8.3. Faiblesse du système productif algérien et statut de la monnaie nationale.

Il est pour le moins difficile de faire ressortir avec clarté le lien (pourtant bien réel) qui existe entre un système productif et la monnaie qui y a cours et qui le structure. Evoquant brièvement ce lien, J. Calvet et R. Di Ruzza le déclinent en quatre articulations possibles :

Ces assertions s’appliquent-elles à la lettre au cas algérien ? C’est ce qu’il nous faut examiner brièvement pour clore cet exposé sur le rôle de la monnaie dans le procès d’accumulation.

Il y a lieu de s’arrêter en tout premier lieu sur le concept de système productif. Les auteurs précités le définissent comme : « un ensemble qui produit, c’est-à-dire qui est capable de générer plus de biens qu’il n’en consomme ou, pour le dire autrement, […] un ensemble capable de générer un surproduit » 763 . Ainsi défini, le système productif est plus ou moins efficace selon que le rapport entre le résultat des activités qui s’y déploient et les dépenses qu’elles suscitent est élevé ou bas. Pour autant que l’on ait à faire à une économie marchande de production, c’est la monnaie qui sert d’instrument d’évaluation de l’efficacité économique même si, quant à son contenu, c’est de travail social qu’il s’agit. Le degré d’efficacité économique traduit la plus ou moins grande capacité du système productif à produire les conditions matérielles et sociales de sa propre reproduction élargie, ce qui se mesure par le taux d’accumulation du capital social. Mais si le contenu de l’efficacité économique est le travail social, son expression monétaire est constamment fluctuante en raison de ce que la monnaie n’est pas cet étalon invariant de mesure des valeurs à la poursuite duquel l’économie politique ne cesse d’aller. Par ailleurs, l’analyse concrète de situations réelles met parfois au jour un décalage manifeste entre reproduction et accumulation. On a en fait trois cas de figure possibles :

1/ Les conditions matérielles et sociales de la reproduction réelle élargie peuvent être produites et constamment reproduites sans que cela ne donne lieu à accumulation. Il en résulte un gaspillage de ressources dont l’expression monétaire est le surcoût venant affecter la valeur des produits mis effectivement sur le marché. Ce n’est pas pour autant que l’économie soit incapable de produire un surplus. Seulement le surplus produit est consommé improductivement. C’est le cas typique de l’économie féodale par exemple.

2/ Ces conditions peuvent ne pas être produites alors qu’on assiste à ce qui ressemble fort à un processus d’accumulation (qui se traduit dans la dynamique d’investissement). En ce cas, et pour autant que le système productif considéré n’accède pas à la production des conditions de sa propre reproduction élargie, le processus d’accumulation dégénère en ce que nous appellerions (si une telle entorse à la langue française nous était permise) un processus de la cumulation 764 pour désigner le paradoxe de la situation caractérisée par une dynamique d’investissement ne reflétant pas la dynamique de la reproduction réelle élargie. Ici accumulation et investissement n’ont absolument pas le même contenu 765 .

3/ Une adéquation plus ou moins complète existe bel et bien entre les processus de reproduction élargie et d’accumulation, ce qui se traduit par une efficacité économique plus ou moins élevée.

Il convient de préciser ici ce que l’on entend par conditions matérielles et sociales de la reproduction élargie. Il s’agit de la mise à disposition des différentes branches de la production sociale des valeurs d’usage nécessaires à la mise en œuvre du procès de travail. Ce sont les objets et moyens de travail ainsi que les forces de travail (main-d’œuvre) appropriées au dit procès en quantité et en qualité. La réunion de ces conditions présuppose la capacité du système économique à les produire et à les distribuer entre les différentes branches de la production sociale. L’ensemble des interactions qui se créent de la sorte délimitent concrètement l’étendue et les possibilités matérielles et techniques de la reproduction élargie et donc de l’accumulation. Mais ces interactions n’ont pas un caractère strictement technique, les rapports de production à l’œuvre dans la société considérée leur insufflent un contenu social, les soumettent à leur propre logique et les différencient ainsi d’elles-mêmes selon la nature du système des rapports qui opère dans telle ou telle société. L’analyse du procès de travail dans ses déterminations internes telle que nous l’avons tentée dans les chapitres sixième et septième ci-avant est de nature à révéler les blocages auxquels sont confrontées la reproduction élargie et l’accumulation ou les décalages de l’une par rapport à l’autre. Dans le cas de l’Algérie, il semble tout à fait justifié d’imputer l’inadéquation entre reproduction et accumulation à la non maîtrise du principe de composition, ce qui se traduit par un recours massif, systématique et perpétuel à l’importation des moyens de travail, de la majeure partie des objets de travail et – comble d’inefficacité – d’une grande partie des objets de consommation les plus courants et les plus vitaux (lait, blé, médicament), plaçant ainsi le système productif algérien dans une dépendance multiforme à l’égard d’autres systèmes productifs.

Dans la pratique, l’inadéquation entre reproduction et accumulation a pu être surmontée tant que l’aisance financière du pays (c’est-à-dire les disponibilités en devises) le permettait. Ce faisant, l’impasse dans laquelle le procès de travail risquait constamment d’échouer a pu être évitée alors même qu’elle constituait un aboutissement logique de chaque cycle de production. Mais elle n’en restait pas moins une virtualité qu’il n’était pas impossible de voir se muer en une amère réalité (ce qui s’est effectivement produit avec la crise de 1986 dont les effets sociaux sont encore de nos jours particulièrement dramatiques comme on essaiera de le montrer dans la section 8.4 ci-après).

Dans ces conditions (qui traduisent on ne peut mieux la faiblesse caractérisée de la maîtrise du principe de composition), il importe peu que les entreprises algériennes dégagent des bénéfices ou font état de pertes si bénéfice et perte sont saisis dans la monnaie nationale – le dinar. Dans un cas (bénéfice), elles dégagent une épargne qu’il leur est impossible d’investir productivement si ce n’est dans l’achat de quelques intrants produits localement ou dans des équipements produits plus rarement encore par l’économie domestique – intrants et équipements notoirement insuffisants pour organiser un procès de production sur des bases internes – dans l’autre cas (perte), elles ne font que révéler leur incapacité à produire un surplus et donc à se régénérer d’elles-mêmes 766 .

Bien entendu, on peut toujours invoquer, dans le premier cas de figure, la possibilité pour les entreprises de convertir en moyens de paiement internationaux (devises) leurs ressources en dinars de façon à accéder à la possibilité de se procurer à l’étranger les biens d’équipement et autres biens intermédiaires que nécessite la poursuite de leur activité (ce qui se passe en effet dans la réalité). Mais cette conversion n’est possible que si le pays dispose de réserves en devises. Ces réserves ont pour origine l’exportation du pétrole et du gaz, ce qui a fait dire à A. Henni que : « La génération de capital ne se fait pas par le biais du système bancaire mais par le biais de l’activité d’une entreprise particulière (SONATRACH) soumise à des règles de prélèvement fiscal » 767 . Là où l’auteur se trompe, c’est qu’il ne s’agit même pas en vérité de capital mais de revenu (rente), la différence étant que le capital cristallise un rapport social de production tandis que la rente n’est qu’un rapport de distribution. Les entreprises algériennes se trouvent donc dans la position de consommateurs tout comme le sont les particuliers et leur activité productive n’en est pas une ; du moins ne l’est-elle que formellement 768 . Quant au rapport dinar/devise, qu’il soit établi d’autorité (taux de change officiel) ou par le biais du marché (taux de change parallèle), il n’est pas plus réel que n’est productive l’activité domestique 769 . Si, en définitive, le statut de la monnaie comme expression de la valeur est on ne peut plus clair dans le cas des monnaies attachées à des systèmes productifs performants, il ne l’est pas dans le cas des systèmes productifs non performants. En ce sens, J. Calvet et R. Di Ruzza ont bien raison de dire que « la monnaie des zones satellites, quelle que soit son appellation 770 , n’est pas autre chose que la monnaie du pays zone-foyer ». Autrement dit, le dinar est l’avorton du dollar dont il n’a hérité que les fonctions mineures (entre autres fonctions celle d’unité de compte que J. Blanc considérait à tort comme étant primordiale).

Cette dernière assertion mérite pourtant d’être nuancée. D’une part en effet, le système productif algérien, tout étriqué qu’il soit, n’est pas totalement amorphe (la stratégie algérienne de développement lui ayant insufflé une certaine dynamique dont la force d’inertie continue d’agir malgré les effets désindustrialisants des réformes économiques menées depuis 1980) ; d’autre part, le système productif algérien n’est pas à proprement parler un système satellite du système nord-américain. Il le serait bien davantage du (des ?) système(s) européen(s) si on s’en tenait à la structure par zone des importations algériennes de biens d’équipement et de produits intermédiaires. Mais outre le fait que les chaînes de fabrication installées dans toutes les usines du pays fonctionnent selon la logique du paradigme productif fordien (ce qui a suffi à C. Palloix pour dire que le procès de travail en Algérie était surfordisé), les réserves en devises du pays se composent pour l’essentiel de dollars – le dollar servant donc de monnaie de référence au dinar un peu comme, du temps du règne de l’étalon-or, l’or servait de référence aux monnaies convertibles.

L’analyse de J. Calvet et de R. Di Ruzza en termes de zone-foyer et de zone satellite a donc une limite dont ce n’est pas le lieu ici de rechercher toutes les causes. Notons simplement que leur assertion selon laquelle « les rapports entre systèmes productifs sont des rapports non monétaires – des rapports de troc qui se font généralement par l’intermédiaire d’une marchandise particulière, l’or » est fausse. Ils n’ont pas compris que, même dans les transactions où les marchandises s’échangent les unes contre les autres, les unes servent de monnaies aux autres ; ce en quoi les auteurs se réclamant du nominalisme comme J. Blanc ont raison de qualifier de fiction l’idée de troc. Tout comme ce dernier mais d’une autre façon, ces auteurs ne semblent pas avoir compris la véritable nature de la monnaie qui est justement d’être une marchandise particulière, quelle qu’elle soit. C’est parce que la monnaie est une marchandise particulière que, comme catégorie, elle est inséparable, conceptuellement parlant, de la catégorie de valeur qui ne lui préexiste donc pas. En ce sens, monnaie et valeur mènent une existence pour ainsi dire antédiluvienne. Mais c’est là un problème qui dépasse l’objet de la présente étude pour lui consacrer de plus longs développements. Examinons plutôt les ajustements sociaux auxquels a conduit en Algérie la libéralisation financière. Ils se traduisent par une paupérisation accélérée.

Notes
762.

Système productif et industrialisation, in Crise et régulation, Recueil de textes 1983-1989, Université P. Mendès-France, Grenoble, p 92-93.

763.

Id. p 86.

764.

Ce terme a l’avantage sur le mot cumul d’introduire une certaine ambivalence par rapport au terme consacré en économie politique accumulation, ambivalence qui n’est pas seulement de l’ordre de la sonorité.

765.

L’accumulation intègre la reproduction élargie des conditions matérielles et sociales de la production, (en particulier la reproduction des rapports de production et plus particulièrement encore du rapport salarial) tandis que l’investissement est l’emploi productif du surplus sans spécification de la nature des rapports de production à l’œuvre dans la formation sociale considérée.

766.

On voit d’après cela combien est trompeuse l’idée développée dans le rapport du MPAT intitulé Bilan économique et social de la décennie 67-78 selon laquelle il suffirait aux entreprises de dégager un cash-flow pour s’autofinancer.

767.

Op. cit. p 10-11.

768.

D’où l’idée énoncée au chapitre sixième ci-avant de la forme productive de consommation improductive de la rente.

769.

Rappelons qu’on entend par productive la capacité à produire un surplus accumulable.

770.

C’est nous qui soulignons.