déjà souligné, ne sont que la contre-valeur en dinars des réserves en devises du pays. Ceci allait de soi dans la mesure où l’essentiel des biens d’équipement, des biens intermédiaires et des biens de consommation finale (lait, céréales, médicaments pour les biens de consommation courante, appareils électroménagers, automobiles pour les biens de consommation durable) étaient importés. On comprend que, dans ces conditions, l’épargne domestique soit une épargne oisive. D’ailleurs, à en croire A. Henni 743 , les Algériens, même fortunés, ont une aversion pour l’épargne. Ils illustrent à souhait la thèse keynésienne de la préférence pour la liquidité dont le corollaire est le paiement en espèces et au comptant dans les transactions privées. Sans doute des facteurs historiques comme l’analphabétisme, la survivance des pratiques antérieures à la monétarisation de l’économie etc. entravent-elles l’usage du chèque et des effets de commerce par lesquels se matérialise la monnaie scripturale. Mais c’est aussi parce qu’existe « une suspicion assez répandue envers les moyens de paiement scripturaux » 744 que de tels instruments ne sont pas utilisés. L’auteur rattache ce phénomène au développement de ce qu’il appelle « l’économie noire ». Celle-ci s’incruste dans les pores de l’économie laissés inoccupés par le marché officiel. L’auteur écrit à ce sujet : « […] lorsque les biens et services font défaut sur le marché, apparaissent alors des transactions au noir » 745 . La demande de monnaie provenant des agents opérant sur le marché noir ne peut être satisfaite par l’offre de monnaie scripturale empruntant le circuit officiel des banques pour la simple raison que, par définition, les transactions au noir ont vocation à échapper à tout contrôle institutionnel, ce qui laisse libre cours à la monnaie fiduciaire qui a l’avantage d’être gardée par devers soi jusqu’à ce que se présente l’occasion d’effectuer l’achat d’un bien convoité pour son utilité ou pour sa rareté (pouvant être dans ce dernier cas revendu avec bénéfice).

Les transactions au noir s’effectuent sur tout bien rare, le meilleur exemple étant le logement qui, dès la fin des années 1970 et jusqu’au jour d’aujourd’hui, fait l’objet d’une spéculation effrénée. Si, dans les années 1970, « la reprise d’appartement » 746 se négociait autour des 100. 000 DA (chiffre cité par A. Henni), la même pratique, en se développant, met en jeu des sommes colossales se chiffrant en millions de dinars aujourd’hui. Ne parlons pas de la pratique frauduleuse qui consiste à ne déclarer qu’une infime partie du montant de la transaction régulière portant sur un appartement privé. D’où le besoin croissant de liquidités. Selon A. Henni, le rapport billets de banques/revenu disponible des ménages a doublé en une décennie, passant de 26% en 1967 à 50% en 1978 747 . Mais ce phénomène explique-t-il à lui seul le poids de la monnaie fiduciaire dans la masse monétaire en circulation ? N’est-ce pas plutôt la faiblesse du procès d’accumulation qui en est cause en ne mobilisant le dinar dans sa fonction de réserve que marginalement ?

La situation a-t-elle changé avec les réformes économiques dont il a été question dans le chapitre précédent ? La même suspicion persiste à l’endroit de la monnaie scripturale et les banques primaires ayant pris le pli d’agir comme de « simples guichets » 748 , ne se sont pas départies de cette attitude après l’adoption de la loi sur la monnaie et le crédit en 1990.

Tout semblait pourtant changer avec cette loi censée organiser la transition d’un mode de gestion administratif de la monnaie à un mode de gestion libéral. Il n’en fut rien. Celle-ci fait la part belle au contraire à la monnaie fiduciaire, allant jusqu’à énoncer une ineptie en son article 9 qui dispose : « Il est interdit à quiconque d’émettre, de mettre en circulation ou d’accepter :

  • tout instrument libellé en dinars algériens destiné à servir de moyen de paiement au lieu de la monnaie nationale (sic) 749  ;
  • toute obligation à vue, au porteur non productive d’intérêt, même libellée en monnaie étrangère »

De telles dispositions ont-elles eu des conséquences pratiques ? C’est ce qu’il nous faut examiner à présent à travers l’évolution des principaux paramètres monétaires.

Notes
733.

Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Economiques et Politiques, n° 1, mars 1971, p 7.

734.

En date du 8 juin 1965.

735.

Il serait illusoire de croire que dans ces pays le pouvoir politique n’interfère pas dans la création et la gestion de la monnaie fiduciaire. Mais au moins des limites à ses interventions lui sont fixées par le marché.

736.

P. Pascallon et J.F. de Laulanie, L’expérience monétaire algérienne, du satellisme à l’indépendance monétaire, Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Economiques et Politiques, n°1, mars 1971, p 43.

737.

Id. p 43.

738.

Monnaie et Banques en Algérie, in Monnaie, crédit et financement en Algérie, 1962-1987, CREAD, avril 1987, p 10.

739.

Id. p 21.

740.

Id.

741.

A. Bouyakoub, Les mécanismes financiers et les entreprises publiques, in Monnaie, crédit et financement en Algérie, op. cit. p 155.

742.

Sauf pour l’année 1980.

743.

Billets de banque et économie noire, in Monnaie, crédit et financement en Algérie, op. cité pp 234 et suiv.

744.

Id. p 234.

745.

Id. p 235.

746.

A. Henni à qui nous empruntons cette expression entend sans doute par là la pratique devenue courante du pas de porte qui consistait à vendre un logement appartenant au patrimoine public locatif réputé incessible.

747.

Monnaie et banque en Algérie, in Monnaie, crédit et financement en Algérie, op. cit. p20.

748.

L’expression est de D.E. Ghaïcha in Evolution des taux d’intérêt et des produits du système bancaire algérien, Les cahiers du CREAD n° 57, 3e trimestre 2001, p 83.

749.

Il est pour le moins curieux que cette ineptie n’ait attiré l’attention d’aucun des économistes algériens en vue.