Un cadre de référence historico-conceptuel : l’économie de marché.

Parce qu’elle traite de questions factuelles, l’étude accorde une grande place à l’histoire en tant que processus sans cesse alimenté par des faits bien réels. Mais l’étude ne néglige pas les questions idéelles qui ont aussi leur histoire. Celle-ci forme le cadre conceptuel dans lequel évoluent les catégories explicatives (qui affichent donc leur historicité). Qu’elles relèvent des faits ou des idées, les questions traitées dans la présente étude ont trait à la production, à la répartition et à l’accumulation des richesses ; questions d’économie sans doute mais pas seulement : c’est à l’organisation sociale dans son ensemble qu’elles réfèrent. D’où l’intérêt porté aux problèmes politiques, culturels etc., bref, aux problèmes humains en tant qu’ils participent de cet ensemble, un ensemble structuré dont il faut bien découvrir les éléments structurants. L’Etat-nation, le régime de gouvernement, les classes sociales et autres groupements humains avec ce qu’ils véhiculent d’éthos propre participent de cet ensemble comme catégories du politique, du social et du culturel et ont un rôle structurant. Il en est de même des catégories de l’économique : capital, travail et autres facteurs générateurs de revenus et ces revenus eux-mêmes. Mais aucun de ces éléments ne revêt d’intérêt en lui-même, en dehors de la matrice sociotechnique dans laquelle ils s’insèrent pour donner corps au concept de principe de composition qui les articule en un tout intelligible. D’où l’importance accordée dans la présente étude au concept de principe de composition. Si une loi d’intégration de même nature existe dans toute formation sociale dès lors qu’elle est en mesure de se développer sur ses propres bases, celle que nous désignons du nom de principe de composition ne remonte pas au-delà de cette époque héroïque entre toutes où émergea le système d’économie de marché des flancs du système féodal. Que le dit principe n’ait pas cessé de se développer en des applications nouvelles depuis cette époque ancienne où l’économie de marché ne s’était pas entièrement dégagée des limbes de l’économie féodale, cela ne fait aucun doute. Mais ces développements ne mettent pas en cause ce qu’il y a de plus fondamental en lui : le fait qu’il articule en un tout cohérent des éléments de nature (et de fonction) si disparates. Le système d’économie de marché s’accomplit avec le développement du principe de composition. C’est lors du passage d’une maîtrise élitaire à une maîtrise sociale de ce dernier que s’affirme en lui ce quelque chose de pérenne qui participe de son essence même. Il fallait donc retracer les processus à l’œuvre dans le système d’économie de marché pour se saisir de la quintessence de ce type d’économie et de la vraie nature du principe qui le régit avant de chercher à voir si la libéralisation en cours dans de nombreux pays y conduit.

Il ne suffisait pas pour ce faire de prendre connaissance des travaux – trop nombreux au demeurant pour être tous consultés – consacrés à l’étude de l’économie de marché, encore fallait-il trouver la clé qui nous permît d’y entrer par la pensée. C’est le concept de principe de composition qui nous semble être cet instrument. Il a donné toute la mesure de son pouvoir explicatif de faits qui, en apparence, n’avaient pas de liens entre eux.

Si l’économie de marché a ses lois – ce que les auteurs de l’école de la régulation rendent bien en parlant de logique marchande de régulation sociale – celles-ci rencontrent dans la logique tutélaire un obstacle à l’expression complète de leur potentiel d’action. D’où cette évolution dans l’entre-deux des économies concrètes portées à donner libre cours aux lois du marché mais retenues par la main bien visible de l’Etat censé traduire l’intérêt national à défaut de réaliser l’équité dans le développement social.

Sur la scène mondiale, la logique tutélaire fait valoir le prestige de l’Etat-nation. Sous ce masque, c’est la place de ce dernier dans le concert des nations qui est doublement en jeu : comme rapport économique et comme rapport politique (c’est-à-dire aussi militaire). Mais c’est toujours le degré de maîtrise du principe de composition qui commande la capacité de l’Etat-nation à en imposer aux autres Etats-nations, à se les soumettre même économiquement et militairement ; la soumission pouvant aller jusqu’à l’occupation pure et simple au moyen de la force brutale.

Il s’établit de la sorte une hiérarchie des puissances représentant un état plus ou moins stable, chaque Etat-nation cherchant à se (re)positionner dans cette hiérarchie en faisant valoir des arguments qui ne tiennent pas de la seule rationalité économique. Bien entendu, tous les Etats-nations de la planète n’ont pas la capacité de se positionner de la sorte dans la hiérarchie des puissances parce que tous les Etats-nations ne sont pas des puissances. Certains sont encore dans cet état larvaire qui ne leur permet d’exister que symboliquement sur la scène internationale. Leur existence même ne dépend que de l’équilibre des puissances tel qu’il s’est établi depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Existence précaire au possible depuis que cet équilibre a été rompu à la suite de l’effondrement du bloc socialiste et de la puissance-pivot autour de laquelle il s’est constitué : l’Urss.

Quant aux grands Etats-nations, les processus mondiaux de libéralisation en cours sont loin de les menacer dans leur existence quoi qu’en disent les opposants à la mondialisation ou qu’appellent de leurs vœux ses partisans. A en croire P. Kennedy et E. Hobsbawm, c’est bien plutôt leur tendance à se constituer en empires (du moins pour le plus puissant d’entre eux, les Etats-Unis d’Amérique) qui représente pour eux une menace… à terme 838 . La raison ? L’Etat-empire est antinomique de l’Etat-nation, c’est du moins ce que l’on peut retenir de l’histoire depuis l’époque médiévale.

Qu’en est-il à présent des Etats-nations en formation ? Ceux-là ont cette caractéristique de s’être constitués sur une base strictement politique (du moins est-ce le cas de ceux qui sont nés dans le sillage du mouvement de décolonisation). Leur mission historique a donc été de libérer les peuples du joug colonial. Quand il est apparu que la libération politique était de pure forme, certains pays à l’exemple de l’Algérie ont cherché à la compléter par une libération économique, ce qui supposait qu’ils enclenchassent le processus d’endogénéisation du principe de composition. La stratégie algérienne de développement qui s’est appuyée sur une politique d’industrialisation accélérée, s’inscrit pleinement dans ce schéma explicatif qui inclut le souci des autorités d’asseoir un régime de gouvernement à même de faire émerger un Etat-nation jouissant d’une forte notoriété sur la scène mondiale. Qu’en a-t-il été dans la réalité, c’est ce qu’il nous reste à dire avant d’émettre quelque hypothèse que ce soit sur le devenir de ce pays.

Notes
838.

Dans un article récent (juin 2003), E. Hobsbawm écrit qu’ « il est impossible de dire combien de temps va durer la supériorité américaine. La seule chose dont nous soyons absolument certains, c’est qu’il s’agit d’un phénomène temporaire dans l’histoire comme l’ont été tous les empires ». Où va l’empire américain, Le Monde Diplomatique, juin 2003, p 21.