9.3.2. Le sens métaphorique de l’esprit de clan.

On a déjà noté dans ce qui précède les effets désastreux des invasions étrangères sur les populations autochtones dans tout le Maghreb et singulièrement dans l’espace sur lequel s’étend l’Algérie actuelle. Ces effets se sont surajoutés à l’hostilité de la nature qui ne se manifeste pas seulement par l’aridité des sols sur lesquels ces populations ont trouvé refuge : de grandes calamités n’ont cessé de s’abattre sur elles. Séismes, inondations sécheresses, épidémies, invasions d’insectes ont ponctuellement mais répétitivement aggravé l’effet des érosions qui rendaient les sols chaque année plus ingrats que la précédente. Ces caractéristiques du cadre physique ont déteint sur l’homme au point de forger sa personnalité tumultueuse : « toute proportion gardée, la brutalité des acteurs sociaux équivaut à celle du cadre physique où ils évoluent » écrit S. Medhar qui tente d’établir un lien entre toutes les formes de violence sociale en Algérie, depuis la violence physique jusqu’à la violence sacrale en passant par la violence symbolique 831 . Résultat : partout la précarité règne et avec elle l’incertitude et l’insécurité qui expliquent l’instabilité des institutions ; le tout s’agençant en une véritable culture de résistance et de survie face à l’adversité. Comme on peut l’imaginer, c’est avec les matériaux les plus immédiatement disponibles que cette culture s’est construite, donnant à croire à une diversité de contenu qui n’a de réalité que la diversité de forme. Jamais ensemble linguistique aussi vaste que la Numidie – aujourd’hui le Maghreb – n’a connu de variantes aussi nombreuses d’une seule et même culture.

Culture de résistance donc que celle qui a prévalu depuis les premières invasions. De par leur nature, les invasions – a fortiori les colonisations successives – portent en elles le déni du fait identitaire indigène : langue, culture, traditions communautaires ; empêchant ce faisant la collectivité de trouver son propre chemin vers la modernité et de s’élever au rang d’une formation sociale susceptible de se constituer en nation avec ce que ce processus suppose de mise en relation des facteurs techno-économiques et socio-politiques.

Tout au contraire de cela, les invasions et colonisations ont, par-delà leur effet dirimant sur la formation sociale indigène, poussé les communautés autochtones à s’investir dans la déconstruction de l’autre, de l’étranger, quitte à ne rien entreprendre de constructif pour soi. On voit bien alors pourquoi le facteur culturel l’emporte sur le facteur économique dont on sait combien lui-même a partie liée avec le facteur technique, tous deux participant de la définition de ce que nous avons appelé le principe de composition.

Si, comme le font J.C. Vatin et d’autres auteurs, on range la Numidie – et l’Algérie coloniale – dans ce qu’ils appellent la forme archaïque de société au motif qu’y prédominait la propriété collective du sol, on ne peut comprendre pour autant les raisons de la dominance du fait culturel sur le fait économique qu’en replaçant le tout dans le contexte de l’esprit de clan à l’œuvre dans les formations sociales indigènes. Ce n’est qu’à cette condition qu’on peut admettre avec J.C. Vatin que « la recherche des causalités [dans l’analyse des formations sociales archaïques du Maghreb] passerait plus volontiers par l’analyse des rites que des techniques, des signes que des choses, des relations que des situations, des normes que des faits ». 832

C’est donc le fait culturel qui l’emporte dans la tentative de transformer en nation cette formation sociale en devenir qu’était l’Algérie dans la guerre. Mais le fait culturel est perméable à toutes les idéologies : parce que manquait la matrice sociotechnique dans laquelle pouvait s’inscrire les faits de culture, la nation a revêtu d’emblée un contenu culturel non exempt d’ambiguïté, de contradiction même, qui limitent grandement la portée politique de l’acte libérateur que fut la guerre.

Ainsi, et alors que la déclaration du premier novembre 1954 et la plateforme de la Soummam se distinguaient par la clarté de leurs concepts et de leurs objectifs, les autres textes fondateurs de la nation algérienne – Programme de Tripoli (1961), Charte d’Alger (1964), Charte Nationale (1975) – ont donné prise à l’altération du sens de ces textes. Deux courants idéologico-politiques s’y mêlent et s’entrechoquent :

Ces deux courants ne sont pas nés du néant. Ils ont tous deux un lien ombilical avec le mouvement national, version radicale pour l’un, version réformiste pour l’autre. Avec le déclenchement de la lutte armée, on aurait pu croire au triomphe de l’un et à la défaite de l’autre dans la recherche du leadership qui les opposait et, par suite, dans la conduite des affaires publiques. Il n’en fut rien parce que l’idée de nation contenait l’ambiguïté dont il a été question. Bien qu’elles n’eussent jamais cessé, les dissensions entre les représentants de ces deux courants n’ont pas connu d’issue nettement tranchée ni au cours de la guerre, ni après l’indépendance. Se nourrissant l’un l’autre de leurs idéologie respective, le courant radical et le courant réformiste ont œuvré de concert à créer de toute pièce une conception de la nation où trouvent leur place des éléments hétéroclites définissant une forme de socialisme dit spécifique aux allures d’un nationalisme panarabe. Ce que l’un présupposait d’effacement des contradictions sociales internes, l’autre le sublimait dans les consciences en le présentant comme l’idéal de la nation arabe tout entière, elle qui – si tant était qu’elle existât – était travaillée au plus profond d’elle-même par des forces antagoniques irréductibles, réunissant en un seul et même moment historique des valeurs relevant de la féodalité la plus obscurantiste et d’autres, plus virtuelles que réelles, symboles d’une modernité quasi-transcendantale.

Socialisme et panarabisme n’étaient en vérité que les paravents sous lesquels se dissimulaient les questions irrésolues de la nation. Tandis que l’idéologie socialiste mêlait ingénument ses propres concepts aux catégories du communautarisme à l’œuvre dans tout le corps social, le panarabisme inventait à la nation algérienne une identité collective aussi aliénante qu’inopérante dans les faits parce que tout séparait l’Algérie du reste du monde arabe, jusques et y compris les rites religieux, sans parler des langues vernaculaires qui, même dérivées de l’arabe, intègrent une telle quantité de termes d’origine berbère – et latine – qu’elles sont tout simplement inaccessibles aux frères du Moyen-Orient.

L’effervescence régnait dans les sphères dirigeantes qui s’étaient saisi de ces nouveaux concepts comme de nouvelles armes de combat pour la libération mentale de l’Algérien. On parlait de créer l’homme nouveau comme s’il s’agissait de l’usiner avec ces nouveaux instruments qu’étaient le socialisme spécifique et le panarabisme. Mais les réalités du pouvoir étaient bien différentes. L’esprit de clan ressurgissait de dessous les apparences de modernité des institutions censées donner corps à l’idée d’Etat-nation.

Tout militait en vérité en faveur de cette perversion : l’option socialiste, sous couvert de laquelle on avait perpétué le communautarisme d’antan ; la forme de gouvernement, alliant autoritarisme et consensualisme en une sorte de paradigme politique original etc. Mais c’est surtout l’existence d’un revenu exogène à l’économie domestique – la rente pétrolière - qui produisait l’effet le plus pervers sur la mentalité de la plupart des gens.

Notes
831.

La violence sociale en Algérie, Ed. Thala, 1997.

832.

L’Algérie politique, histoire et société, Ed. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1974, p 74.