8.2.2. Les limites d’une gestion monétaire de la crise en système d’économie à base de rente.

La caractéristique principale de la monnaie algérienne durant près de 30 ans (1962-1990) a été d’être fortement surévaluée. Le taux de change officiel qui aurait dû être affecté par les fluctuations des soldes de la balance courante et de la balance des paiements est resté remarquablement stable pendant toute cette période. De 1971 à 1980 il s’est même apprécié comme le montre le tableau ci-après.

Evolution du cours du dinar par rapport au dollar US et au franc français.
Années 1971 1974 1980
Cours USD/DA 4,94 4,18 3,84
Cours FRF/DA 1,00 1,10 0,62
Source : M. Kenniche, Monnaie surévaluée, système de prix et dévaluation en Algérie, Les cahiers du CREAD N° 57, 3e trimestre 2001 p 9.

La valeur du dinar algérien (DA) était fixée administrativement et maintenue en l’état au moyen de l’inconvertibilité qui le réduisait à n’être qu’une simple unité de compte, un numéraire ainsi que l’a très bien dit A. Henni. Mais dans la mesure où existait un marché parallèle de biens et services importés en situation de pénurie d’offre domestique, il s’est formé aussi un marché parallèle des devises dans lequel le taux de change du dinar est ramené à sa valeur de marché. Le taux de change FRF/DA a évolué comme suit sur ce marché entre 1974 et 1989.

Années 1974 1977 1984 1989
FRF/DA 1,4 1,5 4,0 6,0
Source : M. Kenniche, op. cit. p 12.

A partir de 1990, la dépréciation du dinar sur le marché de change officiel est devenu un fait patent, la différence entre les deux taux (officiel et parallèle) étant ramené de 334,78% à 32,58% seulement entre 1989 et 1996. En 2000 cette différence n’était plus que de 15,74% 750 . Cette évolution a été le résultat de la libéralisation du change qui a débuté en 1990 par une série de dévaluations alors même que le commerce extérieur restait le monopole des entreprises publiques 751 . Les dévaluations ont suivi ce qu’on peut appeler un ajustement rampant du taux de change qui, entre décembre 1987 et décembre 1990, a subi plusieurs manipulations administratives à la baisse. C’est bien entendu l’état des finances du pays (directement liées aux exportations d’hydrocarbures) qui justifiait ces manipulations. Il s’agissait pour les autorités de resserrer la contrainte budgétaire à l’importation de façon à réduire le volume des sorties de devises pour ne pas tomber dans le piège de l’insolvabilité. C’est ce qu’elles firent en effet mais au prix que l’on sait, c’est-à-dire au prix de la dégradation de la situation du système productif en formation. Désormais, le souci des autorités n’était plus de préserver le pouvoir d’achat du dinar (ce qu’elles firent pendant tout le temps où elles purent disposer de ressources en devises en grande quantité) 752 mais de s’assurer un volant de réserves en ces devises devenues si précieuses au fil de la crise. Et cela n’était possible que si on dévaluait jusqu’à faire coïncider la valeur officielle du dinar avec sa valeur de marché, ce qui revenait à renchérir les importations et par voie de conséquence à en réduire le volume de façon à limiter les sorties de devises. Mais la libéralisation du change supposait la libéralisation du commerce extérieur qui allait à contresens de cette volonté. La libéralisation du commerce extérieur était suspendue à la suppression des monopoles publics, ce qui n’était pas à l’ordre du jour avant cette date fatidique d’avril 1994 où fut adopté le programme d’ajustement structurel. C’est ce qui explique que, plutôt que de procéder à l’ouverture du marché des changes de façon franche, on a préféré organiser un marché interbancaire dans lequel la Banque d’Algérie (Banque Centrale) tiendrait le rôle d’offreur (de devises) et les banques commerciales celui de demandeurs. A ce jour c’est le seul marché des changes qui existe en Algérie en dehors du marché parallèle. Cela tient au fait que le change n’est pas encore entièrement libéralisé 753 . Comment peut-il en être autrement quand les recettes pétrolières sont, comme par le passé, l’unique source de devises du pays et que l’Etat – à travers la Banque d’Algérie – reste le seul offreur de moyens de paiement internationaux face à une myriade de demandeurs ? On comprendra que, dans ces conditions, le taux de change officiel du dinar continue d’être fixé administrativement même si « aucune théorie économique ne peut le justifier » 754 .

La fixation administrative du taux de change a pour effet de déconnecter les prix internes des prix mondiaux et de juguler l’inflation importée, conséquence d’autant plus importante que l’économie du pays est tributaire des importations. C’est le cas typique de l’Algérie dont on a indiqué dans les chapitres qui précèdent la dépendance à l’égard des importations de biens et services entrant dans la composition du capital productif (sans parler des biens-salaire également importés dans une grande proportion). C’est là, on l’a fortement souligné dans la présente étude, le résultat inéluctable de l’absence de maîtrise du principe de composition. Mais cette déconnexion n’est possible que pour autant que le pays dispose de ressources en devises substantielles pouvant couvrir l’émission de monnaie nationale. Ce fut encore le cas en Algérie jusqu’en 1986, date à partir de laquelle l’économie du pays est entrée dans une profonde crise consécutivement à la baisse des prix du pétrole sur le marché mondial. Entre 1986 et 1990, l’inflation a été contenue au moyen de la compression administrative de la demande d’importation tandis que, à partir de cette dernière année, la dépréciation du dinar (officialisée ou non par la dévaluation) en a été le vecteur principal. Le tableau suivant donne un aperçu de l’évolution de ce phénomène des temps modernes qu’est l’inflation par grande catégorie de biens.

Années 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Biens aliment. 22,72 20,05 25,54 24,65 41,25 30,76 19,94 5,67 5,73
Biens manufact 15,96 33,34 39,10 17,69 18,59 26,95 15,78 3,48 2,95
Services 7,35 21,42 25,39 17,14 25,92 37,28 24,90 14,45 8,56
Source : ONS, Collection Statistiques, Série E n° 76, mars 1998.

D’aucuns s’étonneraient de ce que, tout compte fait, l’Algérie n’a pas connu d’hyperinflation à la suite de la libéralisation des prix en 1990-1991 et de la libéralisation du commerce extérieur à partir de 1994 comme cela s’est produit dans les mêmes circonstances dans les pays à économie anciennement planifiée d’Europe de l’est et plus spécialement en Russie. L’explication est à rechercher dans le fait que, même aux pires moments de la situation socioéconomique, l’Algérie a toujours eu pour principal souci de s’assurer de l’existence d’une contre-valeur en devises à la masse monétaire en circulation. Cette contre-valeur n’était-elle pas le garant du pouvoir d’achat du dinar en ces temps de crise économique doublée d’une crise sociale et politique d’une ampleur cataclysmique ?

Quoique en hausse constante depuis 1990, la masse monétaire M2 est, rapportée au produit intérieur brut (PIB), dans une proportion régulièrement en baisse (sauf en 1993) comme le montre le tableau ci-après, ce qui indique un degré de maîtrise élevé des autorités publiques sur la création monétaire ; d’autant plus élevé d’ailleurs que la vitesse de circulation de la monnaie est peu différente d’une année sur l’autre après avoir connu un bond en 1994 par rapport à toute la période antérieure 755 . Néanmoins cette maîtrise a été grandement facilitée par la composition de la masse monétaire en monnaie fiduciaire et monnaie scripturale ; la monnaie scripturale ne représentant jamais plus du 1/3 de tous les moyens de paiement en circulation (M2).

Evolution de la masse monétaire dans ses composantes principales et par rapport au PIB.
U : milliard de dinars
Années M2 dont monnaie scripturale M3 dont quasi-monnaie M2/PIB (%)
1990 343,00 105,50 420,50 72,80 63,90
1991 416,20 133,10 570,00 90,30 56,20
1992 515,90 140,80 661,60 146,20 53,00
1993 625,20 189,00 777,50 182,00 57,20
1994 719,00 196,40 879,60 206,70 49,50
1995 798,40 208,40 993,40 280,50 40,70
1996 947,00 261,00 1107,90 382,20 38,30
Source : M. Kenniche, op. cit. p 52-53.

Il existe un paradoxe au sujet de l’importance de la monnaie fiduciaire dans la masse monétaire M2 dont il convient de dire ici un mot. Si les pouvoirs publics ont plus de facilité à contrôler la création de monnaie (et donc l’inflation), l’économie informelle y trouve aussi son compte : pour ne laisser aucune trace écrite des transactions qu’ils effectuent, les opérateurs du secteur informel n’acceptent d’autres moyens de paiement que les billets de banque qui ont le pouvoir de circuler incognito de la main à la main. D’où la forte demande en cette forme de monnaie que les autorités monétaires tentent vaille que vaille de réprimer. On ne peut s’expliquer autrement l’état de décrépitude des billets de banque en circulation que les autorités ne semblent pas vouloir remplacer par des billets neufs 756 de peur de ne pas pouvoir contrôler l’élimination des anciens et d’accroître ainsi inconsidérément la masse monétaire en circulation. A moins que l’économie algérienne soit encore et toujours réfractaire à la monnaie scripturale pour les mêmes raisons que celles que nous avons évoquées dans le paragraphe précédent : la faiblesse du crédit en tant qu’elle traduit la faiblesse de l’épargne domestique et par voie de conséquence la faiblesse du procès d’accumulation, toutes choses qui renvoient à la faiblesse sinon à l’absence de maîtrise du principe de composition. Pour vérifier cette hypothèse, il n’est que d’examiner l’évolution des taux d’intérêt depuis l’entrée supposée de la réforme de 1988 dans sa phase de croisière, soit 1991.

On sait que, en économie de marché constituée, des taux d’intérêt bas favorisent l’investissement et que, au contraire, la cherté du crédit démotive les investisseurs. Bien que ne jouant pas, dans le cas de l’Algérie, le même rôle de variable fondamentale en matière d’expansion ou de repli du crédit à l’investissement selon qu’ils sont faibles ou forts en raison du caractère administré de l’économie, les taux d’intérêt créditeurs ont été maintenus dans ce pays à des niveaux relativement bas pendant toute la période allant de 1970 à 1990. La modicité des taux d’intérêt créditeurs commandait évidemment un niveau encore plus faible des taux d’intérêt débiteurs en sorte que, malgré le caractère limité de l’inflation, ces taux ont procuré aux épargnants un rendement négatif, participant de ce fait à l’érosion de l’épargne domestique. La libéralisation partielle des taux d’intérêt intervenue avec la promulgation de la loi d’avril 1990 relative à la monnaie et au crédit a porté jusqu’à 8-9% (au lieu de 2-3% antérieurement) les taux d’intérêt débiteurs à court terme et à 10-17% les taux à moyen et long termes selon la durée du crédit. Quant aux taux d’intérêt créditeurs, ils ont évolué comme suit depuis 1991 :

Evolution des taux d’intérêt créditeurs (en termes nominaux et réels) depuis 1991 (en %)
Années 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Taux nominal 18/20 18/20 18/20 20/23 20/23 20 15 10,5
Taux réel -15-13 -13-11 -2 -9-6 -12-9 1 7 2,5
Source : D.E. Ghaïcha, Evolution des taux d’intérêt et des produits du système bancaire algérien, Les cahiers du CREAD, n°57, 3e trimestre 2001, p 46.

Il apparaît clairement que, malgré le niveau élevé des taux nominaux, ceux-ci ne couvrent que partiellement le taux d’inflation en sorte que les taux réels sont négatifs. Cela est vrai du moins pour la période allant de 1991 à 1995, période au cours de laquelle l’inflation consécutive à la libéralisation des prix était particulièrement forte. Ce constat a-t-il quelque intérêt du point de vue auquel nous nous plaçons ici, celui de l’accumulation ? Compte tenu des spécificités de l’économie algérienne, entre autres spécificités la dépendance quasi-absolue de l’investissement vis-à-vis des importations de biens-capital, les taux d’intérêt réels ont beau être favorables à l’investissement, ils ne suffisent pas à changer la donne, l’investissement étant davantage tributaire des conditions d’accès à la devise offertes aux investisseurs que de l’existence d’une épargne domestique non rémunérée. Au demeurant ce n’est pas tant les taux d’intérêt réels qui déterminent le choix des investisseurs que les taux nominaux. Et cela n’est pas dû uniquement à l’illusion monétaire liée au fait que les taux réels ne sont pas explicites ; c’est aussi le résultat d’autres facteurs tous plus ou moins en rapport avec l’inefficacité avérée du système productif : même faiblement rémunérée (ou, comme c’est le cas pour la période 1991-1995, rémunérée négativement), l’épargne domestique n’est pas reconstituée par le produit de l’investissement parce que toute l’économie souffre grandement de l’absence de maîtrise du principe de composition. Dans ces conditions, les prétendus investisseurs privés n’ont eu de souci (pour la majorité d’entre eux du moins) que de mettre main basse sur les ressources en devises du pays, leurs projets d’investissement ne se révélant être dans de nombreux cas que des projets-alibis. Il n’est que de consulter à ce sujet les statistiques concernant les projets APSI 757 pour voir qu’un nombre extraordinairement élevé de ces projets n’ont pas abouti alors qu’ils ont bénéficié de tous les avantages offerts par l’Etat – entre autres avantages l’accès préférentiel à la devise pour l’achat d’équipements et autres matières consommables nécessaires au fonctionnement des ateliers ou usines projetés 758 . Quant aux opérateurs publics, ils continuent de se débattre dans la crise où les a plongés la réforme de 1980 qui les a, on s’en souvient, réduits à n’assurer qu’une seule des principales fonctions de l’entreprise (la fonction d’investissement leur étant purement et simplement confisquée).

Mais revenons à la question des taux d’intérêt et plus généralement à celle des produits financiers bancaires pour souligner leur impact négatif sur la mise en valeur du capital (notamment industriel). Compte tenu de l’importance des dettes à court terme dans la structure de leur bilan (dettes d’exploitation, découverts bancaires), ce sont les entreprises publiques industrielles qui font surtout les frais de la politique des taux d’intérêt définie et mise en application à partir de 1991 par les autorités monétaires (Banque d’Algérie, Ministère des finances) 759 . Les dévaluations successives du dinar entre 1991 et 1994 ont entraîné un accroissement vertigineux des charges d’intérêts sur crédits bancaires à forte composante devises supportées par les entreprises publiques industrielles. Ces charges s’ajoutent aux pertes de change qui résultaient de chaque dévaluation pour réduire à néant les efforts tendant à réaliser des résultats positifs. Voici à titre d’exemple le tableau des comptes de résultats résumé d’une grande entreprise publique industrielle – l’ENIE (entreprise nationale des industries électroniques). L’occasion étant ici offerte, on indique, pour une meilleure appréciation de la situation financière de cette entreprise, les pertes de change subies du fait des dévaluations et plus généralement de la dépréciation du dinar par rapport aux monnaies étrangères. On notera aussi que le poids des dettes à très court terme (découverts bancaires) est l’un des facteurs ayant induit des charges financières (intérêts et agios) d’une telle importance. Les taux d’intérêt réels ont alors beau être négatifs, l’entreprise n’en est pas moins confrontée à de sérieuses difficultés de trésorerie

Unité : million de dinars

Années
Résultat avant Frais financiers
Frais financiers dont Intérêts payés
Perte de change dont Intérêts dus à la perte de change Résultats après Frais financiers
1991 101 351 184,5 310,1 66,5 -250
1992 228 539 195,6 1.042,6 143,1 -311
1993 259 515 150,4 345,2 60,0 -256
1994 -544 296 128,3 293,9 44,0 -841
1995 -365 995 224,0 1.028,3 96,3 1.360
1996 -614 1.134 117,8 329,0 46,3 -1.743
1997 -351 1.445 79,7 172,5 23,5 -1.796
1998 71 1.380 205,7 51,7 32,0 -1.309
Source : Tableau reconstitué à partir de L. Baba-Ahmed, Dévaluation du dinar et entreprise publique, Les cahiers du CREAD n°57, 3e trimestre 2001, p 57 et suiv.

Les charges d’intérêt et autres frais financiers prennent toute leur signification si on les rapporte aux résultats d’exploitation par exercice. On détermine, sur la base des données comptables de l’entreprise ce qu’on peut appeler (agrégat ignoré par la comptabilité d’entreprise mais économiquement significatif) le résultat avant frais financiers. Dans les frais financiers on inclut les intérêts dus au titre des crédits toutes origines confondues ainsi que les agios sur opérations bancaires. On obtient alors les chiffres de la dernière colonne du tableau ci-dessus dont il ressort que les frais financiers grèvent lourdement les résultats puisque de positifs avant déduction des frais financiers, ceux-ci deviennent négatifs après (1991-1993) ou bien aggravent le déficit (1994-1998). L’impact négatif des frais financiers sur les résultats est aggravé par les pertes de change dont on a déjà souligné le poids dans les charges d’exploitation des entreprises.

La situation présentée ici est celle d’une entreprise nationale (EPE) parmi les plus performantes (ENIE). Se plaçant dans un créneau porteur (l’appareillage électronique grand public), elle a su tirer avantage des technologies de pointe qu’elle a acquises pour fabriquer des produits de grande qualité capables d’affronter la concurrence pourtant très rude des grandes marques. C’est ce qui explique l’évolution positive du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée, évolution caractérisée par sa régularité 760 . Le tableau suivant donne un aperçu de l’évolution de ces deux agrégats.

Unité : million de dinars
Années 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998
Chiffre d’affaires 1.888 3.280 3.809 3.043 3.668 4.374 4.088 4.582
Valeur ajoutée 1.036 1.687 2.007 1.730 1.669 1.409 1.578 1.815
Source: L. Baba-Ahmed, op. cit.

Ce tableau montre clairement que, si le résultat de chaque exercice est négatif, ce n’est par manque d’activité, que celle-ci soit exprimée en terme de chiffre d’affaires ou de valeur ajoutée. La différence entre ces deux agrégats représente les matières consommées ou ce qu’on appelle en comptabilité nationale les consommations intermédiaires. De 1995 à 1997 la valeur ajoutée a fortement chuté par rapport à 1994 tandis que le chiffre d’affaires a continué de croître (il n’a connu de baisse qu’en 1994 par rapport à 1993). Cela résulte sans doute de ce que les consommations intermédiaires qui intègrent avec un certain décalage les différences de change ont augmenté. De fait l’entreprise a effectivement enregistré des pertes de change importantes en ces années-là comme en 1991 et 1992.

Que dire en conclusion de ces développements relatifs à la question de l’impact des agrégats monétaires sur la situation financière des entreprises et sur la situation économique d’ensemble ? Que le taux de change et le taux d’intérêt soient des instruments stratégiques de la politique monétaire dans une économie en transition comme en économie de marché constituée, nul ne le conteste. Mais qu’en est-il d’une économie qui, ayant entrepris de se libéraliser, continue néanmoins de s’adosser à la rente en sorte que la monnaie nationale en soit réduite à n’être qu’une unité de compte ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les banques, institutions en charge de la conduite de la politique monétaire, ne semblent pas en mesure d’assurer – et d’assumer – le rôle de régulateur qui leur est dévolu : alors qu’elles centralisent sous forme de dépôts à terme une forte proportion de la masse monétaire M2, elles sont prises d’une sorte de frilosité dès qu’il leur est demandé de financer des projets industriels auxquels est naturellement associé un certain risque. Cette attitude est caractéristique des banques publiques qui continuent de dominer le secteur financier. Bien entendu, le secteur privé industriel est le premier à souffrir de cette attitude des banques publiques. La part des crédits qui lui sont alloués passe de 32% en 1994 à 19% en 1999 selon les données de la Banque d’Algérie 761 . Mais le secteur public industriel n’est pas beaucoup mieux loti dans la mesure où l’essentiel des crédits qui lui sont alloués sont des crédits d’exploitation (à court terme) ou, pis, des crédits à très court terme (découverts bancaires) destinés à combler les déficits de trésorerie des entreprises. Mieux rémunérés que les crédits à l’investissement, ils semblent faire le bonheur des banquiers qui ont toutes les difficultés du monde à se défaire des habitudes qu’ils ont contractées du temps de l’économie administrée et à se lancer dans une politique hardie de prêts à l’investissement à même de contribuer à sortir le pays de la crise. Mais cela dépend-il vraiment d’eux compte tenu de tout ce qui a été dit au sujet de la crise comme résultat de la non maîtrise du principe de composition ? Peu sûr ! S’il ne s’agissait en effet que de mettre un terme aux habitudes acquises par des banquiers publics aux comportements de bureaucrates, l’avènement de banques privées en Algérie aurait pu remédier à la situation. Mais il n’en fut rien comme le prouve l’évolution ultérieure des faits.

Les banques privées ont vu le jour à la faveur du programme d’ajustement structurel adopté en avril 1994 qui intégrait la restructuration du secteur bancaire et la refonte du système financier comme des mesures de la nouvelle politique économique. Plusieurs banques privées ont été créées ex-nihilo qui ont connu un essor fulgurant en quelques années d’existence. Certaines – telle El Khalifa Bank – ont attiré une clientèle nombreuse non seulement parmi les particuliers mais aussi parmi les opérateurs publics et privés jusques et y compris des institutions en charge de la gestion de l’argent de leurs adhérents (UGTA) ou de leurs affiliés (CNAS). Tous ces organismes ont été alléchés par les taux d’intérêt débiteurs exorbitants (de l’ordre de 17%) servis par cette banque alors que ses concurrentes publiques offraient des taux au plus moitié moins élevés (les taux d’intérêt créditeurs ne dépassaient pas les 10%).

Cette situation était d’autant plus inexplicable que la Banque d’Algérie n’avait pas renoncé, avec la réforme de la politique monétaire et du secteur financier, à superviser la conduite des banques commerciales auprès desquelles elle jouait le rôle de banque des banques et d’institution de contrôle. Mais El Khalifa Bank croulait littéralement sous le poids de l’argent déposé dans ses caisses et ne semblait pas le moins du monde devoir être inquiétée pour la façon désinvolte avec laquelle elle le gérait. Son fondateur, propriétaire d’une compagnie aérienne et d’une multitude d’autres affaires financées sur les dépôts de la clientèle de la banque; ses cadres dirigeants tous ayant partie liée avec le fondateur sur des bases claniques ou d’intérêt transcendant leurs fonctions ; d’autres personnes ayant pour certaines d’entre elles des responsabilités politiques, trempaient en toute conscience ou à leur insu dans ce qui allait devenir le plus grand scandale financier de l’Algérie indépendante quand la Banque d’Algérie, actionnée par les pouvoirs publics, s’était enfin décidée à mener un audit des comptes de ce colosse aux pieds d’argile qu’était devenu El Khalifa Bank pour conclure à son insolvabilité et à l’illiquidité de ses actifs . La vérité était que la libéralisation financière avait fait son œuvre. Banques privées et banques publiques étaient devenues, à la faveur de la crise du système productif et sous l’impulsion de la libéralisation du système financier, le nouveau centre du pouvoir économique en Algérie, supplantant ce faisant les ministères du plan et de l’industrie qui ont eu leur heure de gloire ; un pouvoir qui s’affichait pour ce qu’il était : celui de l’argent amassé par pelletés, contrevaleur immédiate des ressources en devises qui formaient la substance même de la rente et non produit de l’investissement domestique. On comprend que, dans ces conditions, le dinar ne puisse avoir qu’un statut mineur et qu’il ne puisse s’affranchir des monnaies qui lui confèrent sa valeur.

Notes
750.

Chiffres cités par M. Kenniche, op. cit. p 13.

751.

Les dévaluations de 1990 et 1991 ont annihilé les efforts des pouvoirs publics tendant à les renflouer, efforts qui sont traduits par les mesures d’assainissement financier dont on a déjà examiné les effets.

752.

Pour rappel, c’est à partir de 1986 que les recettes d’exportation ont connu une forte chute consécutive à la crise pétrolière qui s’était déclarée cette année-là.

753.

Les particuliers désirant se rendre à l’étranger ne peuvent obtenir que la contrevaleur de 15.000 DA en devises par an, soit 150 euros.

754.

Dans l’article susmentionné, M. Kenniche affirme qu’aucune théorie ne peut justifier l’invariabilité du dinar durant la période allant de 1964 à 1988. Il est plus juste de dire à notre sens qu’aucune théorie économique ne peut justifier une décision administrative quelle qu’elle soit. Mais on a fait plusieurs fois allusion dans la présente étude aux limites de la science économique relativement au complexe de faits que représente toujours une réalité donnée.

755.

Selon les chiffres de la Banque d’Algérie, la vitesse de circulation de la monnaie est passée de 1,32 en 1990 à 2,06 en 1994 pour se maintenir à ce niveau ultérieurement (2,18 en 1999).

756.

La quasi-totalité des billets de 100 et 200 DA (les plus utilisés dans les transactions courantes) ont un aspect crasseux révulsant quand ils ne sont pas écornés ou déchirés puis recollés (à croire qu’il existe un service spécialisé chargé de cette tâche). Les citoyens ayant un compte bancaire ou un compte CCP font régulièrement, au moment du retrait, la découverte de plusieurs de ces billets soigneusement dissimulés dans la liasse de billets qui leur est fournie. Faisant dans la dérision et l’humour (noir), certains voient dans ce phénomène le reflet de l’état de l’économie et de la société algériennes.

757.

Agence de promotion de l’investissement. Selon les données fournies par cette Agence, près de 10.000 projets d’investissement privé ont été agréés par ses services depuis sa création mais moins d’un tiers seulement ont effectivement abouti.

758.

Cette disposition était mise en œuvre bien avant la libéralisation du régime de change et a grandement profité aux plus grosses fortunes privées actuelles qui l’ont détournée de son objectif affiché pour importer et revendre en l’état certains biens frappés par la pénurie (rond à béton par exemple).

759.

Les découverts bancaires sont actuellement (2003) rémunérés au taux exorbitant de 10,5%.

760.

L’entreprise ENIE a néanmoins l’avantage sur les firmes étrangères (Sony, Philips, Thomson et autres Grundig) d’assurer un service après vente pour ses produits tandis que les produits de ces firmes sont importés et revendus en l’état par des grossistes en électroménager n’ayant aucune connaissance en électronique ni aucune expérience du métier de concessionnaire auquel ils ont accédé avec la libéralisation du commerce extérieur.

761.

Citées par A. Bouyakoub, Entreprises publiques, ajustement structurel et privatisation, Les cahiers du CREAD n°57, 3e trimestre 2001, p 79.