9.3. L’Etat national à l’épreuve de l’esprit de clan.

L’Algérie a fêté en 2002 le quarantième anniversaire de son indépendance politique. Quarante années d’existence d’un Etat souverain qui a connu ses heures de gloire. Naturellement porté – de par son histoire – à adopter les positions anticolonialistes les plus radicales, il dut s’afficher sur l’échiquier politique mondial dans le camp des Etats les plus à la pointe de la lutte anti-impérialiste dans un contexte – celui de la guerre froide – qui obligeait chaque Etat à se déterminer sur la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Pourtant l’Etat algérien était rongé de l’intérieur par ce qu’il faut bien appeler avec Ibn Khaldoun l’esprit de clan.

Tant qu’était en vie le Président Boumédiène, le régime des colonels qu’il avait instauré avait conservé une certaine cohésion en la forme d’un équilibre savamment réalisé entre les forces de diverses natures qui le composaient. Le régime s’était attaché les services d’un personnel civil nombreux pour la conduite des affaires publiques en veillant à assurer une représentation régionale équilibrée au niveau le plus élevé des instances politiques : le gouvernement. Par ailleurs, s’étant lancé dans la gigantesque entreprise d’industrialisation du pays, il avait donné accès à des postes clés de l’organisation technico-administrative aux personnes de toutes conditions qui allaient former la base sociale du régime. Dans le sillage de sa politique d’industrialisation, il avait entrepris de démocratiser l’enseignement et réussi la gageure de donner une formation qualifiante – et plus tard un emploi – à des enfants issus des familles paysannes et citadines les plus pauvres. Ce faisant, il avait accédé aux principales sollicitations de la société, comblant par cela même le déficit de légitimité dont il souffrait à l’origine.

Mais tout s’est passé par la suite comme si le régime ne tenait qu’à un homme : le Président Boumédiène en l’occurrence.

La disparition de ce dernier a révélé au sein même du parti (que le défunt avait voulu rétablir sur le tard dans son rôle de force dirigeante de la société), au sein du gouvernement et – plus symptomatique de la nature véritable du régime – au sein de l’armée, de profondes dissensions. La crise avait montré toute la fragilité de l’édifice institutionnel laborieusement mis sur pied par le défunt Président qui avait perçu la nécessité d’asseoir le régime sur d’autres bases que celles dont il s’était lui-même servi pour accéder au pouvoir. Le consensus social réalisé sous son autorité apparaissait pour ce qu’il était : un modus vivendi appelé à changer et de forme et de contenu avec le moindre changement dans l’équilibre des forces en présence ; ce qui se produisit effectivement dans les semaines qui suivirent sa disparition.

Tout s’est passé en fait comme si le défunt Président avait joué le rôle de modérateur dans le système de clans dont il était issu lui-même du temps où il avait triomphé de ses rivaux du GPRA dans la lutte pour le pouvoir qui l’opposait à eux. Par la suite, malgré les accommodements qui ont été trouvés pour assurer sans violence sa succession, le régime avait perdu en lui l’élément modérateur qu’il incarnait et la crédibilité qu’il lui avait insufflée. Il était d’autant plus nécessaire au régime de trouver de nouvelles formes de légitimation que la politique antérieure d’industrialisation accélérée qui avait servi à cette fin avait atteint ses limites avec la crise de l’accumulation apparue dès les années 1978-1979. Il ne servit à rien aux nouveaux dignitaires du régime de définir de nouvelles priorités dès lors que, anciennes ou nouvelles, leur réalisation dépendait des aléas du marché mondial de pétrole. Le contre-choc pétrolier de 1986 allait d’ailleurs apporter la preuve de cette dépendance : en réduisant drastiquement les ressources en devises du pays, il obligeait les autorités à faire des coupes sombres dans les budgets de toutes les institutions sociales autres que l’armée et dans les programmes d’importation de tous les produits. Il n’en a pas fallu davantage pour délégitimer le régime qui, ayant par ailleurs donné libre cours à l’accaparement des biens publics par tout ce qu’il comptait de dignitaires, avait jeté le discrédit sur l’Etat. Ce fut une époque de révoltes populaires où la rue affronta les forces de l’ordre dans un accès de colère impossible à contenir. Les verrous psychologiques qui empêchaient jusque-là l’Œdipe social 826 de passer à l’action avaient sauté, livrant l’Etat-père 827 à la vindicte publique 828 .

L’Etat en est sorti affaibli, presque anéanti et la nation disloquée, elle qui n’avait pas encore achevé le processus de sa formation. Le ciment nationalitaire s’était effrité, donnant à voir les béances qu’ont provoquées dans le corps social la perte des repères et le délitement de l’identité collective. L’homme de la rue comme celui que les circonstances avaient placé dans la position de l’intellectuel se sont trouvés soudain comme vidés de leurs forces vitales, en proie à une sorte de déréliction

Notes
826.

L’expression est de M. Boucebci in La psychiatrie tourmentée, l’effet Dagma, Ed.Bouchène, 1990.

827.

Ibid.

828.

Les émeutes d’octobre 1988 qui avaient touché la plupart des grandes villes du pays à l’exception de celles de la Kabylie, ont été le point de départ de cette remise en cause de l’autorité : les émeutiers s’en sont pris essentiellement aux édifices publics qui symbolisaient l’Etat.