9.3.1. Le sens originel de l’esprit de clan.

Puisqu’on a fait référence dans ce qui précède à l’existence de clans et à l’organisation clanique de la société et du pouvoir en Algérie, il nous faut tenter d’approcher les problèmes déjà exposés en termes de clans et d’esprit de clans, ces concepts étant empruntés, comme on l’a déjà indiqué, à Ibn Khaldoun. On cherchera plus loin à définir, sur le modèle de l’esprit de clan, le concept d’esprit de rente, plus à même de saisir la complexité du réel dans une Algérie où se mêlent et s’entrechoquent modernité et tradition. Pour ce faire, force est de remonter à des considérations plus générales sur la société et les lois qui la gouvernent.

L’hypothèse qui sous-tend la réflexion est que si la société se présente comme un tout intelligible, elle ne présente pas un caractère univoque. Tout au plus peut-on repérer, dans l’interconnexion des faits, une certaine régularité qui fonde précisément leur intelligibilité. Mais cette régularité est d’un contenu tellement diversifié que la science sociale peine à la mettre au jour, y mêlant le plus souvent des a priori qui, pour ne rien apporter de concret à la compréhension des faits, forgent dans les esprits des convictions dont le seul rapport à la réalité est qu’elles traduisent la position sociale de ceux qui en font leur idéologie. Bien peu nombreux sont les auteurs à s’être débarrassé en toute conscience de ces a priori qui n’ont rien à voir avec les a priori méthodologiques que constituent les hypothèses de travail quand elles sont clairement formulées.

En économie de marché, la loi du profit est une de ces régularités à laquelle on réduit trop souvent l’organisation et le fonctionnement de la société. Dans l’étude de ce type d’économie, on en vient à oublier le caractère historiquement daté de la loi du profit. Pis, on procède sans aucune précaution méthodologique à sa transposition dans d’autres types d’économie et de société. D’où les déboires de l’économie du développement relatés dans la première partie de la présente étude et l’incapacité où se trouvent la plupart des chercheurs à comprendre la situation qui prévaut en Algérie depuis plus d’une décennie.

On a vu dans ce qui précède les limites du développement du capitalisme dans l’Algérie coloniale, limites que le statut même de colonie impliquait. Mais d’autres barrières de nature totalement endogène s’élevaient aussi devant la tentative de transformer l’économie de l’Algérie en une économie de marché. Ces barrières découlent de l’esprit de clan qui a, des siècles durant, prédominé dans le pays.

C’est Ibn Khaldoun qui a mis au jour, sous la dénomination d’esprit de clan, la nature de la loi socioéconomique fondamentale qui a prévalu dans tout le Maghreb depuis le haut Moyen-Äge.

Ce qu’on peut retenir de tout ce qu’Ibn Khaldoun dit de l’esprit de clan, c’est qu’il constitue le liant qui cimente la collectivité dans une communauté de destin des individus qui la composent. Prenant racine dans les liens du sang, l’esprit de clan est le sentiment d’appartenance à la collectivité dont on ne peut s’abstraire sans endommager irrémédiablement sa propre personnalité et sans porter préjudice à la communauté. « Le sentiment de matrilignage est naturel aux hommes – sauf exception, écrit Ibn Khaldoun. On aime ses parents et sa famille maternelle. On a l’impression qu’aucun mal ne peut leur arriver, aucun désastre les atteindre. On partage leur humiliation s’ils sont traités injustement ou attaqués et l’on voudrait intervenir en leur faveur si quelque danger les menace » 829 . Sentiment naturel, l’esprit de clan n’est pas dénué de toute logique : « Ceux qui n’ont à se soucier de personne de leur propre sang sont rarement attachés aux autres » écrit Ibn Khaldoun qui ajoute : « si une proche parenté entre personnes qui s’épaulent est très étroite, […] les liens sont évidents et la solidarité n’a pas besoin de manifestations extérieures » 830 .

L’esprit de clan peut déborder le cadre des seuls liens du sang pour englober les alliés et les clients. Il se transforme alors en esprit de corps si par esprit de corps on veut signifier toute forme d’entente solide entre clans, potentiellement ou effectivement opposés à d’autres clans ; l’opposition pouvant être d’intérêt ou de prestige.

D’essence clanique, le pouvoir se présente comme la domination d’un clan sur les autres clans. Et c’est à l’encontre de ces derniers que s’exerce toute la violence dont sont capables les tenants du pouvoir en place. C’est par la violence en effet que s’établit la suprématie du clan régnant sur les autres et c’est par elle que se maintient et s’étend son pouvoir. Ibn Khaldoun décrit ce processus qui s’accompagne de l’accaparement des biens d’autrui. Ce type de violence, nous le désignerons ici par violence légitimante en ce sens qu’elle légitime par l’appropriation la propriété. La violence est donc légitimante avant d’être légitime au sens que donne Max Weber à cette expression. Ibn Khaldoun indique qu’une fois advenu, l’ordre social ne peut être maintenu sans que le clan régnant ne s’érige en modérateur des appétits en présence, en sorte que, de légitimante, la violence tend à devenir légitime.

Venons-en à présent à l’aspect proprement économique de ce raisonnement. La violence légitimante suppose l’exogénéité de la production de la richesse par rapport au clan dominant ; exogénéité qui explique l’emploi de la force brutale pour s’emparer des biens d’autrui. On appellera économie de prédation le type d’économie pratiquée dans ces conditions par opposition à l’économie de production régie par d’autres lois – la loi du profit pour ne parler que de celle-là. L’économie de prédation est sans cesse portée à étendre l’espace vital de la communauté parce que le clan régnant n’a pas appris à faire un usage productif du surplus obtenu par l’emploi de la force à l’encontre d’autres clans ou d’autres communautés. D’où résulte un état de guerre permanent entre communautés.

C’est dans la vie bédouine selon l’auteur de la Mouqaddima que se manifeste avec le plus d’éclat l’esprit de clan. La rudesse de la vie bédouine est en rapport direct avec les manifestations les plus extrêmes de la violence légitimante alors que la violence légitime est déjà un attribut de la vie sédentaire, de la civilisation en tant que mode d’être et d’agir dans la cité urbaine. A l’inverse de la vie bédouine, celle-ci suppose que soit endogénéisée la production de la richesse qui donne naissance à un surplus. C’est ce surplus qui, s’il n’est employé à accroître les capacités productives de la collectivité (accumulation), offre du moins à la classe régnante (au clan régnant) les moyens de mener une vie aisée tout en jetant les bases d’une civilisation où l’acte de produire n’apparaît pas comme un fait anthropologique anodin mais comme l’élément autour duquel s’ordonnent les rapports humains. Un tournant se produit alors dans l’évolution sociale…

La communauté est en nombre élevé, en sorte que les liens du sang qui se nouent entre les familles appartenant à différentes ethnies se diversifient, élargissant en proportion le champ d’action de l’esprit de clan qui perd ainsi de son efficace sociale au profit d’une autre loi socioéconomique. Celle-ci commence à opérer sur une base clanique en s’introduisant dans les pores de la collectivité par le biais du commerce, activité qui, exercée surtout en temps de paix, modifie subrepticement la nature des relations sociales en en expurgeant le contenu personnel avec ce qu’il comporte d’arbitraire et de contingent. L’esprit de gain supplante l’esprit de clan. Délié du rapport au sacré, il se développe avec le marché dont il conforte en retour l’assise sociale jusqu’à le faire apparaître pour une institution naturelle dont l’historicité se perd dans la nuit des temps.

Tout porte à croire que les choses ont évolué autrement dans l’ensemble du Maghreb, travaillé de l’intérieur comme de l’extérieur par des antagonismes de toutes natures qui animent de perpétuelles tensions. Ces tensions ont évidemment quelque chose à voir avec la survivance de l’esprit de clan même s’il ne faut pas prendre ce concept au sens littéral.

Notes
829.

El Mouqqadima, op. cit. p 199-200.

830.

Id.